Démocraties sous pression. Autoritarisme, répression, luttes

Sommaire du dossier

Encadrer l’influence politique des entreprises sur l’opinion publique

, par FOSSARD Renaud

Téléchargez librement et gratuitement le n°22 de la collection Passerelle en format PDF.

Il est acquis que quelques milliers de grandes entreprises constituent les oligopoles dominants dans de nombreux secteurs économiques. [1] Ces acteurs, à l’évidence puissants sur le plan industriel, commercial et financier, sont aussi des structures développant des activités d’influence de grande ampleur, outillées par une industrie spécialisée dans la communication et les relations publiques.

Elles déploient des activités d’influence à grande échelle sur le plan commercial, qui ont pour fonction d’écouler les stocks de produits obsolescents, de pérenniser une situation de surproduction et de maintenir des rendements à deux chiffres. [2] Elles déploient également des activités d’influence sur le plan politique, pour protéger leur business model : limiter la régulation de leurs activités et des marchés sur lesquels elles opèrent. Ces activités, qui visent précisément les acteur·rices du processus de décision politique et normatif, se trouvent généralement regroupées sous l’appellation de « lobbying ».

Pour les représentant·es de la profession, cette activité de lobbying se réduit au partage d’expertise dans des processus de consultation par les pouvoirs publics. Il ne fait pourtant illusion pour personne que les entreprises s’engagent de manière beaucoup plus proactive dans l’influence aux décideur·ses et mettent en place des stratégies éminemment politiques, y compris de (rétro)pantouflage, qui mènent au recrutement d’anciens décideur·ses et haut·es fonctionnaires pour bénéficier de leur carnet d’adresses.

Dans tous les cas, la perception du lobbying reste fortement focalisée sur l’influence politique visant directement les institutions des pouvoirs publics. Pourtant, les processus qui conduisent aux décisions politiques se nourrissent aussi de dynamiques qui vont bien au-delà du microcosme institutionnel, dans lequel les médias, la science, les mouvements sociaux et l’opinion publique jouent un rôle non négligeable, et parfois même décisif.

De fait, le public découvre depuis quelques années la réalité des stratégies agressives de manipulation des entreprises, qu’il s’agisse de la dissémination du doute dans la science ou de l’usurpation de l’identité des ONG pour interpeller les décideur·ses. Mais l’analyse des méthodes contemporaines de l’influence politique des entreprises doit encore s’élargir et intégrer les stratégies dirigées vers l’opinion publique à travers la manipulation des journalistes mais aussi, de manière plus ou moins explicite, par la publicité. Selon l’ancien directeur du pôle influence du groupe publicitaire TBWA, Joshua Adel, « La publicité est pour nous un moyen normal du lobbying politique dont le but est de remporter la « bataille culturelle » – pas seulement à coups d’amendements ». [3]

Au-delà des campagnes d’influence ponctuelles, et considérant tous les outils de la communication dite « corporate » et les discours sur la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE), les grandes entreprises ne seraient-elles pas engagées, de manière plus structurelle, dans une bataille culturelle permanente contre toute forme de régulation de leurs activités ? Le financement publicitaire des médias peut-il aussi constituer un levier significatif d’influence politique ?

Compléter le diagnostic sur la réalité des activités contemporaines d’influence politique des entreprises était un objectif du rapport intitulé Big Corpo. Encadrer la pub et l’influence des multinationales : un impératif écologique et démocratique, publié en juin 2020, dont sont tirés les développements ci-dessous. [4] Cette démarche doit permettre d’envisager les réformes appropriées pour organiser l’encadrement de la communication politique des entreprises.

