Multinationales : les batailles de l’information

Sommaire du dossier

Quels enseignements peut-on tirer des rapports « développement durable » des entreprises ?

, par CFIE , COZETTE Martial

Les grandes entreprises publient désormais un grand nombre d’informations et d’indicateurs sur leurs impact sociaux et environnementaux – ce que l’on appelle le « reporting extra-financier ».

Quels sont les intérêts et les limites de ces démarches ?

La plupart des grandes entreprises intègrent désormais chaque année dans leur rapport annuel classique, une partie dédiée au « développement durable » qui reprend un certain nombre d’informations et d’indicateurs sur les impacts sociaux et environnementaux de leurs activités. Malgré des avancées continues en termes de normalisation et de législation, ces reportings « extra-financiers » restent disparates, et ils demeurent souvent difficiles à aborder et à utiliser par les parties prenantes internes et externes et les organisations de la société civile. Ils n’en sont pas moins riches d’informations sur les entreprises qui peuvent être exploitées et servir de base de dialogue et d’engagement. CFIE-conseil, un organisme indépendant dédié à l’analyse des politiques de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), analyse depuis une quinzaine d’années les rapports de développement durable des principales sociétés cotées en France sur la base de la législation française mais aussi de sa propre grille de lecture. Plusieurs enseignements peuvent être tirés de son expérience, parmi lesquels les axes d’amélioration possibles pour permettre à un lecteur avisé de tirer des conclusions instructives de l’examen des rapports.

Comment sont choisis les thèmes traités dans les rapports de développement durable ?

Un nombre croissant d’entreprises dresse une « matrice de matérialité », afin de procéder à un croisement entre l’importance que les enjeux économiques, sociaux, environnementaux et sociétaux représentent pour l’entreprise d’une part, et pour ses parties prenantes d’autre part.

Cette méthode soulève cependant plusieurs difficultés.

  • En transférant cette tâche de sélection des enjeux sur les parties prenantes, la démarche pose le problème de la manière dont sont identifiées ces parties prenantes. De plus, certaines d’entre elles peuvent ne pas souhaiter être associées à la démarche.
  • La transparence nécessite que l’identité des parties prenantes invitées à participer à l’exercice soit connue des lecteurs, de sorte que ces derniers ne puissent pas soupçonner l’entreprise d’avoir associé au dialogue uniquement celles qui lui sont les moins hostiles et d’avoir écarté certains sujets controversés.
  • En comparant des sujets de nature différente, l’entreprise risque de focaliser l’attention sur les questions qui revêtent une spécificité sectorielle, écartant du même coup d’autres aspects qui peuvent pourtant avoir un impact significatif sur le milieu. Ainsi, la question de la consommation de papier et de carton (qui a un impact certain sur la préservation du couvert forestier) est abordée par des sociétés pour lesquelles on pense d’emblée à ce type d’impact (secteur bancaire ou des assurances, par exemple) et ignorée par les secteurs industriels, alors que ces derniers consomment des quantités de papier ou de carton parfois nettement supérieures. C’est le cas de Saint-Gobain, dont la consommation est 30 fois supérieure à celle d’Axa.
  • La méthode peut aussi ne pas prendre en compte des sujets émergents, dont l’importance n’a pas encore été identifiée par les parties prenantes elles-mêmes.

D’une manière générale, certains sujets restent toujours peu développés dans les rapports développement durable, comme la préservation ou la réhabilitation de la biodiversité, l’organisation du travail, les restructurations, les actions de lobbying et le financement des activités de nature politique. Cela tient à plusieurs facteurs : l’absence d’obligation d’y faire référence, une définition de la réglementation trop imprécise pour certains items, et des difficultés à apprécier les impacts, le plus souvent indirects, que l’entreprise peut avoir sur ces sujets.

