Multinationales : les batailles de l’information

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Conditions de travail et droit de regard des salariés : menaces sur la démocratie sociale en France

, par Basta ! , DU ROY Ivan

Le patronat et le gouvernement français souhaitent restreindre les pouvoirs des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, devenus des contre-pouvoirs gênants dans les entreprises.

Leur liberté d’expression est menacée, en France. Il ne s’agit pas (seulement) de celle des journalistes ou des blogueurs, mais des 24 millions de salariés et de leur possibilité de pouvoir s’exprimer, au sein de leurs entreprises, sur leurs conditions de travail. Plusieurs mesures adoptées ou annoncées par le gouvernement français risquent de drastiquement limiter leur expression collective permise par les instances représentatives du personnel.

La plus dangereuse est probablement la menace de suppression du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) [1]. Créé par les lois Auroux, du nom du ministre du Travail socialiste Jean Auroux, en 1982, renforcé par Martine Aubry en 1991, cette instance, où siègent des représentants de l’employeur et des salariés, médecins du travail ou inspecteurs du travail, joue un rôle crucial pour la protection de la santé, dans un contexte où, du scandale de l’amiante à l’explosion des troubles musculo-squelettiques et des risques psychosociaux, les directions d’entreprise se montrent encore trop peu soucieuses de la santé des travailleurs qu’elles emploient.

L’existence d’un CHSCT permet aux salariés et à leurs représentants d’intervenir, d’analyser, et éventuellement de contester, les projets de l’employeur en matière d’organisation du travail si ceux-ci risquent d’avoir des effets néfastes sur la santé. Alors que les pénibilités physiques diminuent peu, que les situations de « tensions au travail » et les risques psychosociaux se banalisent, les CHSCT sont devenus un outil précieux. Et arrivent désormais à stopper des projets nuisibles à la santé des salariés, et donc au bon fonctionnement de l’entreprise. Parmi les exemples le plus emblématiques, « l’arrêt Snecma » en 2008. Cette filiale aéronautique du groupe Safran souhaitait mettre en œuvre, dans son usine francilienne de Gennevilliers (1400 salariés), une nouvelle organisation de la maintenance. Avec pour conséquence une augmentation du nombre de nuits et de week-ends travaillés, une baisse du nombre de salariés le jour, des risques liés au travail isolé… La CGT, s’appuyant sur une expertise commandée par le CHSCT, a porté plainte. La justice a suspendu la réorganisation.

Un contre-pouvoir devenu trop gênant

En septembre 2012, c’est la direction de la banque Caisse d’épargne dans le Rhône qui se voit interdire par la justice d’évaluer sous forme de « benchmark » – un outil de comparaison – les performances de ses salariés et de ses agences. Suite à une plainte du syndicat Sud, s’appuyant là aussi sur une expertise du CHSCT, le tribunal a estimé que cette méthode d’évaluation managériale portait « atteinte à la dignité des personnes par leur dévalorisation permanente utilisée pour créer une compétition ininterrompue entre salariés » et provoquait « une multiplication des troubles psychiques et mentaux constatés chez les salariés ». Trois mois plus tard, c’est au tour de la direction de la Fnac. Elle aussi est contrainte de suspendre une restructuration. Celle-ci prévoyait des suppressions de postes et une réorganisation du travail. Suite aux travaux de plusieurs CHSCT dans toute la France et aux expertises menées, la justice estime que la direction n’a pas suffisamment anticipé « la charge de travail et les moyens donnés ou maintenus, notamment en personnel pour y faire face ». Cette situation était dès lors « génératrice de stress » et « de nature à compromettre la santé et la sécurité des salariés concernés ».

Les obligations de l’employeur sont pourtant claires : « L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs », stipule le Code du travail. Encore faut-il veiller à ce que ces obligations soient respectées. La jurisprudence permet désormais aux CHSCT de faire annuler des réorganisations, des méthodes d’évaluation ou des licenciements au nom de ce principe. « Le CHSCT est devenu un véritable contre-pouvoir dans l’entreprise avec lequel les employeurs doivent composer », plaide François Desriaux, rédacteur en chef de la revue Santé & Travail. Résultat : « C’est devenu insupportable pour une partie du patronat », commente Daniel Sanchis, du cabinet d’expertise Degest.

Comment compenser l’asymétrie de l’information ?

« Depuis la Libération, le législateur permet aux instances représentatives du personnel de se faire aider par des spécialistes sur des questions techniques et pointues, pour que les élus soient en mesure d’émettre un avis éclairé », rappelle encore celui-ci. Les comités d’entreprise recourent à des experts comptables pour décrypter les bilans financiers. De même, en cas de nouvelle organisation du travail ou d’un risque grave pesant sur la santé des salariés, les CHSCT peuvent demander une expertise à un cabinet agréé pour analyser le travail et ses conséquences sur les salariés. Un outil indispensable pour compenser l’asymétrie de l’information entre représentants du personnel et directions d’entreprises. Lesquelles peuvent toujours recourir à de grands cabinets de consultants et à des batteries de fiscalistes et d’avocats…

Mais ces expertises sont souvent jugées trop coûteuses pour l’employeur. Pour une petite PME, une expertise d’une vingtaine de jours peut coûter 30 000 euros. Pour une très grande entreprise, le coût de l’ensemble des expertises peut être multiplié par 100. Mais au vu d’autres dépenses, cela reste marginal. En 2012, l’ensemble des expertises menées par les CHSCT de la SNCF ont ainsi coûté 4 millions d’euros. Un montant à relativiser quand on sait que l’entreprise a, elle, dépensé pour plus de 140 millions d’euros de prestations externes en communication [2]. « L’enjeu de la démarche d’un expert en ergonomie du travail est d’éviter les gaspillages », argumente Daniel Sanchis. « L’absentéisme pour raison de santé, la souffrance au travail, ou les cancers professionnels coûtent extrêmement chers. Ce projet aura pour conséquence de multiplier les atteintes à la santé des salariés. Qui va payer ? La sécurité sociale, car ces coûts ne sont pas supportés par les entreprises ! »

« Croire que l’on va gagner la bataille économique en jouant uniquement sur le coût du travail est une erreur, déplore François Desriaux. Il faut au contraire être créatif et inventif, donc s’appuyer sur l’intelligence collective des salariés. Cela passe par plus de marge de manœuvre, plus de coopération, plus d’échanges, donc plus de démocratie et de dialogue social. Ce n’est pas vers cela que l’on s’achemine. »

Notes

[1Le projet de supprimer les CHSCT en les regroupant avec les comités d’entreprise dans une instance unique, présente dans moins d’entreprises, a été mis sur la table par le Medef et le gouvernement début 2015, mais il a été abandonné (NdE).

[2Selon la Cour des comptes, chiffre de 2011.