Multinationales : les batailles de l’information

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Mirador : un projet d’éducation à l’entreprise multinationale

, par GRESEA , BAURAIND Bruno

Le Gresea (groupe de recherche pour une stratégie économique alternative), basé à Bruxelles, revient sur les raisons les ayant amenés à mettre en place Mirador, un observatoire critique des multinationales.

Le projet Mirador est pour le Gresea le fruit d’une décennie de réflexion et de formation sur le monde des entreprises multinationales. Il trouve sa source dans trois constats liés à la mondialisation économique que nous expliciterons ci-dessous. Le premier concerne l’information sur les entreprises multinationales, une information abondante, mais, le plus souvent, illisible ou destinée aux seuls actionnaires. Le deuxième constat a trait au pouvoir économique. S’il n’a jamais été aussi concentré entre quelques mains qu’actuellement, il n’a jamais été aussi éloigné des lieux où se crée effectivement la richesse. Enfin, alors que les institutions internationales font de la transparence un cheval de bataille, les organes de concertation et de démocratie économique dans l’entreprise se voient disqualifiés. Devant ce triple phénomène, l’objectif du projet Mirador est de revitaliser la réflexion citoyenne sur cet acteur dominant des relations économiques internationales.

« Trop d’informations tue l’information »

L’information sur les entreprises multinationales a ceci de paradoxal que son abondance est inversement proportionnelle à sa lisibilité. Il suffit de quelques clics sur les sites internet des plus grandes entreprises pour obtenir une somme colossale d’informations économiques et financières. Outre sa technicité, cette information ne permet pourtant pas de comprendre ou de jauger la situation industrielle d’une entreprise, les raisons d’une restructuration ou d’une nouvelle politique managériale. De plus, l’analyse indépendante sur les entreprises multinationales s’est progressivement réduite à peau de chagrin. Et pour cause, sous la plume des économistes orthodoxes, l’entreprise est un « agent » dont l’unique objectif est de valoriser le capital investi. Il ne faut pas s’étonner dès lors qu’une grande partie de l’information produite par les entreprises sur elles-mêmes soit destinée à rassurer les actionnaires. Il ne faut pas s’en cacher, le projet Mirador prend le contre-pied de ce positionnement idéologique. Et ce sur deux points. L’entreprise n’existe tout d’abord que comme un champ de rapports de forces qui tantôt opposent les propriétaires, les managers, les travailleurs ou encore les pouvoirs publics, qui tantôt les amènent à coopérer. Ensuite, l’entreprise, si grande soit-elle, ne peut être analysée que replacée dans l’environnement économique, politique, juridique et social avec lequel elle interagit.

« Concentration et déresponsabilisation »

La globalisation financière, que Charles-Albert Michalet [1] désigne comme étant la phase actuelle du processus de mondialisation, a ceci de caractéristique qu’elle est source depuis les années 1980 d’une double tendance : une concentration du capital sans équivalent dans l’histoire du capitalisme d’une part et d’autre part, une fragmentation de plus en plus forte des entreprises. Mirador permet, entre autres choses, de mettre en lumière cette double tendance. Ainsi, sur les 33 premières multinationales étudiées par les chercheurs du projet Mirador, BlackRock et Vanguard, deux fonds financiers américains, apparaissent comme propriétaires minoritaires de 55 % [2] et de 48 % [3] des cas respectivement.

Parallèlement à cette concentration de la propriété des multinationales entre les mains d’un nombre très restreint d’acteurs, la structure de ces entreprises est de plus en plus éclatée en réseaux complexes de sous-traitance. Dans certains secteurs, comme le textile ou la construction, cette dilution de l’entreprise va même jusqu’à provoquer la résurgence du travail à façon [4]. Dans la production textile, des couturières en Asie ou en Europe de l’Est travaillent aujourd’hui à domicile sans aucune protection sociale pour fournir les grandes marques internationales. La globalisation engendre donc un pouvoir économique de plus en plus concentré, mais également de plus en plus éloigné des lieux de production.