Les indicateurs

Le taux de couverture par des indicateurs est variable en fonction des sujets abordés. Pour favoriser une mesure pertinente des problématiques posées, il importerait d’accorder plus d’attention aux points suivants :

  • Distinguer systématiquement d’un côté la mesure de l’effort consenti par l’entreprise pour répondre aux enjeux définis, qui peut s’exprimer en rapportant un volume, une quantité ou un montant observé à une unité déterminant son activité (chiffre d’affaires, unités produites, etc.), et de l’autre côté la mesure de l’impact sur le milieu, qui s’exprime en valeur absolue. Par exemple, la variation, d’une année sur l’autre, de la consommation d’énergie ou des rejets de gaz à effet de serre par unité produite exprime la performance de l’entreprise en la matière mais pas l’évolution de son impact sur l’environnement qui ne peut être évalué qu’à partir de la quantité totale d’énergie consommée (utilisation des ressources) et du volume global de gaz à effet de serre émis. Et ceci, en prenant soin d’éliminer les effets qui seraient dûs aux rentrées ou sorties d’entités dans le périmètre de consolidation de l’entreprise.
  • Les données sont rarement exprimées à périmètre comparable (c’est-à-dire abstraction faite de l’entrée et de la sortie de nouvelles entités dans le périmètre de consolidation), ce qui rend difficile l’observation des évolutions.
  • Les séries statistiques sont souvent trop courtes pour évaluer des tendances, compte tenu du fait que les instruments de mesure restent encore relativement imprécis, ce qui s’exprime par des fluctuations de données chiffrées parfois très irrégulières.
  • Enfin, dans de nombreux cas, l’expression d’indicateurs sous une forme consolidée n’apporte que peu d’informations quant à la performance de la société en matière de RSE. Il en est ainsi des rémunérations ou du temps de travail, pour lesquelles des données consolidées ou moyennes demandent impérativement à être remplacées par des informations répondant à des problématiques de RSE précises, comme la proportion de salariés rémunérés en dessous des salaires de subsistance locaux, dont les modalités de calcul seraient fournies.

Les rubriques

Emploi et organisation du travail
Le profil humain de la société et son évolution générale sont, en général, bien traités par les rapports, qui s’appuient sur une collecte de données rodée. En revanche, la question de la création d’emploi pose souvent problème. Celle-ci ne peut être déterminée que si les chiffres sont indiqués à périmètre comparable. Or, les rapports ne parviennent pas tous, loin de là, à faire apparaître cette information. La politique générale de l’emploi est, de son côté, encore peu expliquée dans les documents, et le traitement de la question des restructurations doit faire l’objet d’améliorations. Si l’on rencontre assez souvent des engagements généraux de la part des entreprises, ils ne sont pas toujours précis et ils sont rarement accompagnés d’une description des dispositifs permettant leur déploiement. De même, les documents ne mettent pas toujours à la disposition du lecteur les indicateurs permettant l’évaluation des effets de ces réorganisations sur les collaborateurs concernés.

Diversité, égalité, intégration
Les femmes sont la catégorie de personnel pour laquelle les développements sont les plus importants. Les dispositifs mis en place sont souvent détaillés et vont de la sensibilisation externe à une redéfinition des métiers en interne en passant par la fixation d’objectifs chiffrés (pourcentage de femmes cadres…). En revanche, bien qu’on perçoive une certaine amélioration sur ce point, les éléments objectifs permettant d’évaluer l’existence ou non d’une différence de rémunération sont encore absents de la majorité des rapports. L’intégration des personnes en situation de handicap bénéficie aussi de bons développements, mais ceux-ci restent très centrés sur l’Hexagone. Les mesures destinées aux jeunes et aux seniors font également très souvent référence seulement à la France. D’autres catégories de population sont plus rarement l’objet de développements : LGBT, anciens combattants (aux États-Unis ou en Colombie), anciens détenus, chômeurs de longue durée, personnes issues de quartiers difficiles, etc. Mais ces initiatives restent souvent marginales.

