Multinationales : les batailles de l’information

Sommaire du dossier

Cibler les multinationales en traquant leurs financeurs

, par BankTrack, Les Amis de la Terre , LOUVEL Yann, PINSON Lucie

Pourquoi et comment cibler les sources de financements privés et publics pour faire face aux multinationales et à leurs projets destructeurs ? En France, les Amis de la Terre en ont fait dès les années 1990 un pilier de leur combat, avant d’être appuyés depuis 2004 par le réseau international BankTrack.

Face à l’opacité des multinationales et à la démesure que représente la lutte pour leur réglementation, un nombre croissant de mouvements et organisations de la société civile se tournent vers le levier financier pour contrer leurs projets et activités aux effets dévastateurs. La montée de cette stratégie ne découle pas d’un seul calcul arithmétique – à un nombre pléthorique de projets correspond un nombre relativement réduit d’acteurs financiers – mais aussi d’un sentiment partagé par ceux et celles qui ont fait de la lutte contre le changement climatique leur quotidien, l’urgence.

Nous avons moins de 15 ans pour rompre avec les énergies fossiles et tout réinventer sur des bases plus justes et solidaires. Si nous échouons et dépassons un seuil de réchauffement de 1,5 °C au-dessus du niveau préindustriel, la vie telle qu’on la connaît aujourd’hui ne sera plus possible. Or à cet appel au changement rapide s’opposent les intérêts des multinationales qui continuent de développer des projets énergétiques climaticides. Pour ne citer qu’un seul exemple, alors qu’on ne compte plus les rapports scientifiques démontrant qu’il nous faut engager la fermeture du parc de centrales à charbon afin de limiter la hausse de la température du globe en dessous de 2 °C, pas moins de 2440 projets de nouvelles centrales à charbon sont aujourd’hui prévus dans le monde.

Non seulement ces projets aggraveraient la crise climatique, mais ils absorberaient les précieuses ressources financières – mille milliard de dollars – qui manquent aujourd’hui à la transition énergétique. Cibler leur potentiel financeur ou investisseur s’avère donc non seulement un moyen de les bloquer mais aussi d’imposer une transition juste vers du 100 % renouvelable.

De la finance publique à la finance privée

Peu de mouvements s’intéressaient jusqu’à il y a peu au rôle des financeurs dans le développement des grands projets d’infrastructures. C’est dans les années 90 que cette dynamique s’est « institutionnalisée » dans des organisations du Nord mais insérées dans des réseaux internationaux, et militant pour la justice sociale et environnementale au niveau international. En France, les Amis de la Terre sont les seuls à en avoir fait très tôt un pilier de leur combat pour la transition vers des sociétés soutenables. Le constat de l’époque était simple : derrière des projets de mines, de grands barrages ou de centrales fossiles et fissiles développés au Sud se trouvaient des financements provenant d’institutions de pays dont ces organisations étaient issues. Peser sur l’allocation du capital financier était alors davantage perçu comme un outil de solidarité internationale que comme un levier à maitriser pour influer l’issue de la lutte contre le changement climatique [1].

Il s’agissait au tout début de peser sur des acteurs publics comme la Banque mondiale, les banques de développement et les agences de crédit aux exportations (la Coface en France), pour bloquer des projets localement contestés pour leurs risques environnementaux et sociaux importants.

C’est au cours des années 2000 que ces mêmes organisations, habituées à traquer les financements publics aux quatre coins du monde ont commencé à se pencher sur le rôle des acteurs de la finance privée et en premier lieu des banques commerciales dites banques universelles en France. Celles-ci étant de plus en plus impliquées dans ce type de projets via leur branche de financement et d’investissement au service des multinationales, il paraissait naturel de s’intéresser de plus près à ces nouvelles cibles. En 2004, le réseau international BankTrack est précisément créé dans ce but. Mais, à l’instar des campagnes sur les acteurs financiers publics, seul un très faible nombre d’ONG s’y sont spécialisées, un nombre plus important d’entre elles préférant interpeller les banques de manière ponctuelle pour lutter contre des projets précis.

Aujourd’hui encore, et même si les banques privées représentent une part de capital de loin très supérieure à celle apportée par les bailleurs publics, maintenir une veille attentive sur les agissements des acteurs financiers publics est toujours indispensable. Nombre de projets particulièrement risqués ne trouveraient pas de financements privés sans qu’une garantie publique ne soit apportée. Et si les acteurs publics préparent et ouvrent de nouveaux marchés aux acteurs privés – on le voit dans le cas des mécanismes de marché – ils sont aussi en mesure de nier les évidences économiques et de maintenir sous perfusion monétaire des secteurs en crise afin de garantir une rentabilité artificielle aux acteurs privés.

