Note de l’éditeur :
Nous republions cet article quelques mois après les élections de novembre 2020 aux États-Unis qui ont vu Trump devoir quitter la Maison Blanche, mettant fin à quatre années d’un gouvernement à tendance autoritaire. Cependant, l’analyse que l’auteur développe ici va bien au-delà de la seule présidence de Donald Trump, et contribue à analyser et expliquer la tendance plus globale de l’émergence de mouvements politique d’extrême droite aux quatre coins du monde, qu’ils accèdent au pouvoir de l’État ou non.
En préalable à la lecture de cet article, il nous semble important de définir ici ce que nous entendons par « fascisme » : aux États-Unis et en France, le terme ne revêt pas le même poids historique et symbolique. Il est par ailleurs souvent utilisé abusivement pour (dis)qualifier des personnalités, discours ou tendances politiques adverses. Ugo Palheta, sociologue, rappelle que « le fascisme peut être défini classiquement à la fois comme idéologie, comme mouvement et comme régime », et qu’une « définition permet d’établir une continuité entre le fascisme historique, celui de l’entre-deux-guerres, et ce qu’on nommera ici le néofascisme, c’est-à-dire le fascisme de notre temps » sans toutefois « se montrer aveugle aux différences de contexte ». [1] Projet réactionnaire de « régénérescence » d’une communauté nationale fantasmée, le fascisme se présente comme une façon de défier le « système » : c’est un projet profondément contradictoire mélangeant sentiment subversif contre un ordre établi et ultraconservatisme, visant à maintenir les hiérarchies de classe, de sexe et de race. William I. Robinson, quant à lui, rappelle qu’au-delà de ces différences de contextes, le fascisme institué résulte d’une triangulation de forces d’extrême-droite, autoritaire et néofasciste présentes dans la société, de l’accès au pouvoir politique réactionnaire de l’État d’un parti fascisant, et d’un soutien de et au capital transnational, en particulier de la finance, du complexe industrialo-militaire et des industries extractives. [2]
« Laissez-moi vous dire, j’ai le soutien de la police, le soutien de l’armée, le soutien des Bikers for Trump » lançait le président états-unien Donald Trump en mars 2019. Un avertissement venu compléter l’urgence nationale qu’il avait artificiellement décrétée le long de la frontière entre les États-Unis et le Mexique. « J’ai des durs de mon côté, ils savent se tenir mais il ne faut pas les pousser à bout, sinon ça pourrait très mal tourner. »
La menace d’un recours à la violence d’État contre des opposant·es n’aura échappé à personne. L’influence grandissante exercée, à travers le monde, par des mouvements et partis néo-fascistes, autoritaires et populistes de droite, dont le trumpisme aux États-Unis n’est que l’exemple le plus évident, suscite un vif débat : assisterait-on à un retour du fascisme ?
Le fascisme, que ce soit dans sa forme classique (celle du XXe siècle) ou ses possibles variantes néo-fascisantes du XXIe siècle, est une réaction spécifique à une crise capitaliste, comme celle des années 1930 ou celle qui a déclenché la débâcle financière de 2008.
Le capitalisme mondial est confronté à une crise organique à deux volets : l’un, celui de la suraccumulation, est structurel et insoluble, tandis que l’autre, celui de la légitimité ou l’hégémonie, est politique et s’apparente à une crise généralisée du règne capitaliste.
Cette crise inédite du capitalisme mondial se traduit, dans le monde entier, par une polarisation exacerbée entre, d’une part, des forces de gauche et populaires, et de l’autre, une extrême-droite insurrectionnelle dont certains pans sont ouvertement fascisants. La dimension de classe du fascisme demeure inchangée par rapport au XXe siècle : il s’agit toujours d’une tentative de sauvetage du capital face à une crise organique. Toutefois, la dimension historique spécifique du capitalisme mondialisé et de sa crise est, cette fois-ci, bien différente.
La crise du capitalisme mondialisé et de l’État policier mondial
Le capital a répondu à la crise structurelle des années 1970 en se mondialisant, ouvrant ainsi la voie à une phase qualitativement nouvelle du capitalisme international, désormais transnational ou mondialisé, et caractérisé par l’essor de capitaux véritablement transnationaux et d’un système financier et de production intégré à l’échelle mondiale. En se mondialisant, la classe capitaliste transnationale (CCT) émergente a cherché à se libérer des contraintes de l’État-nation pour démultiplier les profits, et pour remodeler à son avantage les rapports de force entre classes et composantes sociales.
Certes, la mondialisation a permis de régler la crise des années 1970, mais elle a préparé le terrain pour une autre crise de suraccumulation, plus profonde encore, au XXIe siècle. En exonérant les capitaux de toute réglementation et redistribution par les États-nations, la mondialisation a entraîné une polarisation sociale inédite à travers le monde. Selon Oxfam, 1 %t de l’humanité possédait plus de la moitié des richesses mondiales en 2015 ; les 20 % les plus riches possédaient 94,5 % de ces richesses, contre seulement 4,5 % pour les 80 % restants.
