Multinationales : les batailles de l’information

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Reporting pays par pays : la transparence dans tous ses États

, par CCFD-Terre solidaire , WATRINET Lucie

Face au scandale de l’évasion fiscale des multinationales, la société civile a formulé une revendication simple : celle d’un « reporting pays par pays », qui obligerait les entreprises à faire toute la lumière sur les flux financiers entre leurs filiales. Malgré la crise financière et des révélations en série, cette revendication progresse mais se heurte toujours à une résistance acharnée.

Chaque année, la France perd entre 40 et 60 milliards d’euros, soit l’équivalent du budget de l’éducation nationale à cause de l’évasion fiscale des grands groupes multinationaux, qui délocalisent artificiellement leurs profits dans des paradis fiscaux. Ces mêmes pratiques font également perdre des centaines de milliards d’euros aux pays en développement, les privant eux aussi des ressources essentielles à la mise en place de services publics de qualité et à la lutte contre la pauvreté. Alors que les scandales à répétition – des Offshoreleaks aux Panama Papers en passant par les Luxleaks – ont permis de faire comprendre au plus grand nombre l’ampleur du problème, les réponses politiques, en dépit des grandes annonces, restent insuffisantes. Pire, au nom de la compétitivité, les décideurs hésitent encore à prendre des mesures de transparence simples, comme en témoigne l’issue du débat houleux sur la question, lors de l’examen de la loi dite « Sapin 2 » en France (voir ci-dessous).

Les organisations de la société civile mobilisées pour la justice fiscale prônent depuis des années l’adoption d’une mesure simple, reposant sur la transparence, qui pourrait permettre d’avancer concrètement dans ce combat contre l’évasion fiscale : il s’agit d’obliger les multinationales à publier des informations de base concernant leurs activités comme le chiffre d’affaires, les bénéfices, le nombre d’employés, et les impôts qu’elles payent dans tous les pays où elles sont présentes, sans exception. C’est ce que l’on appelle le « reporting pays par pays public » : l’idée est de permettre aux citoyens de savoir enfin si les grandes entreprises paient leur juste part d’impôt et d’exercer un effet dissuasif sur ces dernières, tout en valorisant celles qui ne pratiquent pas ces montages abusifs. À l’heure actuelle, ni les citoyens, ni les parlementaires, ni les journalistes ne sont en mesure de savoir à combien se montent les bénéfices éventuellement transférés depuis la France ou depuis un pays en développement vers un paradis fiscal afin d’éviter le fisc. Par ailleurs, toute activité dans un paradis fiscal n’est pas a priori répréhensible : grâce à une plus grande transparence sur les activités exercées, il deviendrait ainsi possible de faire la part des choses entre une activité “réelle” et justifiée et une activité plus artificielle.

On notera aussi, plus généralement, que loin de nuire à l’économie réelle en raison de son coût, comme l’avancent certains, un reporting public pour les multinationales ne viendrait que corriger un déséquilibre qui jouait jusqu’alors en défaveur des petites et moyennes entreprises (PME). Selon la Commission européenne, une entreprise multinationale paie en moyenne 30 % d’impôts en moins qu’une entreprise active dans un seul pays. Seules les multinationales sont en mesure d’utiliser leur myriade de filiales dans différents pays et de faire appel à des conseillers juridiques et fiscaux pour transférer artificiellement leurs bénéfices dans les paradis fiscaux afin de payer moins d’impôts. Alors qu’elles sont les plus importantes pourvoyeuses de croissance et d’emplois, les PME font face à une concurrence faussée. Dans un contexte de mondialisation, l’évasion fiscale des multinationales contribue à reporter la charge de l’impôt sur les bases fiscales les moins mobiles, à savoir les PME et les particuliers les moins aisés.

La proposition d’un reporting pays par pays public a initialement été formulée au début des années 2000 par le Tax Justice Network, un réseau international d’ONG œuvrant pour la justice fiscale. Pour ses concepteurs, le reporting pays par pays public oblige non seulement les multinationales à rendre des comptes sur leurs pratiques d’évasion fiscale, mais également les pays et territoires qui les rendent possibles à travers leurs régimes fiscaux et juridiques avantageux ou opaques, ainsi que les administrations fiscales des pays « victimes » de l’évasion fiscale, parfois trop complaisantes avec leurs entreprises. L’idée n’a cessé de gagner du terrain depuis, en particulier depuis l’éclatement de la crise financière en 2008 et la succession de scandales relatifs à l’évasion fiscale au cours des années qui ont suivi.

L’exemple des banques françaises

Les députés français ont été les premiers à introduire un reporting pays par pays pour les banques françaises dans la loi bancaire de 2013, ce qui a alors facilité l’adoption par l’Union européenne d’exigences identiques pour toutes les banques européennes.