Illustration tiré du rapport « Big Corpo. Encadrer la pub et l’influence des multinationales : un impératif écologique et démocratique ». RSE et lobbying. Crédits : Lucien Ledan / www.communication-utilite-publique.fr (Copyright Osama Jeljeli)

Les stratégies agressives de manipulation de la science et des ONG enfin mises en lumière

L’ouvrage Les marchands de doute publié aux États-Unis en 2010 [5] puis la publication des Monsanto Papers en 2017 ont joué un rôle décisif dans la mise en lumière, auprès du grand public, des stratégies des firmes pour alimenter des controverses scientifiques. En effet, lorsque des produits à risque se trouvent au cœur de leur modèle économique, celles-ci investissent dans des activités visant à fausser l’évaluation scientifique par les pouvoirs publics, afin d’obtenir ou de maintenir l’autorisation de mise sur le marché.

L’enjeu a même récemment inspiré jusqu’à Hollywood, avec le film Dark Water, qui raconte comment l’entreprise DuPont a longtemps réussi à occulter les dangers du Teflon, dont la molécule toxique d’acide perfluorooctanoïque (PFOA) se retrouve aujourd’hui dans l’organisme de 99 % des êtres humains.

Des conglomérats dans tous les secteurs scientifiquement sensibles sont concernés, bien au-delà des infréquentables firmes du tabac. [6] Des outils puissants comme l’International Life Sciences Institute, financé par Monsanto, Coca-Cola, Nestlé et d’autres, disposent d’antennes dans des dizaines de pays et de millions d’euros de budget annuels. Mais les méthodes commencent à être connues : en schématisant, il s’agit de produire de la « science-maison », aux intentions biaisées mais satisfaisant aux « bonnes pratiques de laboratoire », pour en diffuser les résultats dans des articles de synthèse signés par des prête-noms, jusqu’à briser le consensus dans la « science réglementaire » sur laquelle s’appuient les décideur·ses politiques.

Ces stratégies, qui visent à fausser la perception de la réalité par les décideur·ses, ne s’arrêtent pas au champ de la science. Ainsi, la notion d’astroturfing renvoie spécifiquement aux stratégies d’usurpation de l’identité citoyenne dans l’espace public : développement d’organisations de façade dotées d’un objet social d’intérêt général pour défendre, au nom des citoyen·nes (et des « consommateur·rices ») les intérêts de l’entreprise.

Sophie Boulay, qui a passé les dix dernières années à enquêter sur le sujet, explique que ces tactiques sont « doublement dommageables pour la démocratie, non seulement parce qu’en l’usurpant, on mine la crédibilité de la véritable parole citoyenne, mais aussi parce qu’ultimement, on réussit à influencer l’opinion publique et […] une loi, un règlement, un budget ou un projet ». [7]

Développé de manière artisanale dans les années 1970 par les industries du tabac, du pétrole et des produits pharmaceutiques, qui créaient des coalitions citoyennes grassement payées ou abusées, l’astroturfing est devenu ou outil courant de l’influence dans la littérature marketing depuis les années 2000. Puis, le phénomène a pris une dimension nouvelle avec l’essor du monde numérique. Le sociologue Sylvain Laurens, qui a étudié le poids de l’astroturfing dans les centres de décision de l’Union européenne à Bruxelles, met en garde contre l’investissement financier des firmes dans ces stratégies, ce qui « favorisera rapidement l’apparition de nouvelles techniques mimant de façon encore plus élaborée l’activisme militant des ONG classiques ». [8]

L’astroturfing, par les médias ou la publicité, au service de l’influence sur l’opinion publique

Viser directement les décideur·ses par du lobbying institutionnel ou des stratégies d’astroturfing limitées à la sphère bruxelloise peut se révéler insuffisant, lorsque des blocages politiques sont liés au désintérêt ou à l’opposition de l’opinion publique. Dans ce contexte, les spin doctors des entreprises, ces communicant·es-stratèges, savent s’appuyer sur la manipulation des médias pour envoyer des messages aux décideur·ses ou influencer directement l’opinion publique par des campagnes publicitaires clandestines.