« Plus de transparence, moins de démocratie économique »

Dernier constat et troisième paradoxe. Alors que la Commission européenne vante la gestion socialement responsable des restructurations par « l’anticipation du changement » [5] et que la tendance est à la décentralisation de la négociation collective vers le niveau de l’entreprise, l’éloignement des centres de décision des entreprises multinationales décrit ci-dessus est une des causes qui engendre la disqualification des organes de concertation sociale au sein des entreprises. En Europe, faute d’interlocuteur patronal investi d’un réel pouvoir de décision, les comités d’entreprises nationaux ou les comités européens en sont parfois réduits à des chambres d’enregistrement des stratégies managériales [6]. Cette évolution conduit à diminuer la capacité des organisations de travailleurs ou des associations à exercer leur rôle de contrôle à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise.

À partir de ces constats, le projet Mirador s’est fixé plusieurs objectifs.

Contextualiser l’information économique

Bien que l’on sache avec André Orléan que les comportements des acteurs de la finance sont souvent plus guidés par le mimétisme [7]« Si la boîte d’à côté investit dans la poudre à lessiver, j’y vais aussi ! » – que par une quelconque rationalité économique, la lecture des comptes annuels d’une entreprise multinationale permettra peut-être à un fonds de pension de juger de l’opportunité ou pas d’un investissement futur. Par contre, cette information ne permettra pas à un syndicaliste, un journaliste ou à un décideur politique de comprendre ou de discuter de la stratégie industrielle d’un groupe. En plus de l’information économique et financière, Mirador propose de replacer les entreprises dans un contexte historique et d’analyser les conséquences des choix qu’elles opèrent sur le plan social, politique ou environnemental.

Comparer pour comprendre

L’entreprise n’aime pas la concurrence. Les mouvements constants de fusion-acquisition sont là pour en témoigner. L’objectif d’une multinationale est soit d’absorber, soit de composer avec ses concurrents (c’est-à-dire souvent de s’entendre pour se partager un marché). Pour comprendre l’évolution d’une entreprise, la possibilité d’une restructuration ou l’émergence d’un conflit social, il est donc intéressant de comparer une entreprise avec ses principaux concurrents dans un secteur d’activité. C’est pourquoi le site Mirador proposera des analyses comparatives sectorielles plus fouillées.

Éduquer à l’entreprise

Mirador n’est pas seulement un portail d’informations critiques sur les entreprises multinationales. Le projet du Gresea vise à construire progressivement un réseau de personnes ou d’organisations sensibilisées à la nécessaire compréhension du pouvoir des sociétés transnationales sur la vie quotidienne de chacun, au Nord comme au Sud puisqu’elles ne connaissent, par définition, pas de frontières.

Pour ce faire, en parallèle du site internet, les chercheurs du Gresea proposent des modules de formation permettant de comprendre les concepts et les enjeux liés à ce type d’entreprise. Les formations porteront sur la définition des entreprises multinationales, sur leurs pratiques commerciales, fiscales ou sociales ainsi que sur les expériences de luttes sociales construites au sein de ces entreprises. Elles permettront également aux participants de se familiariser avec l’analyse des comptes. L’objectif est de permettre, progressivement, à celles et ceux qui le désirent, de rejoindre le réseau Mirador. Devenir un acteur conscient de la mondialisation passe sans doute aussi par là.

Notes

[1Michalet, Charles-Albert, Qu’est-ce que la mondialisation ?, Paris, La découverte, 2002.

[2Le 19 août 2015, on retrouve BlackRock dans l’actionnariat de 18 entreprises étudiées.

[3Le 19 août 2015, on retrouve Vanguard dans l’actionnariat de 16 entreprises étudiées.

[4Le travail à façon, forme caractéristique des relations de travail au 18e siècle, désigne la relation commerciale existant entre un travailleur propriétaire de son outil et un commerçant qui vend la marchandise produite.

[5Livre vert de la Commission européenne, Restructurations et anticipation du changement : quelle leçon tirer de l’expérience récente ?, Bruxelles, COM(2012)7, 2012.

[6Delteil, Violaine, Dieuaide, Patrick, « Les comités d’entreprise européens dans l’UE élargie : entre outil de gestion et levier syndical », in Travail et emploi, multinationales Françaises et relations d’emploi dans les pays d’Europe centrale et de l’Est, n°123, juillet-septembre 2010.

[7Orléan, André, Mimétisme et anticipations rationnelles : une perspective keynésienne, Louvain Economic Review, vol. 52, n°1, 1986.