Cette concentration extrême des richesses mondiales entre les mains d’une poignée de nanti·es s’accompagne d’une accélération de l’appauvrissement et de la spoliation de la majorité, de sorte que la CCT ne trouve plus de débouchés productifs pour déverser les excédents faramineux qu’elle a accumulés. La crise économique qui a éclaté en 2008 a marqué le début d’une crise structurelle profonde de suraccumulation ; autrement dit, les capitaux accumulés se retrouvent privés de débouchés pour un réinvestissement rentable.
Ces dernières années, les États néo-libéraux ont eu recours à divers mécanismes interconnectés pour entretenir l’accumulation malgré la stagnation. Les deux premiers sont intimement liés : une croissance nourrie par la dette, et la reconfiguration du financement public par le biais de l’austérité, des renflouements, des subventions aux entreprises et du déficit budgétaire, grâce à quoi les gouvernements transfèrent les richesses des masses laborieuses à la CCT, de manière directe et indirecte. Vient ensuite l’intensification de la spéculation financière. Enfin, quatrième et dernier mécanisme : des vagues d’investissement dans le secteur surévalué des technologies, désormais à l’avant-garde de la mondialisation capitaliste et qui stimule la numérisation de l’économie mondiale dans son ensemble.
Cependant, aucun de ces mécanismes ne peut résoudre, à long terme, la crise de la suraccumulation et de la légitimité. Au sein de la CCT et parmi ses relais politiques, nombreux·ses sont celles et ceux qui craignent que cette crise n’aboutisse à une révolte incontrôlable des masses. Les inégalités mondiales inouïes ne peuvent être maintenues qu’en instaurant des systèmes de contrôle social et de répression généralisés de plus en plus autoritaires. On assiste ainsi à une convergence des besoins politique (contrôle social) et économique (perpétuation de l’accumulation) du système.
La CCT a un intérêt direct à ce que prospèrent la guerre, le conflit et la répression en tant que moyens d’accumulation. On entend par État policier mondial les systèmes de contrôle social de masse, de répression et de guerre qui occupent une place grandissante et sont promus par la classe dirigeante, afin de contenir la rébellion actuelle et les possibles révoltes futures des classes laborieuses et de « l’humanité en trop » (surplus humanity) à travers le monde. Mais ce terme renvoie aussi à la façon dont l’économie mondiale dépend de plus en plus de l’élaboration et du déploiement de ces systèmes de guerre, de contrôle social et de répression dans le seul but de générer des profits et de perpétuer l’accumulation de capitaux malgré la stagnation, ce que j’appelle l’accumulation militarisée ou accumulation par la répression.
Les guerres bidons contre la drogue et le terrorisme, les guerres larvées contre les immigrant·es, les réfugié·es et les gangs (et, plus généralement, les jeunes démuni·es et à la peau foncée issu·es des classes laborieuses), la construction de murs aux frontières et de centres de détention des migrant·es, le développement des complexes industrialo-pénitentiaires, les programmes de déportation et l’essor de la police, de l’armée et d’autres appareils sécuritaires sont autant de sources de profits colossaux organisés par les États.
La CCT et les appareils étatiques qui lui obéissent tentent de résoudre la crise économique de la suraccumulation tout en contrôlant les répercussions politiques de cette crise, à savoir la montée d’une révolte internationale et le risque (pour l’heure maîtrisé) que cette insurrection ne renverse le système. Dans le passé, ce sont les guerres qui ont sauvé le système capitaliste de la crise, tout en détournant l’attention des tensions politiques et des problèmes de légitimité.
L’État policier mondial et le fascisme du XXIe siècle sont intimement liés. L’État policier mondial crée les conditions propices à l’émergence de projets fascistes.
Fascisme des XXe et XXIe siècles
Au XXe siècle, le fascisme reposait sur la combinaison d’un pouvoir politique réactionnaire et de capitaux nationaux. En revanche, son homologue du XXIe siècle consiste en la réunion de capitaux transnationaux et du pouvoir politique réactionnaire et répressif de l’État, soit l’expression de la dictature du capital transnational.
En outre, les mouvements fascistes qui prirent le pouvoir dans les années 1930 en Allemagne, en Italie et en Espagne, ainsi que ceux qui tentèrent ailleurs, en vain, de s’emparer du pouvoir, avaient pour objectif central d’écraser les puissants mouvements socialistes et populaires. Or, aux États-Unis, en Europe et ailleurs, la gauche et les classes laborieuses organisées n’ont jamais été aussi faibles. Dans ces pays, le fascisme du XXe siècle s’apparente à une frappe préventive visant la classe ouvrière et la montée d’une résistance de masse, via l’essor d’un État policier mondial.
