Multinationales : les batailles de l’information

Sommaire du dossier

Public Eye : le regard suisse sur les injustices

, par Public Eye , VIRET Géraldine

En Suisse, l’organisation Public Eye/la Déclaration de Berne lutte depuis cinquante ans pour davantage d’équité et de respect des droits humains partout dans le monde. Son leitmotiv : dévoiler, dénoncer, proposer.

Demandez aux membres de Public Eye, autrefois appelée la Déclaration de Berne [1], pourquoi ils lui sont fidèles depuis si longtemps, les réponses ne varieront guère : ils évoqueront la constance et la rigueur avec laquelle cette organisation suisse poursuit son action ainsi que la pertinence de son approche. Celle-ci est basée sur la conviction que pour créer un monde plus juste, il est nécessaire d’agir dans son propre pays sur les problèmes systémiques et les pratiques irresponsables qui lèsent les populations défavorisées de la planète. Depuis près de cinquante ans, Public Eye / la Déclaration de Berne porte ainsi un regard critique sur l’impact de la politique menée par la Suisse et de ses sociétés sur les pays pauvres. Par un travail d’enquête, de plaidoyer et de campagnes, elle lutte contre les injustices trouvant (aussi) leur origine en Suisse, en demandant davantage d’équité et le respect des droits humains partout dans le monde.

Le secteur financier, l’agrochimie, l’industrie pharmaceutique, l’alimentation, le négoce des matières premières : la Suisse joue un rôle de premier plan dans de nombreux domaines sensibles cristallisant les dérives d’une globalisation poussée à l’extrême. Public Eye se donne pour mission de regarder là où d’autres préfèreraient que leurs activités restent dans l’ombre, de dénoncer publiquement les méfaits à l’encontre des populations les plus vulnérables, et de proposer des mesures concrètes pour y remédier. Nous agissons au nom de nos quelque 25 000 membres, mais également avec eux, car nous sommes convaincus de la force de l’action collective et du pouvoir de changement de chacun. C’est pourquoi nous accordons une grande importance au travail d’information et de sensibilisation, car il faut souvent « comprendre pour agir ». Nous travaillons au niveau suisse, mais également au sein de réseaux internationaux et en collaboration avec des syndicats et d’autres organisations de la société civile.

Un manifeste pour des relations plus équitables

De la Déclaration de Berne de 1968 à Public Eye en 2016, notre association a beaucoup évolué et s’est professionnalisée au fil des ans, tout en restant fidèle à la vision et aux valeurs de ses fondateurs. Mais comment cette ONG, si particulière dans le paysage helvétique, est-elle née ? Dans les années 1960, les principales organisations suisses actives dans la politique de développement étaient proches des églises. Leur action était empreinte de la philosophie des missions : lutter contre la pauvreté en menant des projets dans les pays du Sud destinés à y favoriser un développement économique semblable à celui que les pays industrialisés avait connu un siècle auparavant. Marquée par la théologie de la libération, une frange progressiste issue de ces milieux considérait toutefois cette voie comme une impasse. Pour ces personnalités engagées, comme le pasteur genevois André Bieler, le développement des pays du Sud demandait en premier lieu la rupture des liens de dépendance à l’égard des anciennes puissances coloniales ou des pays qui, comme la Suisse, avaient évolué dans leur sillage. Plutôt que de tenter d’atténuer les conséquences de la pauvreté dans les pays défavorisés, ces théologiens et intellectuels profondément humanistes proposaient de s’attaquer à ses causes. Ils voulaient « agir ici », dans la gueule du monstre de ce qu’on appelait alors l’impérialisme post-colonial, afin de créer les conditions politiques nécessaires pour « lutter contre la faim et contre la misère, pour les droits et pour la dignité de l’homme » [2]. En 1968, un groupe de travail rédigeait la Déclaration de Berne, couchant ainsi sur le papier les revendications principales de ce mouvement en devenir.

Ce texte programmatique avait pour but d’éveiller les consciences et d’infléchir la politique officielle de la Suisse. Il demandait au Conseil fédéral de s’engager à verser l’équivalent de 3 % de son produit intérieur brut (PIB) au titre de l’aide au développement – un pourcentage correspondant à ce que la Confédération consacrait alors à son budget militaire, contesté par celles et ceux qui voulaient « favoriser la vie plutôt que la mort ». Au-delà de cette aide financière directe, les rédacteurs et les premiers signataires de la Déclaration de Berne appelaient le gouvernement helvétique à mettre en œuvre les « mutations politiques nécessaires » pour garantir des relations plus équitables entre la Suisse et les pays en développement.