Sécurité et bien-être des collaborateurs
Cette rubrique fait partie de celles qui sont traditionnellement bien traitées dans les rapports. Les dispositifs sont souvent bien exposés et les données chiffrées portent parfois sur des durées suffisamment longues pour mettre en perspective les résultats obtenus à la suite des mesures mises en place. L’analyse des résultats comporte cependant des lacunes : les rapports peinent encore à présenter les principales causes d’accidents du travail et, en conséquence, les facteurs sur lesquels doivent encore porter les efforts. L’exposition aux maladies professionnelles fait l’objet de développements qui sont moins approfondis que les accidents du travail, et les indicateurs sont souvent moins précis, voire inexistants. Enfin, des éléments d’information permettent parfois de rendre compte du bien-être des salariés, la plupart du temps sous la forme d’enquêtes internes. Toutefois, les résultats ne sont pas toujours commentés et, lorsqu’ils le sont, ils occultent parfois les aspects les moins favorables à l’entreprise, alors que ces aspects constituent des axes d’amélioration susceptibles d’intéresser le lecteur.

Épanouissement du personnel
On peut réunir dans ce chapitre les informations relatives aux rémunérations et avantages, à la formation, à la mobilité interne et à l’évolution au sein de la structure. La rubrique qui concerne les rémunérations ne répond généralement pas aux questions essentielles que l’on peut se poser. La plupart du temps, la politique générale est précisée mais les données chiffrées ne sont pas toujours au rendez-vous pour rendre compte des conséquences pour le personnel. La politique assure-t-elle à chacun un salaire lui permettant de vivre dignement de son travail, par exemple ? Les salaires sont-ils attractifs ? Les rapports précisent que des comparaisons sont effectuées selon les différents marchés, mais aucun ne transmet d’indication chiffrée permettant de l’attester. De même, les rapports décrivent abondamment les programmes de formation, ainsi que les nouvelles orientations adoptées en la matière, mais ils ne mentionnent pas avec le même degré de précision les différents dispositifs selon la catégorie de personnel (cadres, employés…) auxquels ils s’adressent.

Dialogue interne
Cette rubrique regroupe les relations professionnelles, les méthodes managériales, ainsi que les relations entre la direction et les instances représentatives du personnel (IRP). Cette problématique enregistre l’un des taux de précision les plus bas de l’ensemble des rubriques. Cela tient à plusieurs facteurs. En premier lieu, les initiatives engagées pour organiser le travail collectif, les relations professionnelles ou améliorer les méthodes managériales sont souvent décrites de manière lacunaire. Par ailleurs, si les relations avec les IRP sont systématiquement abordées (comme le stipule, du reste, la législation française), dans de nombreux cas, leur description se cantonne à un exposé général des principales instances (comité de groupe, comité d’entreprise européen…). On dispose parfois d’informations sur l’organisation du dialogue social dans les principaux pays d’implantation, mais elles sont encore rares et ne font presque jamais référence à des précautions adoptées par les entreprises pour faire face aux difficultés susceptibles d’être rencontrées dans certains pays pour promouvoir un dialogue serein et sincère.

Développement, droits et libertés
Cette rubrique balaye un large champ dont le contenu peut revêtir des aspects différents en fonction du secteur d’activité auquel l’entreprise appartient. Les partenariats avec les PME locales sont souvent abordés et s’élargissent parfois à des actions visant à promouvoir le développement de petites structures ou de start-up. On décèle cependant souvent une difficulté à évaluer l’importance du bénéfice éventuel que ces relations procurent localement. Le renforcement des compétences locales, en particulier du point de vue des effectifs des sites implantés dans les pays en développement, est aussi rarement abordé. Parmi les thèmes émergents figure la protection des données personnelles. Elle est évoquée dans un nombre de plus en plus important de rapports mais demande à être creusée. Enfin, on relève assez fréquemment une confusion entre les relations que l’entreprise entretient par le biais du mécénat et la concertation qu’elle engage avec des acteurs de la société civile afin de faire émerger des axes d’amélioration dans la manière de conduire ses activités.

Droits sociaux dans la chaîne de valeur
Cette question est systématiquement abordée par les rapports mais, d’une manière générale, la description des dispositifs n’est pas suffisamment détaillée pour qu’on ait un aperçu clair des différentes situations se présentant aux sociétés. Ces situations peuvent relever de la sous-traitance (qu’il s’agisse de production ou de prestations de services, comme le gardiennage, la sécurité ou le recours à des centres d’appel), de l’achat de fournitures ou de matériel. Ces différentes situations, de même que les régions où les achats sont effectués (pays en développement, pays émergents, pays matures, pays faisant l’objet de controverses majeures, etc.), requièrent des dispositifs adaptés (auto-évaluations, évaluations tierces parties, audits…) qui ne sont pas toujours différenciés. En outre, dans un certain nombre de secteurs, la prise en considération de la question des sous-traitants de rang 2 ou de l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement semble incontournable. Mais dans les faits, cet aspect est encore rarement abordé.