Certain·es se souviennent de l’impact médiatique des manifestations de paysan·nes issu·es de pays en développement qui scandaient, à Johannesburg lors du Sommet de la Terre en 2002, des slogans tels que « Say no to Eco-imperialism » (Dites non à l’éco-impérialisme), « Greens : stop hurting the poors » (Verts : arrêtez de faire mal aux pauvres), « Biotechnology for Africa » (Biotechnologie pour l’Afrique). Dans ces mouvements, le rôle de l’industrie des OGM, Monsanto en tête, n’a été révélé que plus tard… [9] L’opération permettait d’influencer directement les décideur·ses in situ et par le biais des médias internationaux, de même qu’elle amorçait un travail sur l’opinion publique internationale dans la durée.

Plus récemment en France, la méthode a été la même sur la question du travail dominical, que le seul lobbying institutionnel avait jusqu’alors échoué à libéraliser. Rappelons-nous de la mobilisation des « Bricoleurs du dimanche » en 2013, lorsque des salarié·es de Leroy Merlin et Castorama manifestaient pour la « liberté » de pouvoir travailler le dimanche. Le rôle de l’agence d’influence qui menait cette opération, visant à faire passer une réforme néolibérale pour une conquête de liberté, a été documenté plus tard, mais les principaux journaux télévisés s’emparèrent immédiatement du sujet, menant rapidement à des prises de parole du gouvernement. Deux ans plus tard, une réforme de libéralisation du travail le dimanche a vu le jour.

Les stratégies d’astroturfing visant à influencer l’opinion publique peuvent tout autant passer par l’outil publicitaire – l’achat d’espace – lorsque l’identité réelle de l’annonceur est dissimulée. En 2018, sept campagnes publicitaires financées par l’American Petroleum Institute, qui regroupe les industriels américains du gaz et du pétrole, étaient diffusées sur Facebook et Twitter aux noms de groupes de façade intitulés Energy4us, Energy Nation, Explore Offshore Coalition. Ils ciblaient les internautes individuellement, arguant que le gaz permet de faire face au changement climatique, que l’extraction offshore n’affecte pas le tourisme, qu’en votant pour l’énergie, ils·elles votent pour l’emploi, etc. [10]

La publicité politique, un outil normal du « lobbying 360 »

Dans l’influence politique, l’outil publicitaire n’avance pas nécessairement masqué ou, du moins, pas totalement. En effet, l’achat d’espace est coûteux, mais il offre aussi l’assurance d’un contrôle total sur le message diffusé dans l’opinion, qui peut dès lors être précisément calibré et revendiqué par l’entreprise.

Certaines campagnes publicitaires sont explicites quant à la dimension politique de leur message : la diffusion dans l’opinion d’argumentaires précis, comparables à ceux des position papers, vise à mettre la pression sur les décideur·ses qui constituent un obstacle pour les intérêts des donneur·ses d’ordre. Au mois d’octobre 2012, deux géants de la « malbouffe » avaient marqué l’opinion avec l’engagement, à quelques jours d’intervalle, de campagnes publicitaires de ce type. L’enseigne McDonald’s, par sa publicité titrée « Encore un petit effort M. Thévenoud » faisait alors pression sur un député qui défendait une baisse de TVA dans la restauration, alors que le groupe Ferrero, par sa campagne « Nutella, parlons-en », prenait à témoin l’opinion publique pour s’opposer à un projet de loi de surtaxe sur l’huile de palme.

En réalité, le phénomène est plus régulier qu’il n’y paraît. Encore récemment en France, l’industrie publicitaire elle-même ne s’est pas limitée au lobbying institutionnel pour combattre le projet de loi relatif à la Convention citoyenne pour le climat, avec ses éventuelles interdictions de publicité pour les Sport Utility Vehicles (SUV) et autres produits polluants. Début octobre 2020, les principaux lobbies publicitaires achetaient de pleines pages dans l’influent Journal du dimanche et d’autres quotidiens, pour diffuser leur « tribune » titrée « Avant d’interdire ».

La légitimité de ces opérations de « lobbying 360 », appuyées sur des campagnes publicitaires explicitement politiques, doit être discutée mais ces coups d’éclat ne doivent pas occulter une autre réalité, plus diffuse, de l’influence politique des entreprises : celle de leur discours public engagé de manière permanente dans une véritable bataille idéologique et culturelle.