En outre, l’État policier mondial a pour objectif principal l’exclusion coercitive de « l’humanité en trop ». L’exclusion coercitive prend la forme de l’incarcération de masse et du développement de complexes industrialo-pénitentiaires, d’une surveillance omniprésente, de programmes de législation et de déportation contre les migrant·es, de gated communities et de ghettos contrôlés par des armées d’agent·es de sécurité privée et de systèmes de surveillance à la pointe de la technologie, d’un maintien de l’ordre intrusif et souvent paramilitarisé, de méthodes « non létales » de contrôle des foules, et de la mobilisation des industries culturelles et des appareils idéologiques étatiques pour déshumaniser les victimes du capitalisme mondial en les faisant passer pour dangereuses, dépravées et incultes.
Les fondements sociaux du fascisme du XXIe siècle
Le fascisme du XXe siècle reposait avant tout sur la classe moyenne et la petite bourgeoisie, une part alors considérable de la population dont le statut était remis en cause et sur laquelle pesait la menace d’un déclassement social et d’une relégation aux côtés du prolétariat.
Ces deux catégories fondirent comme neige au soleil au fil de l’accélération de la prolétarisation dans la seconde moitié du XXe siècle, et notamment avec la montée de la mondialisation. Les mouvements fascistes du XXIe siècle tentent de rassembler une base suffisante parmi les groupes historiquement privilégiés de la classe ouvrière mondiale, tel·les que les travailleur·ses blanc·hes des pays du Nord et les classes moyennes urbaines des pays du Sud, confronté·es à une hausse de l’insécurité et au spectre du déclassement social et de la déstabilisation socioéconomique.
À l’instar de son homologue du siècle précédent, ce nouveau fascisme joue sur un levier psychosocial : il cherche à braquer la peur et l’anxiété des masses, en ces temps de crise aiguë du capitalisme, sur des communautés servant de boucs émissaires. Ainsi des travailleur·ses immigré·es, des musulman·es et des réfugié·es aux États-Unis et en Europe, des migrant·es issu·es des pays voisins en Afrique du Sud, des musulman·es et des castes inférieures en Inde, des Palestinien·nes en Palestine/Israël, ou des populations à la peau plus foncée et frappées de manière disproportionnée par la pauvreté au Brésil.
Pour cela, les forces d’extrême-droite puisent dans le répertoire discursif de la xénophobie, de l’idéologie fallacieuse, du passé idéalisé et mythique, du millénarisme, de la culture militariste et masculiniste qui normalise – voire romantise – la guerre, la violence sociale et la domination, et du mépris et de l’absence d’empathie envers les plus vulnérables. L’attrait qu’exerce ce néo-fascisme repose sur la promesse d’empêcher ou d’inverser le déclassement et la déstabilisation sociale, et de rétablir une forme de stabilité et de sécurité.
Tout comme le fascisme du XXe siècle, sa version contemporaine est un mélange extrêmement toxique de nationalisme réactionnaire et de racisme. Il importe néanmoins de bien distinguer les contextes différents qui ont vu naître les mouvements fascistes des XXe et XXIe siècles. En Allemagne et en Italie, le fascisme prospéra tandis que le capitalisme de l’État-nation était à son paroxysme et offrait, par le biais de conventions sectorielles, des avantages matériels réels (emplois et salaires) à une partie de la classe ouvrière, même s’il extermina celles et ceux qui ne faisaient pas partie des élu·es. Or, le capitalisme mondialisé moderne ne permet guère de proposer ce genre d’avantages, que ce soit aux États-Unis ou ailleurs, si bien que les seuls « bénéfices du fascisme » semblent être désormais purement psychologiques.
Sur ce plan, l’idéologie du fascisme du XXIe siècle repose sur l’irrationalité, sur une promesse de rétablir la sécurité et la stabilité qui fait appel à l’affect, et non à la raison. C’est un projet qui se moque de distinguer la vérité du mensonge, et n’en a pas besoin. Ainsi, le discours populiste et nationaliste de l’administration Trump est complètement décorrélé de ses politiques réelles. Au cours de la première année de son mandat, son programme a consisté à déréguler (autrement dit à démolir l’État régulateur), à réduire les dépenses sociales, à démanteler ce qui restait de l’État-providence, à privatiser, à baisser les impôts sur les entreprises et les plus riches, et à doper les subventions accordées par l’État au capital ; en d’autres termes, à instaurer un néolibéralisme gonflé aux stéroïdes.
