Multinationales : les batailles de l’information

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Union européenne : la transparence suffit-elle à contrebalancer le pouvoir des lobbies ?

, par Corporate Europe Observatory , HOEDEMAN Olivier

Voilà plus de dix ans que se succèdent les scandales liés au rôle des lobbies au sein des institutions européennes à Bruxelles. Les débats sur le meilleur moyen de faire régner l’éthique et la transparence dans ce domaine n’ont pas mené à de réels changements de pratiques, ni contribué à corriger le biais des institutions bruxelloises en faveur des intérêts économiques. Pour Olivier Hoedeman, du Corporate Europe Observatory, il est temps que la Commission européenne prenne des mesures fortes.

Il y a dix ans, au cours de l’été 2005, des ONG unissaient leurs forces pour créer l’Alliance for Lobbying Transparency and Ethics Regulation (ALTER-EU, ou Alliance pour une réglementation de transparence et d’éthique en matière de lobbying). À l’époque, l’Union européenne ne possédait pas encore de registre de transparence des lobbies ; une aura de secret indécente entourait alors le lobbying à Bruxelles. Si vous osiez demander à l’une des grandes sociétés de conseil en lobbying du quartier européen pour quelles multinationales elles travaillaient, celles-ci refusaient catégoriquement de répondre au nom de leurs engagements de discrétion, en estimant n’avoir aucune obligation de transparence. De nos jours, la plupart des lobbies sont inscrits sur un registre et divulguent au moins un semblant d’informations sur leurs clients, ainsi qu’un aperçu de leurs dépenses de lobbying. Oui, des progrès ont été accomplis. Toutefois, la transparence des lobbies est encore loin d’être totale, sans compter qu’il n’existe pas de réglementations à même d’empêcher les conflits d’intérêts, les abus d’influence et la mainmise des intérêts économiques sur les processus décisionnels bruxellois. Ces dix dernières années, la Commission européenne a fait preuve d’une inébranlable constance dans sa réponse aux nombreux scandales de lobbying qui l’ont éclaboussée : d’abord une attitude de déni, consistant à balayer les inquiétudes d’un revers de la main, puis, au mieux, de timides propositions de réformes qui ne s’attaquent pas au cœur du problème.

Avancées et amères déceptions

ALTER-EU est née lorsque le commissaire Siim Kallas a pris Bruxelles de court en proposant d’instaurer un registre des lobbies, provoquant immédiatement un vif tollé parmi les lobbyistes professionnels à l’intérieur et à l’extérieur de la Commission. Trois ans plus tard, un registre des lobbies de l’UE basé sur le volontariat voyait le jour : une avancée mais aussi une amère déception. Une avancée car pour la première fois, les lobbyistes étaient tenus de s’enregistrer et de divulguer pour qui ils travaillaient, et quelles étaient les sommes dépensées. Une amère déception car ce registre fonctionnait sur la base du volontariat : comme l’on pouvait s’y attendre, peu de lobbyistes se sont enregistrés, avec des informations limitées et à la fiabilité souvent douteuse. Bien qu’allant dans le bon sens, les réformes successives du registre ont été insuffisantes. Rendez vous sur le site Internet du registre et vous constaterez qu’aujourd’hui encore, bien des multinationales, des sociétés d’avocats et d’autres grands lobbyistes sont aux abonnés absents, et que les informations sont souvent incorrectes, ce qui donne une image faussée de l’activité des lobbies au sein de l’UE. Cette situation regrettable témoigne de la mollesse et du manque de volonté politique sur ce point, durant les dix longues années où José Manuel Barroso a assuré la présidence de la Commission [1]. Ceci dit, les dix-huit premiers mois du mandat de Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission montrent qu’à l’évidence, la situation n’a guère évolué depuis que M. Barroso a quitté ses fonctions.

La coalition ALTER-EU se heurte depuis dix ans aux mêmes problèmes dans le cadre de ses combats pour la réglementation des lobbies. En 2010, lorsqu’un nombre record d’anciens commissaires de la Commission Barroso I [2] ont accepté des postes de lobbyistes professionnels, la Commission a dans un premier temps nié l’existence du problème. Ce n’est que lorsque la controverse politique s’est accentuée, au vu des conflits d’intérêts criants d’anciens commissaires tels que Günther Verheugen et Charlie McCreevy, qu’elle a timidement amendé son Code de conduite. De même, ce n’est que grâce à l’insistance du Parlement européen que les responsables de la Commission doivent désormais attendre une petite année avant de pouvoir occuper un poste de lobbyiste. La multitude de nouveaux cas controversés de « portes tournantes » [3] apparus depuis montre que les règles de la Commission en la matière restent inadaptées et mal appliquées. Dernier exemple en date, le cas de Neelie Kroes, ancienne commissaire en charge de la concurrence dans l’Union européenne et de la réglementation du secteur numérique, qui a offert ses services à Uber et à d’autres entreprises du secteur numérique.