Influence, éthique, flux financiers
Ce chapitre intègre plusieurs questions. En premier lieu, les relations entretenues avec les pouvoirs publics et les positions que les entreprises expriment dans le débat public. Quelques rapports indiquent la liste des organisations dont l’entreprise fait partie et, le cas échéant, précisent les positions principales qu’elle défend directement ou à travers ces organisations. Mais, en l’état actuel des déclarations figurant dans les rapports, on ne peut savoir si ces listes sont exhaustives. Le financement des organisations de nature politique est également traité trop sobrement. À l’inverse et en dépit de disparités, la lutte contre la corruption est de mieux en mieux présentée. Il est désormais fait référence aux dispositifs existants. Cela étant, les données chiffrées restent encore rares. Plusieurs aspects relèvent de la problématique des flux financiers, dont la plus importante a trait à la contribution fiscale en fonction de la répartition géographique des activités et des bénéfices. Cette question, devenue un sujet majeur au cours des dernières années, est très peu abordée dans les rapports.

Apport et impact de l’offre
Le champ de cette rubrique est assez large puisqu’il recouvre l’accessibilité des offres – qu’elle soit de nature physique (personnes handicapées, zones isolées, etc.) ou qu’elle concerne le prix –, l’apport à proprement parler des produits et services, qui intègre les avantages (surtout en matière de santé, mais pas uniquement), mais aussi la prévention des éventuels effets négatifs et la satisfaction des clients. Cette partie pourrait encore être améliorée dans bon nombre de rapports, en particulier en ce qui concerne la question de la satisfaction de la clientèle, pour laquelle on bénéficie parfois d’informations sur les dispositifs mis en place pour s’en assurer, tandis que les données quantitatives permettant d’étayer ces informations sont encore rares.

Préservation des ressources et déchets
Cette partie prend en compte la maîtrise du volume de ressources naturelles prélevées, les opérations qui peuvent affecter la biodiversité localement ou à l’inverse les initiatives adoptées pour la restaurer, et les déchets et rejets. L’impact sur la biodiversité est le sujet le moins bien intégré à la dynamique de développement durable des entreprises étudiées, dans la mesure où d’une part, toutes n’intègrent pas encore dans ce cadre ce qui relève de la biodiversité ordinaire et où, d’autre part, elles prennent rarement en considération les conséquences indirectes des prélèvements effectués sur l’espace naturel. Cette question des effets indirects vaut, du reste, pour la plupart des items relatifs à la préservation des ressources. Si celle-ci fait de plus en plus partie des préoccupations des entreprises, elle est encore abordée de manière trop vague ou incomplète. Par ailleurs, la dimension locale, tributaire des législations et de la capacité de la société civile à s’exprimer dans ce champ d’action, est souvent très mal mise en perspective.

Énergie et gaz à effet de serre
La rubrique liée à la maîtrise de l’énergie est l’une des mieux traitées. Les exemples sont souvent nombreux (maintenance, remplacement de certaines installations, etc.), les données chiffrées sont abondantes, des objectifs existent. Cela étant, globalement, on constate un ralentissement dans les performances obtenues, qui résulte du fait qu’une part substantielle des opportunités les moins onéreuses ont désormais été réalisées. Le même constat peut être fait à propos des émissions de gaz à effet de serre. Il serait ainsi pertinent de creuser davantage certaines pistes pour améliorer la transparence des documents : affiner l’analyse des évolutions de rejets de GES, mieux souligner le recours aux énergies renouvelables, mieux intégrer aux mesures adoptées celles qui s’appliquent au scope 3, qu’elles proviennent de l’achat de matières, composants ou services (cloud, par exemple) ou qu’elles soient générées par les services ou produits vendus ou financés par l’entreprise elle-même.