Loin du syncrétisme entre le capital national allemand et l’État fasciste, le trumpisme a consisté à créer de nombreuses opportunités de profits aux États-Unis (et à travers le monde) pour le capital transnational. L’administration Trump a encouragé les investisseurs transnationaux du monde entier à investir aux États-Unis ; elle les a appâtés grâce à une réforme fiscale régressive, à une déréglementation inédite et à la mise en place de barrières douanières limitées pour les groupes internationaux disposés à établir leurs activités derrière ces barrières.
Enfin, une condition primordiale du fascisme du XXe siècle et de sa mouture contemporaine est la diffusion de mouvements fascistes au sein de la société civile, à laquelle nous assistons dans le monde entier, ainsi que leur fusion à terme avec un pouvoir politique réactionnaire à la tête de l’État. Le fascisme et l’État policier mondial du XXIe siècle résultent d’une convergence, celle des forces d’extrême-droite, autoritaires et néofascistes dans la société civile, d’un pouvoir politique réactionnaire et répressif à la tête de l’État, et des capitaux des entreprises transnationales.
Trumpisme et fascisme contemporain
Aux États-Unis, les mouvements fascistes se sont rapidement répandu depuis le début du XXIe siècle, à la fois parmi la société civile et au sein du système politique, via l’aile droite du Parti républicain. Trump s’est révélé être un personnage charismatique à même de galvaniser et d’encourager des forces néo-fascistes disparates : suprémacistes blanc·hes, nationalistes blanc·hes, milices, néo-nazi·es, Ku Klux Klan, Oath Keepers, mouvement patriote, fondamentalistes chrétien·nes et groupes d’autodéfense anti-immigration.
Ces groupes ont commencé à s’hybrider comme jamais au cours des décennies précédentes, tandis qu’ils mettaient un pied dans la Maison Blanche sous l’administration Trump et dans les autorités locales et régionales à travers le pays. Le paramilitarisme s’est développé dans bon nombre de ces organisations et vient épauler les agences répressives des États fédérés.
Le trumpisme et les autres réponses que l’extrême-droite apporte à la crise du capitalisme mondial sont une tentative contradictoire de réaffirmer la légitimité de l’État malgré sa déstabilisation par la mondialisation capitaliste.
Les États-nations sont face à une contradiction : d’un côté, la nécessité d’encourager l’accumulation de capitaux transnationaux sur leur territoire ; de l’autre, le besoin d’asseoir leur légitimité politique. De ce fait, les États du monde entier se sont embourbés dans des crises de légitimité sans fin, qui débouchent sur une gestion politique de la crise aussi bien confuse qu’apparemment contradictoire et même schizophrène, car constituée d’éléments incompatibles ou incohérents.
Cette gestion schizophrène de la crise contribue aussi à expliquer la recrudescence des forces d’extrême-droite et néo-fascistes, qui vantent le nationalisme et le protectionnisme tout en défendant le néolibéralisme. Aux États-Unis, la CCT se réjouit des politiques néolibérales de Trump, mais est divisée quant à son impertinence, ses pitreries et ses penchants néo-fascisants.
Pour paraphraser le grand stratège prussien Carl von Clausewitz, connu pour sa célèbre tirade « la guerre n’est que le prolongement de la politique par d’autres moyens », le trumpisme et, à divers degrés, les autres mouvements d’extrême-droite à travers le monde, sont le prolongement de la mondialisation capitaliste par d’autres moyens, à savoir l’instauration d’un État policier mondial et une mobilisation néo-fasciste.
Cependant, le populisme et le protectionnisme de Trump ne reposent sur aucun contenu politique tangible : ils sont presque entièrement symboliques. Ainsi, la rhétorique fanatique qui entoure la construction du mur à la frontière avec le Mexique se révèle essentielle sur le plan symbolique pour séduire une base sociale à qui l’État ne peut offrir aucun avantage concret, ou si peu.
On assiste de fait à une réaction de rejet contre la mondialisation capitaliste chez les classes populaires et ouvrières et les cercles des élites les plus tournés vers l’économie nationale, ainsi que chez les populistes de droite, comme en témoignent le référendum de 2016 sur le Brexit et la montée des populismes de droite à travers l’Europe, qui exigent qu’un coup d’arrêt soit donné aux processus de mondialisation. Toutefois, la présence de groupes néo-fascistes au sein de la société civile ne signifie pas que le système dans son ensemble est fasciste. Pour cela, il faut d’abord que ces groupes fusionnent avec le capital et l’État ; or, le nationalisme économique n’est pas dans l’intérêt de la CCT.
Rien ne dit que le fascisme sortira forcément victorieux de la crise du capitalisme mondial. Le triomphe ou la débâcle du projet fasciste dépend de la tournure que prendra la lutte entre les forces sociales et politiques dans les années à venir. Pour contrer l’État policier mondial et le fascisme du XXIe siècle, nous devons opposer un front uni au fascisme. Mais toute coalition anti-fasciste élargie devra intégrer à sa stratégie une critique modernisée du capitalisme mondial et de sa crise.