Les investisseurs sont à leur tour ciblés par la société civile pour leurs financements aux énergies fossiles. Fonds de pension, collectivités locales, universités, etc. sont les premiers à avoir été pris à partie, notamment par les mouvements citoyens Fossil Free proches de 350.org, et les grands investisseurs privés, comme les assurances, vont l’être de plus en plus. Et si un nombre croissant d’organisations entendent désormais utiliser le levier financier pour contrer les projets et activités des multinationales, c’est qu’elles y voient un énorme potentiel pour faire avancer leurs luttes.

Du financement de projet au financement sectoriel : un contre-pouvoir efficace ?

Bien que portées par des organisations militant pour une sortie complète des énergies sales fossiles et fissiles, ces campagnes sont depuis toujours rythmées par des mobilisations contre des projets précis. En France, on peut notamment citer les victoires suivantes : retrait de la Société Générale du projet de grand barrage d’Ilisu en Turquie en 2009, abandon de la centrale nucléaire de Belene en Bulgarie par BNP Paribas en 2010, et de celle de Kaliningrad en Russie par la Société Générale en 2014, retrait de la Société Générale de la mine de charbon d’Alpha Coal en Australie en 2014, engagement des banques françaises à ne financer aucun projet charbon du bassin de Galilée également en Australie en mars 2015, et enfin le renoncement du Crédit Agricole concernant la centrale à charbon de Plomin C en Croatie en septembre dernier. Ces victoires, pour certaines historiques, comme celle d’Alpha Coal obtenue après un an de campagne intensive avec Bizi ! et Attac, inscrivent pleinement les Amis de la Terre France dans le soutien aux luttes de leurs partenaires à travers le monde.

Cependant, au-delà de soutenir des luttes locales et d’empêcher des projets qu’on comparerait aujourd’hui à nos Grands Projets Inutiles et Imposés, un des objectifs initiaux de ces campagnes étaient la mise en place de politiques climatiques et énergétiques globales et exigeantes. La première condition pour y arriver était de prouver la responsabilité des acteurs financiers, privés comme publics, dans les problèmes dénoncés. Relativement facile pour les acteurs publics, responsables devant leurs électeurs et soumis à un mandat de développement, cela fut beaucoup moins évident pour les banques privées qui tendaient alors à rejeter toute la responsabilité des projets et activités qu’elles finançaient sur les entreprises, voire sur leurs bailleurs publics. BNP Paribas justifie par exemple son financement de 2008 à la gigantesque centrale à charbon de Tata Mundra en Inde par le soutien accordé au projet par la Banque mondiale. N’ayant à l’époque pas développé ses propres politiques, BNP Paribas se serait contentée de suivre la Société financière internationale qui, elle, avait déjà développé des lignes directives d’analyse des projets qui lui étaient soumis.

Ce n’est qu’en 2011-2012 que le big bang s’est produit en France avec l’adoption par les principales banques françaises – BNP Paribas, Crédit Agricole et Société Générale – de politiques couvrant un certain nombre de secteurs à risques (mines, centrales nucléaires, à gaz et à charbon, hydrocarbures, etc.). Réelle avancée pour des banques qui refusaient de se voir imputer toute responsabilité dans les impacts des activités qu’elles finançaient et ne parlaient par exemple que des émissions issues de leurs bureaux et de leurs agences ; mais l’exigence de ces politiques fait toujours débat.

La principale limite de ces politiques est qu’au lieu d’exclure certains secteurs et notamment les énergies sales – fossiles, nucléaire, grands barrages – du spectre de soutiens des banques, elles ne font qu’encadrer les financements qui peuvent y être octroyés. Seules les pires pratiques sont ainsi interdites.

L’avancée par rapport aux principes de la Société Financière Internationale et aux Principes de l’Équateur auxquels se référaient déjà les banques dans certains cas de financement de projet n’est donc que très faible mais pas anodin : en se dotant de leurs propres politiques, elles s’exposent paradoxalement davantage aux campagnes d’ONG qui peuvent désormais comparer les banques entre elles et exercer une pression ciblée pour qu’elles adoptent à tour de rôle des critères supplémentaires d’exclusion.

Et forts de nos victoires sur des projets charbon spécifiques et la mobilisation climatique autour de la COP21, nous sommes aujourd’hui en mesure de batailler pour l’arrêt des financements et investissements dans l’industrie du charbon. Nombre d’acteurs financiers publics mais aussi des banques et investisseurs privés ont pris des engagements de réduction de leurs soutiens au secteur du charbon et énergies fossiles. En France, s’il reste donc encore de nombreuses victoires à aller chercher pour que les flux financiers contribuent au développement de sociétés soutenables, les grandes banques françaises ont toutes mis fin à leurs financements aux nouveaux projets de mines de charbon et renforcé les conditions de financement de centrales à charbon. Et surtout, des critères de financements concernant les entreprises sont enfin apparus dans les politiques sectorielles des banques. Flous, imprécis, à l’application arbitraire et incertaine, ces critères sont très insuffisants mais ouvrent de nouvelles possibilités de mobilisation en vue d’une sortie totale et rapide du charbon, premier pas vers une sortie des énergies sales.