Des groupes d’experts entre les mains des lobbies

Voilà également des années qu’ALTER-EU réclame des règles claires et contraignantes pour mettre fin à la mainmise perpétuelle des lobbies représentant des intérêts commerciaux sur les nombreux groupes consultatifs de la Commission (les « groupes d’experts ») [4]. Les conséquences de cette mainmise peuvent être catastrophiques. Au cours des années ayant précédé la crise financière, les groupes consultatifs qui ont contribué à la préparation des réglementations de l’UE en matière bancaire ont été happés par les lobbyistes du secteur financier, d’où, sans surprise, des réglementations bien insuffisantes qui n’ont pu empêcher la bulle financière à l’origine de la crise de 2008. Aujourd’hui encore, malgré les fortes pressions des eurodéputés et du Médiateur européen, la Commission refuse de mettre en place des règles claires et contraignantes. Les exemples de groupes consultatifs composés de lobbyistes professionnels soucieux d’influencer les projets législatifs de l’UE se multiplient.

Le refus systématique de prendre les mesures fortes nécessaires à la prévention des scandales de lobbying témoigne de la culture politique viciée qui règne à la Commission. Il est considéré comme naturel et normal d’être extrêmement proche des lobbyistes des multinationales et de coopérer avec eux, car de vastes pans de la Commission estiment que leur mission est précisément de promouvoir leurs intérêts. Ainsi, la Direction générale Commerce de l’UE a préparé sa position de négociation dans le cadre des pourparlers sur le projet d’accord de libre-échange avec les États-Unis en demandant conseil à maintes reprises aux groupes de lobbying des multinationales, tandis que les autres intérêts étaient en grande partie ignorés. Résultat : les négociations ont été lancées avec pour priorité d’aboutir à un accord avec les États-Unis prévoyant des mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS) ainsi qu’un système de coopération réglementaire qui iraient dans le sens des intérêts des entreprises mais seraient lourds de conséquences pour les citoyens de l’Union.

Les promesses non tenues de Jean-Claude Juncker

L’été dernier, Jean-Claude Juncker a pris un engagement inattendu alors qu’il briguait la présidence de la Commission, en affirmant vouloir mettre sur pied un registre des lobbies obligatoire. C’était la première fois qu’un président de la Commission faisait une telle promesse, opérant un virage à 180 ° par rapport à l’approche basée sur le volontariat de la Commission précédente. Néanmoins, quelques mois plus tard [5], il est apparu que la Commission Juncker allait délaisser l’idée d’un registre des lobbies juridiquement contraignant au profit d’un système plus timide qui ne suffira probablement pas à garantir une vraie transparence. De nouvelles règles ont été introduites en décembre 2014 afin d’empêcher les lobbyistes non enregistrés de s’entretenir avec les commissaires et un peu plus de deux cents hauts responsables de la Commission. Toutes les réunions entre les commissaires et hauts responsables et les lobbyistes doivent être signalées en ligne. Cette nouvelle démarche est certes appréciable par rapport à l’inertie des années Barroso, mais ces mesures restent insuffisantes pour donner un caractère obligatoire à la transparence des lobbies. L’interdiction de s’entretenir avec les lobbyistes non enregistrés doit être clairement élargie à tous les niveaux de la Commission. Pour que tous les lobbyistes s’enregistrent et divulguent des renseignements fiables, il faut des règles prévoyant des sanctions et qu’elles soient strictement appliquées.