Le CCFD-Terre Solidaire, Oxfam France et le Secours Catholique, en partenariat avec la Plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires, ont analysé ces chiffres dans un rapport intitulé « En quête de transparence, que font les banques françaises dans les paradis fiscaux ? » [1], publié en mars 2016, dont les résultats montrent une véritable différence d’activité entre paradis fiscaux et autres pays : alors que les banques réalisent un tiers de leurs bénéfices internationaux dans des paradis fiscaux, ces derniers ne représentent qu’un quart de leur chiffre d’affaires, un cinquième de leurs impôts payés et un sixième de leurs employés. Le reporting des banques a également permis de mettre en évidence des coquilles vides : dans 34 cas, les banques indiquent avoir des filiales dans territoires offshore mais aucun effectif alors que des bénéfices sont enregistrés. Autre cas intéressant : ceux où le chiffre d’affaires est égal au bénéfice, voire supérieur, ce qui témoigne là encore d’une vraisemblable déconnexion entre bénéfice et activité économique réelle.

Il existe un autre enseignement à tirer de ce reporting bancaire : il prouve que la transparence est possible et qu’elle ne représente ni un coût exorbitant ni une menace pour la compétitivité des banques. Un argument qui avait été confirmé par une étude d’impact de PriceWaterhouseCoopers, menée pour le compte de la Commission européenne et qui avait conclu que les coûts associés au reporting seraient négligeables et que la transparence aurait même des retombées positives sur la confiance des investisseurs et la compétitivité des banques [2].

Transparence en trompe-l’œil

S’il est vrai que la revendication du reporting pays par pays progresse, elle n’en demeure pas moins trop souvent soumise à des restrictions visant à en réduire considérablement l’intérêt et la portée. La publication des informations concernant leurs activités est essentielle pour dissuader les entreprises d’échapper à l’impôt, garantir que l’ensemble des administrations fiscales concernées y aient accès, et assurer un contrôle citoyen. Pourtant, en novembre 2015, les pays du G20 et de l’OCDE ont adopté une obligation de reporting non public qui concerne seulement les entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 750 millions d’euros, ce qui couvrirait uniquement 10 % à 15 % des entreprises multinationales [3]. Néanmoins, en parallèle, le Parlement européen a adopté un amendement en faveur du reporting public dans la directive sur les droits des actionnaires [4], et rappelé son soutien au reporting public à trois autres reprises en 2015 [5]. Les négociations au niveau européen pour l’adoption de cette directive sont en cours. En avril 2016, la Commission européenne a proposé un reporting public limité aux seuls États de l’Union européenne et à une liste restreinte de paradis fiscaux. Si les multinationales ne doivent publier des informations sur leurs activités que dans un nombre déterminé de pays, elles pourront choisir de relocaliser leurs bénéfices vers d’autres paradis fiscaux comme la Suisse ou l’État du Delaware aux États-Unis, qui ont très peu de chances de se retrouver sur une liste noire. De plus, ce périmètre géographique limité exclut les pays en développement, qui sont pourtant les plus grands perdants de l’évasion fiscale des multinationales, et rend impossible la lecture globale des activités des entreprises tout comme l’identification des montages d’évasion fiscale.

Au niveau français, l’enjeu est aujourd’hui d’étendre cette obligation à l’ensemble des secteurs économiques, au-delà des seules banques. Rappelant que le président François Hollande avait publiquement pris position en faveur d’une extension de cette obligation à l’ensemble des entreprises multinationales, certains députés ont tenté, en décembre 2015, de faire adopter par le parlement un reporting pays par pays public pour toutes les entreprises. Malgré deux votes positifs des députés, en première et en deuxième lecture du projet de loi de finances rectificatif 2015, le gouvernement est parvenu à faire annuler ce vote en milieu de nuit quelques heures plus tard, engendrant un déluge de critiques sur sa volonté politique réelle de mettre un terme à l’évasion fiscale. Ce faux-pas est resté dans les mémoires de nombreux parlementaires et citoyens, raison pour laquelle le débat est réapparu lors de l’examen en première lecture du projet de loi « Sapin 2 » relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption, et à la modernisation de la vie économique.

Malheureusement, le « compromis » adopté n’est absolument pas à la hauteur de l’ambition initiale et ne permettra pas de lutter efficacement contre l’évasion fiscale : il comporte en effet une faille très importante en limitant l’obligation de publicité à un nombre minimum de filiales par pays, dont les détails et nombre exact seront fixés par décret, donc par le gouvernement. En pratique, c’est là le meilleur moyen de vider la mesure de sa substance. Même si le seuil était fixé à deux filiales, cette exemption créerait une énorme échappatoire. Tout d’abord, il suffit d’une seule filiale dans un paradis fiscal pour fuir le fisc. De plus, nombreuses sont les grandes entreprises à détenir une seule filiale dans une grande partie de ses pays d’activités : par exemple, un seuil supérieur à une filiale reviendrait à exclure du reporting de Total 37 pays sur leurs 98 pays d’implantation. Pire encore, si ce seuil était fixé à 5 filiales par exemple, ce serait 12 pays sur 20 qui seraient exclus du reporting d’Areva. Autant de zones d’ombre qui laisseraient la possibilité aux entreprises de cacher leurs bénéfices et rendraient impossible l’identification des montages d’évasion fiscale.

Les organisations de lutte pour la justice fiscale ont déploré ce « reporting en trompe l’œil » et un véritable manque d’ambition du gouvernement et de certains députés. La bataille va donc se poursuivre en France et au niveau européen. Il n’est plus possible d’attendre le prochain scandale pour agir !