Une impertinence contagieuse

La Déclaration de Berne a rassemblé près de 10 000 signataires et initié un mouvement dont l’institutionnalisation a donné naissance à la première ONG de développement indépendante de Suisse. Dès les années 1970, ce mouvement s’est distingué par des actions percutantes : grève de la faim et occupation du Palais fédéral lors de la Conférence Suisse-Tiers Monde, campagne « Nestlé tue les bébés » pour dénoncer les pratiques scandaleuses du géant de l’agroalimentaire en matière de promotion du lait en poudre dans les pays africains, lancement et promotion du café équitable Ujamaa de Tanzanie ou encore « l’action sac de jute » destinée à soutenir l’économie responsable au Bangladesh. Ces actions, mélangeant protestation et proposition de solutions positives, ont animé les débats politiques suisses de la fin de la décennie 1970, au-delà des espoirs de celles et ceux qui les avaient imaginées. Une nouvelle forme d’action, impertinente, directe et revendicatrice était née dans le domaine de la politique de développement.

Dénoncer les abus du secret bancaire

Dans leur manifeste, les initiateurs de la Déclaration de Berne soulignaient la nécessité, pour la Suisse, de « renoncer à certains privilèges », invitant les décideurs politiques à mettre en œuvre cette vision d’un monde plus juste au-travers de décisions courageuses. En 1977, avec le lancement de l’initiative sur les banques initiée dans la foulée du scandale de Chiasso [3], la Déclaration de Berne osait pour la première fois affronter directement le sacro-saint secret bancaire suisse, au nom de la lutte contre les inégalités sociales, la corruption et l’évasion fiscale des pays du Sud. En 1984, cette initiative populaire a connu un échec retentissant dans les urnes. Elle a en effet été rejetée par près de trois-quarts des votants, au terme d’une violente campagne des banques et de la Suisse officielle contre la « marxisation » de l’économie helvétique. En dépit de cet échec, cette initiative a permis d’inscrire la problématique des abus du secret bancaire commis au détriment des pays du Sud à l’agenda politique fédéral. Elle allait le rester pour trois décennies. Dès la fin des années 1990, la Déclaration de Berne militait pour une autre utopie : l’échange automatique d’informations fiscales, une proposition que même les politiciens les plus engagés considéraient alors comme un rêve inaccessible pour leur génération et celle de leurs enfants. Il faudra la crise financière et économique de 2007-2008 pour mettre un frein à la frénésie néolibérale et amorcer un changement de paradigme salutaire. L’utopie est devenue un standard international, dont même les banques helvétiques s’accommodent aujourd’hui. Même si beaucoup reste à faire pour que les populations défavorisées profitent de ces avancées, le temps a donné raison à la Déclaration de Berne et à toutes celles et ceux qui désignaient l’évasion fiscale comme le scandale des années à venir. Nous sommes convaincus que d’autres combats que nous menons aujourd’hui connaîtront un épilogue semblable.

Lutter contre la malédiction des ressources

« Dans quelques décennies, nous regarderons le pillage des ressources naturelles avec les mêmes yeux que nous regardons la colonisation ou l’esclavage », a prédit la députée européenne verte Eva Joly, dans un documentaire dénonçant les conséquences sociales et environnementales d’une mine de cuivre zambienne exploitée sans vergogne par le géant suisse Glencore [4]. Nous partageons cette analyse et mettons tout en œuvre pour dénoncer la malédiction des ressources dont sont victimes les populations des pays riches en matières premières, prisonnières d’une pauvreté aussi extrême que paradoxale. En 2011, la publication de notre livre « Swiss Trading SA » [5], le premier ouvrage de référence sur le secteur helvétique des matières premières, a mis en lumière le rôle de la Suisse dans ce scandale, à une époque où peu de journalistes s’intéressaient – ou avaient le loisir de s’intéresser – à cette question.

Les chiffres donnent le vertige : dans une enquête inédite publiée en 2014 [6], nous avons révélé l’ampleur des achats de brut réalisés par les négociants helvétiques auprès des gouvernements des dix principaux pays exportateurs d’Afrique sub-saharienne. Entre 2011 et 2013, les firmes de Genève et de Zoug ont acheté du pétrole pour au moins 55 milliards de dollars, soit l’équivalent de 12 % des recettes budgétaires cumulées de ces États – parmi les plus pauvres de la planète – durant la même période. Ces transactions s’opèrent loin des regards, dans des contextes où la gouvernance est faible et la corruption endémique. En dévoilant l’importance de la place helvétique du négoce des matières première ainsi que les problèmes inhérents à ce secteur sensible, nous sommes parvenus à inscrire cette problématique à l’agenda médiatique et politique suisse.