M. Juncker a proposé une autre mesure qui a fait moins de bruit mais dont l’impact pourrait être plus important. Fin 2014, dans ses nouvelles orientations pour guider le travail de la Commission, il affirmait ainsi que les « membres de la Commission doivent veiller à garantir un juste équilibre entre les acteurs qu’ils rencontrent et leur juste représentativité ». Il s’agit sans doute de la mesure la plus audacieuse parmi toutes les nouvelles actions proposées, car elle pourrait faire évoluer la culture politique de la DG Commerce et des nombreuses autres instances de la Commission gangrénées par une tendance bien ancrée à privilégier les multinationales, et à faciliter leur mainmise sur les réglementations. Il semble malheureusement que M. Juncker n’ait pas fait le nécessaire pour garantir la bonne mise en œuvre de cette nouvelle règle. Une étude menée l’année dernière par Transparency International et ALTER-EU [6] a montré que dans plus de 75 % des réunions des commissaires et hauts responsables de la Commission avec des lobbyistes, ceux-ci représentaient des intérêts commerciaux. Dans certains domaines, tels que la réglementation financière, le marché intérieur et la politique commerciale internationale, au moins 80 % des réunions ont lieu avec des multinationales. Cet énorme déséquilibre en matière d’accès au processus décisionnel sape la confiance du public envers la Commission. ALTER-EU a écrit à M. Juncker [7] pour lui rappeler sa promesse non tenue, en l’encourageant à introduire des « mesures garantissant une représentation plus juste des acteurs dans les réunions de haut niveau de la Commission, notamment en limitant le nombre de réunions avec les lobbyistes des multinationales ». Dans sa réponse, la Commission n’a pas remis en question les conclusions d’ALTER-EU mais a soutenu, de manière fort peu convaincante, qu’il existait d’autres formes de consultation avec les parties prenantes que les réunions en tête-à-tête.

La concrétisation des promesses de M. Juncker a été déléguée au vice-président de la Commission M. Timmermans, un Néerlandais apprécié des médias qui s’est donné une image de responsable politique sensé et résolu apportant un vent de renouveau à la bulle bruxelloise, et promettant une rupture avec les errements passés. Pourtant, la déception a été au rendez-vous jusqu’ici. À l’évidence, M. Timmermans préfère largement se pencher sur une autre priorité de la Commission Juncker, à savoir l’initiative « Mieux légiférer », qui n’est autre qu’un programme de déréglementation que les lobbyistes professionnels de Bruxelles ont accueilli avec allégresse. Lors de débats sur la transparence des lobbies [8], M. Timmermans a déçu en se fendant d’excuses bureaucratiques surannées et peu convaincantes contre le renforcement des mesures de transparence. Il soutient que la divulgation d’un plus large éventail de réunions avec des lobbies irait à l’encontre de la protection de la vie privée des responsables et des lobbyistes ! Ce n’est pas avec ce genre d’argument que les citoyens européens auront le sentiment que la Commission a perdu ses mauvaises habitudes. Il est manifestement nécessaire de faire campagne pour que la Commission Juncker respecte ses promesses. Voilà pourquoi ALTER-EU a lancé une campagne intitulée Full lobby transparency now ! (Pour la transparence totale et immédiate des lobbies !) assortie d’activités à Bruxelles et dans les États membres, afin de promouvoir la création d’un registre irréprochable et obligatoire sur la transparence des lobbies de l’UE (et de registres similaires au niveau national).

Des mesures fortes sont plus que jamais nécessaires

Depuis dix ans qu’ALTER-EU se bat pour la transparence, l’éthique, la responsabilité et la démocratie dans le processus décisionnel de l’Union européenne, des progrès ont été accomplis à travers de nouvelles règles et procédures. Ces règles se sont néanmoins avérées insuffisantes, et la Commission européenne semble n’avoir pas encore compris que les demi-mesures ne fonctionnent pas. C’est pourquoi il n’y a toujours pas de véritable transparence, ni de garde-fou digne de ce nom face aux conflits d’intérêts, et c’est pourquoi la mainmise des intérêts économiques sur des processus décisionnels opaques se poursuit.

Un changement s’impose, d’autant que la confiance du public envers les institutions européennes n’a jamais été aussi faible. En plaçant les profits du secteur financier et des multinationales au-dessus des droits fondamentaux des citoyens (ce dont le traitement de la Grèce est l’exemple le plus criant), cette confiance ne fera que s’étioler un peu plus.

Toutefois, la population n’a jamais été aussi consciente des risques de la mainmise des entreprises et favorable aux exigences de changement portées par ALTER-EU. Il y a dix ans, le combat pour la révélation et la remise en cause de l’influence des multinationales à Bruxelles était une entreprise bien solitaire. Depuis, plus de 180 députés du Parlement européen ont signé une promesse pour « défendre les citoyens et la démocratie contre l’influence du lobbying des banques et des multinationales » [9]. De nouveaux mouvements citoyens dynamiques voient le jour, tels que Pour un Plan B en Europe, qui accuse les institutions européennes de « s’effacer derrière les grandes entreprises et les sociétés financières qui déploient des bataillons de lobbyistes », et en appelle à « une rébellion démocratique en Europe ». Citons également le Democracy in Europe Movement 2025 (Diem25), lancé par l’ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis, qui réclame un changement démocratique radical et affirme que « l’UE sera démocratisée ou se désintègrera ». Ce sont ces mouvements qui alimentent l’espoir qu’un jour se produira le véritable changement dont les citoyens européens ont tant besoin.