La bataille culturelle permanente : « com corporate » et « RSE » contre l’intervention des pouvoirs publics

La « communication corporate », dont la « publicité corporate » est une modalité, se distingue de la communication commerciale (qui vend des produits) car ses messages portent sur l’identité et les valeurs de l’entreprise elle-même. De fait, les discours corporate s’appuient principalement sur la notion de Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) qui renvoie aux engagements sociaux et environnementaux qu’elles prennent vis-à-vis de leurs produits, de leurs circuits de production et de l’ensemble de leur modèle économique.

À la suite des batailles d’influence autour de la notion de « sustainable development » dans les années 1990, la RSE s’est structurée comme une alternative de type communicationnel à la perspective d’une véritable responsabilité juridique des entreprises, quant aux dommages causés par leurs activités. [11] Autrement dit, la formulation publique d’engagements (non contraignants) pour le respect des droits humains, des travailleur·ses et de l’environnement devait permettre d’éviter un encadrement légal (et contraignant) sur ces enjeux. Dès lors, les grandes entreprises multiplièrent les engagements dans des « codes de conduite » et investirent dans la communication vers le public et les décideur·ses sur ces sujets.

Dans ce contexte on assista, au tournant du millénaire, à la naissance de la « communication corporate », qui correspond à une réorganisation interne profonde des dispositifs de communication des grandes entreprises. Les branches marketing, dotées des personnels créatifs et d’importants budgets publicitaires, furent consolidées avec celles des relations publiques et du lobbying au sein de super-directions, chapeautées par des « dircom » siégeant au Conseil d’administration. Les grandes entreprises intégraient ainsi leurs stratégies d’influence commerciale et politique vis-à-vis de tous leurs publics, des consommateur·rices aux décideur·ses.

Assurément, la communication corporate, et en son centre les discours RSE, comporte une dimension éminemment politique. [12] En mettant en scène leurs initiatives sociales et environnementales (philanthropie comprise), les entreprises ne cherchent pas seulement à séduire une partie des « consom’acteur·rices », elles visent aussi à influencer les termes du débat d’opinion, afin de disqualifier d’avance d’éventuelles interventions des pouvoirs publics pour encadrer leurs activités. L’outil de la publicité (corporate) peut alors se trouver au centre de ces stratégies d’influence plus profonde sur le plan idéologique, comme l’a illustré de manière saisissante, ces dernières années, la campagne de Total intitulée « Engagé pour une énergie meilleure ». [13]

Lancée quelques jours avant la COP20 par une stratégie événementielle intitulée l’« Université Total », le géant pétrolier a initialement positionné publiquement sa « science-maison » (indiquant que la transition sera longue et l’exploitation des énergies fossiles amenée à durer), tout en diffusant une précieuse photo du PDG de l’entreprise aux côtés de la figure onusienne de la lutte contre le changement climatique, Christiana Figueres. Puis, durant un an et jusqu’aux dernières semaines des négociations de la COP21 à Paris, plusieurs vagues de campagnes publicitaires ont été lancées dans tous les pays du G20 pour cibler, en particulier, « les décisionnaires et les leaders d’opinion ». Une analyse approfondie des supports de la campagne montre que Total se présente comme un leader dans le secteur des énergies solaires et positionne le gaz « naturel », énergie fossile, comme une solution pour la transition énergétique.

En mars 2019, l’ONG Influence Map publie un rapport indiquant que les cinq plus grosses compagnies mondiales du secteur pétrolier (dont Total) ont dépensé un milliard de dollars dans des activités de lobbying et de « climate branding » depuis le sommet de la COP21. [14] Près de 200 millions de dollars ont été investis dans des campagnes de communication « visant à convaincre les décideur·ses de leur engagement pour le climat avec des plans d’actions ambitieux », par « des messages qui négligent les mécanismes de régulation du climat, tout en mettant l’accent sur les engagements volontaires et les investissements dans les activités bas carbone ».