Proposer des solutions visionnaires

En raison de l’opacité entourant les activités des négociants, le travail d’enquête est fastidieux. Les efforts de persuasion en direction du monde politique pour qu’il adopte des dispositions légales destinées à encadrer le secteur le sont plus encore, et ce malgré le risque de réputation auquel la Suisse s’expose sur la scène internationale. Il faut pourtant oser être visionnaires et proposer des solutions concrètes mais audacieuses, même si celles-ci ont peu de chances de voir le jour dans un contexte marqué par le culte des initiatives volontaires prises par les firmes et de l’autorégulation. En 2014, nous avons créé une autorité fictive de surveillance du secteur des matières premières, la ROHMA, poussant le vice jusqu’à écrire son histoire et les lois qui régiraient ses activités [7]. Le secrétaire général de la STSA, la faîtière des négociants helvétiques, a salué « un joli coup en termes de buzz et de marketing » [8], préférant y voir une opération de récolte de fonds subtile – nous sommes financés presque intégralement par nos membres – que la volonté de s’affranchir d’un système dont des millions d’êtres humains paient chaque jour le prix.

Dévoiler, dénoncer, proposer

Les médias traditionnels sont en crise ; les correspondants à l’étranger sont devenus des denrées rares. Si l’enquête n’a pas perdu ses lettres de noblesse, elle se heurte trop souvent aux restrictions budgétaires et à l’armée d’avocats et de communicants dont s’entourent les sociétés pour protéger les secrets de leurs affaires. Dans ce contexte, pouvoir s’accrocher à un sujet comme « un chien à son os » est un luxe que seules les ONG peuvent se payer. Vraiment ? En avril 2016, le consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) mettait en lumière les zones d’ombre de la finance offshore. Il soulignait au passage le rôle problématique des banques et des avocats d’affaires suisses dans la création de structures offshore destinées à la soustraction fiscale, à cacher des affaires douteuses, notamment dans le secteur du négoce, ou l’origine illicite de leurs fonds. Avec 2,6 téraoctets et une force de frappe inégalable, les Panama Papers ont ainsi illustré la nécessité de notre message : la place financière suisse a encore du chemin à faire pour mettre un terme aux pratiques problématiques ataviques qui ont fait sa triste réputation ces quarante dernières années [9].

Public Eye n’est pas un asile de fous, mais un repère d’experts en tous genres et de journalistes en mal de justice sociale et d’équité. Cette description de l’organisation pour laquelle je travaille depuis plus de dix ans est empreinte de fierté et d’enthousiasme. Mais n’y voyez aucune vanité ni grandiloquence : qu’elle s’appelle Déclaration de Berne ou Public Eye, cette « petite » ONG suisse reste un grain de sable dans les rouages trop bien huilés d’une machine à injustices sans frontières et sans fin. Comme tant d’autres, ce grain de sable est toutefois essentiel pour imaginer et créer un monde plus juste.

Notes

[1Ce changement de nom a été accepté le 21 mai 2016 par les membres de la DB réunis en Assemblée générale à Berne. Plus d’infos sur www.publiceye.ch

[2Texte original de la Déclaration de Berne, publiée en mars 1968.

[3En avril 1977, la succursale de Chiasso du Crédit Suisse est confrontée à un scandale retentissant révélant l’ampleur de pratiques douteuses consistant pour l’essentiel à recycler de l’argent soustrait au fisc italien. Informée de ces pratiques de longue date, la Direction générale de l’établissement zurichois avait refusé d’y mettre un terme et choisi de les encourager tacitement.

[4Alice Odiot et Audrey Galley, À qui profite le cuivre, France, 2011. Ce documentaire a reçu le prix Albert Londres en 2012.

[5Déclaration de Berne, Swiss Trading SA. La Suisse, le négoce et la malédiction des matières premières, Lausanne, En Bas, 2011, 2e éd. en 2012.

[6Étude de la DB, Swissaid et Natural Ressource Governance Institute : « Big Spenders : Swiss Trading Companies, African Oil, and the Risks of Opacity », 2014.

[7Inspirée de la FINMA, l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers, la ROHMA dispose d’un site internet complet : www.rohma.ch.

[8Stéphane Graber, cité dans La Liberté, 2.9.2014.

[9La Suisse est le second pays, derrière Hong-Kong, dans lequel les intermédiaires financiers recourant aux services de Mossack Fonseca ont été les plus actifs.