Les leviers et conditions de ces campagnes

Alors que certains misent sur les arguments financiers et économiques pour pousser les acteurs financiers à se retirer d’un secteur, d’autres, comme les Amis de la Terre France, privilégient les arguments moraux. Dans ce dernier cas, la stratégie utilisée tend à être la même : cibler la réputation des acteurs financiers dans les médias et auprès du grand public et mettre en lumière l’écart entre leurs discours et obligations et leurs activités.

Les acteurs publics se doivent d’être cohérents et de financer des activités en accord avec leur mandat de développement, de respect des droits humains et de lutte contre les changements climatiques. Quant aux acteurs privés, ils sont particulièrement sensibles à leur réputation auprès de leurs clients avec lesquels qui ils aiment faire valoir une image d’acteur responsable. Dans les deux cas, la société civile est légitime à agir : d’une part, en tant que client et consommateur, chacun peut « voter avec ses pieds » en se désengageant des acteurs financiers privés irresponsables et en confiant son argent à des acteurs plus éthiques. D’autre part, en tant qu’épargnant et contribuable, chacun est en droit de réclamer le bon usage des fonds et de faire valoir l’absurdité ou la perversité d’un système dans lequel les institutions garantes de notre avenir investissent et financent les risques futurs.

Mais avoir la raison et le bon sens sont-ils un gage de succès ? Bien évidemment non. Comme dans tout combat, il faut rendre visible les injustices, les inégalités et l’anormalité des situations afin de gagner l’indispensable soutien de l’opinion publique et mettre nos cibles dans une situation de dilemme : changer ou perdre en crédibilité. Pour cela, une condition et deux outils complémentaires sont indispensables. Le premier outil, ce sont les médias. Une des plus grandes réussites dans ce domaine en France ont été la publication du classement carbone des groupes bancaires français dans le supplément Économie du Monde en 2010, où le Crédit Agricole apparaissait en numéro un ; et la diffusion en 2012 d’un numéro de Cash investigation sur le greenwashing incluant 30 minutes sur le Crédit Agricole et reprenant tous les éléments de campagne des Amis de la Terre France, y compris le prix Pinocchio remporté par la banque en 2010. Le Crédit Agricole a en réaction publié une méthodologie et une estimation de ses émissions financées, qui bien que reposant sur une méthodologie contestée, a été une des premières en la matière. Le deuxième outil est bien entendu la mobilisation citoyenne, radicale et désobéissante mais toujours fondée sur les principes de la non-violence.

Et la condition, la plus difficile à satisfaire est bien l’accès à l’information. Comment connaître et suivre l’exposition des acteurs financiers aux secteurs les plus controversés en l’absence de toute transparence ? Surtout qu’aux agissements de multinationales présentes aux quatre coins du monde répondent des financements émis par des acteurs aussi tentaculaires. Les ONG n’ont eu à d’autres choix que de s’internationaliser et de s’insérer ou de créer des réseaux internationaux pour être en mesure de connaître une partie des projets financés. Malgré la montée des banques chinoises, les banques occidentales figurent toujours parmi les premiers financeurs des énergies fossiles, et c’est grâce aux organisations présentes en Asie, Amérique latine, Afrique, etc. que les ONG occidentales sont en mesure d’alerter ici sur les soutiens de BNP Paribas, Barclays, Deutsche Bank, Morgan Stanley, etc. à des projets dévastateurs là-bas. Sans ces connections, les acteurs financiers pourraient agir en toute discrétion. L’enjeu est donc bien de faciliter l’accès à l’information en poussant le législateur à rendre obligatoire la publication de données par les acteurs financiers, et de faire cesser l’hypocrisie de ceux qui brandissent l’étendard du « secret commercial ». Car celui-ci est un mythe : les données financières sont accessibles, à condition d’en payer le prix fort, pour leur obtention puis pour leur traitement, ce que nombre d’ONG ne peuvent pas. Il suffit en effet de quelques milliers pour découvrir et dévoiler les liens financiers existant entre les grandes banques internationales et les multinationales, que l’on trouve dans des bases de données financières internationales payantes.

En conclusion, si cibler les acteurs financiers peut être un outil extrêmement puissant pour empêcher la construction de certains projets et assécher financièrement des entreprises réputées pour leurs impacts sociaux et environnementaux, il est aujourd’hui évident que ce front ne pourra être gagné sans une exemplarité de l’État et une meilleure régulation des acteurs financiers privés.

Notes

[1Ces mêmes organisations ou leurs partenaires au sein d’un même réseau ont dès le début également travaillé pour le respect des droits humains par les acteurs financiers publics et privés, leur transparence fiscale, l’arrêt de leurs financements au secteur de l’armement, etc. Cet article ne traite cependant que des campagnes portant sur les questions énergétiques et climatiques.