Ces campagnes de publicité corporate à visée politique se diffusent principalement grâce aux médias dans lesquels sont achetés les espaces. Dès lors, la question plus large du rôle de ces médias dans la bataille culturelle doit aussi être abordée.

La question du financement des médias par les annonceurs

Lorsqu’un annonceur puissant contrôle, par ses dépenses publicitaires, une part significative des ressources financières d’un média de grande diffusion, cela peut constituer un moyen additionnel d’influence politique.

Les effets plus structurels, dont sont à l’origine les financements publicitaires dans l’industrie des médias, soulèvent des enjeux démocratiques qui mériteraient une réflexion plus approfondie. [15] Mais concentrons-nous sur les enjeux politiques les plus directs : ceux de l’influence des grands annonceurs sur le traitement des sujets sensibles, qui s’exerce par des mécanismes de censure, et surtout d’autocensure dans les rédactions. Sujet tabou dans la profession, les mesures de chantage aux financements publicitaires sur les médias sont pourtant régulières. [16]

En France, au cours de la seule décennie passée, la publication d’enquêtes menées par Le Monde, Libération, La Tribune ou M6 ont entraîné le retrait de financements publicitaires par LVMH, EDF, McDonalds et KFC. A cela s’ajoutent les menaces de retrait transmises en 2017 à France Télévisions, en raison de son émission phare Cash Investigation et, en 2015, à la presse quotidienne régionale par le groupe Volkswagen, qui voulait retenir l’information sur le Dieselgate.

Or, ces rares coups d’éclat installent, de manière plus permanente, une forme d’autocensure des rédactions et journalistes. Au Royaume-Uni, le Daily Telegraph se voit privé en 2012-13 des financements publicitaires du groupe bancaire HSBC à la suite de son investigation sur une de ses filiales à Jersey. En février 2015, l’éditorialiste star du journal démissionne en dénonçant avec fracas la « sous couverture » des Swissleaks pour protéger ses budgets publicitaires. Quelques jours après, le PDG du groupe financier assume publiquement procéder à des sanctions financières en cas d’« articles hostiles ». En 2020, l’influent journal britannique The Guardian renonce aux publicités de l’industrie fossile pour « augmenter sa couverture de la crise climatique ».

Vers un encadrement de la communication politique des grandes entreprises ?

La question de la régulation des activités de lobbying institutionnel fait aujourd’hui l’objet d’un travail d’organisations spécialisées. Celle de la transparence a été initiée par des réformes politiques en France et à Bruxelles ces dernières années. [17] Mais l’approche de l’encadrement du lobbying repose encore majoritairement sur une vision étroite de l’influence politique.

Dans son rapport Corporate capture in Europe publié en 2018, le réseau international d’ONG de veille sur le lobbying montre, à travers 8 études de cas, la capacité de certaines entreprises à véritablement « capturer » le processus de décision institutionnel et politique. Nous souhaitons contribuer à cette démarche, en analysant les méthodes et le rôle de l’influence dirigée sur l’opinion publique, notamment par la publicité, et en discutant des propositions concrètes pour mieux encadrer ces activités.

Aux États-Unis, où des associations comme PR Watch mènent des activités de veille sur les moyens d’influence bien au-delà du lobbying institutionnel, la question du reporting sur les activités de soft power des entreprises est inclue dans le dispositif légal de transparence du lobbying. [18] Pourquoi, en France, les entreprises n’incluent-elles pas, dans leur déclaration des dépenses de représentations d’intérêt à la Haute autorité de transparence pour la vie publique, l’ensemble des activités de communication – relations presse, publicité corporate, mobilisations numériques, études d’opinion, sponsoring, etc. – qu’elles engagent dans des campagnes d’influence politique ? [19] 

Une démarche ambitieuse de régulation de l’influence politique des entreprises devrait également intégrer les enjeux de lutte contre le blanchiment d’image, social ou environnemental. Les avancées attendues en France dans les procès d’Auchan et de Samsung, attaqués pour pratiques commerciales trompeuses en raison de l’écart entre leurs codes de conduite et la violation des droits humains dans leurs filiales, montreront si le juge est capable de faire évoluer la jurisprudence et/ou s’il est nécessaire que le législateur intervienne pour mettre en place un outil juridique plus approprié.

Sur le plan institutionnel, des ONG réclament aussi une autorité indépendante pour assurer le contrôle des contenus publicitaires et de marketing, afin de lutter contre les incitations au gaspillage. Cette autorité devra notamment réguler les discours RSE autour des produits. Ne pourrait-elle pas également réguler les discours corporate de ces entreprises ? Il s’agirait d’un mandat complémentaire au travail du juge pour sanctionner les tromperies et pour faire respecter le devoir de vigilance que les multinationales doivent désormais observer, lorsque leur maison-mère est enregistrée en France.

Enfin, l’enjeu de l’influence politique par les financements publicitaires des médias doit être abordé. Le précieux système français d’aides publiques à la presse offre des leviers importants, notamment la possibilité – actuellement sous-exploitée – de conditionner certaines aides à des plafonds de financements publicitaires. [20] Mais la question plus spécifique de la dépendance des médias de masse à certains grands annonceurs peut être traitée en imposant également une ventilation du nombre d’annonceurs, au sein du portefeuille publicitaire de chaque média, afin qu’aucun ne dispose seul d’un poids trop important ni d’une influence disproportionnée sur l’équilibre financier du média.

Dans une société où les flux d’information et de communication se multiplient et trop souvent se confondent, la communication des grandes entreprises, commerciale comme politique, doit se voir attribuer un cadre normatif solide. La bataille pour l’encadrement des activités de communication participera, durant la décennie qui s’ouvre, à la rénovation générale de nos systèmes démocratiques et, plus directement, à la multiplication de victoires dans les batailles politiques et culturelles pour la justice climatique.

Notes

[1L’étude de référence de l’Institut fédéral de Zurich en 2011 montre que parmi les quelque 50 000 multinationales profondément interreliées par leurs participations respectives au capital, environ 15 000 couvrent près de 95 % du revenu total du secteur. Stefano BATTISTON, James B. GLATTFELDER et Stefania VITALI, « The Network of Global Corporate Control », PLoS ONE 6(10) : e25995, 2011.

[2Les grandes entreprises ont dépensé plus de 1 300 milliards de dollars en 2019 au niveau global dans la publicité pour les produits et le marketing promotionnel. Les moyens de court-circuiter l’esprit critique du·de la consommateur·rice, et l’impact macroéconomique de la communication commerciale sur le niveau de consommation, sont documentés. Source : Big Corpo. Voir Les Amis de la Terre, Communication Sans Frontières, Résistance à l’Agression Publicitaire, rapport Big Corpo. Encadrer la pub et l’influence des multinationales : un impératif écologique et démocratique. Mai 2020 ; Chap 2 et 6.

[3Joshua ADEL, « La publicité, l’autre pays du lobbying », Médiapart, billet de blog publié le 16 avril 2013.

[4Ce rapport, également évoqué comme « rapport Big Corpo » et sa synthèse, sont librement accessibles en ligne sur sp-im.org.

[5Erik CONWAY et Naomi ORESKES, Les marchands de doute, éd. Le Pommier, coll. « Essais et documents », Paris, 2012.

[6Dans les diverses enquêtes disponibles sur le sujet, on retrouve notamment Dow Chemicals et Bayer-Monsanto dans la chimie, le secteur pharmaceutique et les pesticides, Coca-Cola et Nestlé dans l’agroalimentaire et le sucre, l’Oréal dans le cosmétique, ou encore les énergies fossiles avec Exxon, Mobil BP et Total.

[7Pierre-Etienne CAZA, « A bas l’astroturfing ! », Actualités UQAM, article publié le 31 mars 2015.

[8Sylvain LAURENS, « Astroturfs et ONG de consommateurs téléguidées à Bruxelles. Quand le business se crée une légitimité « par en bas » », Critique internationale 2015/2 (N° 67), 2015, p. 98.

[9Jonathan MATTHEWS, « Biotech’s Fake Persuaders », in. Thinker, Faker, Spinner, Spy : Corporate PR and the Assault on Democracy, éd. Pluto Press, Londres 2007, p. 117-137.

[10eremy B. MERRILL, « How Big Oil Dodges Facebook’s New Ad Transparency Rules », ProPublica, article publié le 1er novembre 2018.

[11À l’origine, la notion de « sustainable development » développée dans le rapport Our Common Future de 1987 et consacrée au Sommet de la Terre à Rio en 1992, donnait la priorité aux populations et à l’environnement, présents et futurs, sur les affaires. Dix ans de lutte d’influence plus tard, au Sommet de la terre à Johannesburg en 2002, elle était traduite en français par « développement durable » (et non « soutenable ») et ne renvoyait plus qu’au développement « harmonieux » des 3 P « People, Planet, Profit ».

[12Irina LOCK, et Peter SEELE (2017a), « Politicized CSR : How corporate political activity (mis‐)uses political CSR », Journal of Public Affairs, 2017.

[13Voir Renaud FOSSARD, Le rôle de la communication corporate dans les stratégies de communication et d’influence. Le cas de Total et la campagne « Commited to a better energy ». Mémoire de master. CELSA, 2016.

[14Influence Map, 2019, Big Oil’s real agenda on climate change. How the oil major have spent 1 billion since Paris on narrative capture and lobbying on climate.

[15La recherche montre que les financements publicitaires favorisent la concentration des médias, la duplication des contenus et le buzz au détriment de l’analyse, ainsi que les lignes éditoriales orientées vers le centre de l’échiquier politique. En miroir, la dépendance des médias vis-à-vis des annonceurs mènent à la normalisation des opérations conjointes entre rédactions et marques, depuis le « native advertising » (contenu promotionnel ayant l’apparence d’un article éditorial) jusqu’au phénomène de « publicitarisation » des pratiques. Pour plus d’information, voir rapport « Big Corpo », 2020. Chapitre 5 Section 1.

[16Voir rapport « Big Corpo », pp 75-76.

[17En l’état, les répertoires de « représentants d’intérêts » – en France auprès de la Haute autorité de transparence pour la vie publique, HATVP, depuis 2013 – sont insuffisants, de même que les mécanismes de prévention des conflits d’intérêt, mais ces sujets font en tout cas l’objet de batailles pour renforcer la régulation.

[18Voir le Lobbying Disclosure Act de 1995 et le Legislative Transparency and Accountability Act de 2007.

[19L’objectif des campagnes, qu’elles soient commerciales ou qu’elles visent les décideur·ses politiques et un effet sur le cadre normatif, est attribué par l’entreprise qui en est à l’initiative, à la fois en interne et dans le « brief » transmis aux agences. Si une entreprise voulait dissimuler cette finalité, elle courrait alors le risque d’une décision d’enquête judiciaire par la HATVP et des sanctions qui pourraient en découler.

[20Actuellement, seule l’aide directe au pluralisme – environ 15 millions d’euros sur les 80 millions d’aides directes totales – s’appuie sur ce critère, en l’occurrence d’un maximum de 25 % de financements publicitaires. Fondu avec le critère qui détermine le statut d’ « entreprise de presse » – qui impose un maximum de 2/3 de l’espace d’un support dédié à la publicité, et qui devrait être relevé à la barrière symbolique des 50 % – le résultat permettrait de concentrer l’ensemble des aides publicitaires à la presse sur des médias plus indépendants.

Commentaires

Renaud Fossard est responsable du programme Spim (Système publicitaire et influence des multinationales), qui croise les analyses de la société civile et des universitaires sur les activités de communication des grandes entreprises. Il est l’auteur du rapport Big Corpo. Encadrer la pub et l’influence des multinationales : un impératif écologique et démocratique, publié en juin 2020. Plus d’info : sp-im.org