Démocraties sous pression. Autoritarisme, répression, luttes

Sommaire du dossier

Se défendre face aux répressions, du numérique au juridique

, par Rédaction, WEILL Caroline

Téléchargez librement et gratuitement le n°22 de la collection Passerelle en format PDF.

En ce mois de décembre 2020, alors que les Lois Sécurité Globale et « Séparatisme » (rebaptisée loi « confortant le respect des principes de la République ») sont en train d’être débattues par les législateur·rices français·es, la sensation de répression va croissante. L’ambiance dans les manifestations est à la tension permanente, les attaques sur des espaces d’organisation sociale de plus en plus nombreuses. Si cela fait plusieurs années que la pression monte, 2020 et la pandémie mondiale semblent avoir encore accéléré les dynamiques répressives. La question se pose désormais largement : comment continuer à lutter pour une autre société dans un contexte où les espaces de libertés se réduisent ? En tant que coordinatrice de ce numéro de Passerelle, je suis allée à la rencontre de militant·es impliquées face aux problèmes des répressions, pour qu’ils et elles me parlent d’autodéfense numérique et juridique. Ils et elles travaillent depuis longtemps autour des questions numériques et de leur dimension politique, luttent contre la centralisation de nos usages sur les plateformes des grands groupes, promeuvent les espaces de démocratisation et de réappropriation de la technique. Ils et elles m’ont parlé de leurs luttes, de leurs analyses de la situation, de leurs compréhensions des enjeux liés à l’autodéfense. Le texte qui suit est un condensé des réflexions qui m’ont été partagées. J’espère qu’elles seront utiles et éclairantes pour ceux et celles qui se battent, partout, pour un monde plus juste, et qui prennent des risques pour défendre nos libertés à tou·tes.

Lorsqu’on parle d’autodéfense (numérique, juridique, intellectuelle, physique) l’idée principale est de rendre les personnes susceptibles d’être « attaquées » capables de comprendre ce qui leur arrive et de s’en prémunir ou se défendre. Cela peut être appliqué dans de nombreux contextes, autant face à un conjoint violent qu’à la suite d’une interpellation en manifestation. Ici l’objectif principal est d’appuyer les luttes politiques qui visent à améliorer la société, pour évoluer vers plus de justice, d’égalité, vers moins d’oppression et de violence. Or, pour atteindre ces objectifs politiques, les mouvements sociaux rencontrent un certain nombre d’adversaires : on pense tout de suite à la répression étatique, policière et judiciaire. Mais les sociétés privées, officines dédiées à la surveillance, comme des grands acteurs « commerciaux », sont également de la partie. Parfois c’est même un drôle de mélange, par exemple lorsqu’un ancien des services secrets intérieurs espionne un journaliste pour le compte de LVMH. [1] Pour maintenir les rapports inégalitaires, les classes dominantes et les autorités ont besoin de moyens d’action que sont la surveillance, le contrôle et la répression. En cette période, d’autant plus, le curseur va vers plus d’autoritarisme. La question de fond est donc bien, comment continuer à faire progresser nos luttes et nos visions d’un monde plus juste, c’est-à-dire, comment s’assurer de marges de manœuvre suffisantes pour continuer à avancer dans la construction d’un monde meilleur, en limitant les pouvoirs de la surveillance et de la répression.

Démonstration d’auto-défense physique par une militante du suffrage féminin. Photo de 1910 © Illustrated London News Ltd/Mary Evans.

L’autodéfense physique est facilement appréhendable : face à une personne qui nous attaque, éviter de subir trop de coups, et s’en sortir aussi indemne que possible. L’autodéfense intellectuelle est également un concept assez largement compris. Il s’agit de comprendre les techniques de l’adversaire, que ce soit la langue de bois ou les glissements sémantiques, qui pervertissent la pensée, afin de pouvoir y réagir et s’y adapter. L’autodéfense numérique et juridique est similaire en ce sens : il s’agit d’une compréhension plus globale des phénomènes à l’œuvre pour avoir assez de recul et nous permettre d’ajuster les stratégies en fonction du contexte. De fait, on a régulièrement vu des personnes durement réprimées à cause de pratiques qui auraient pu être évitées avec une meilleure compréhension des enjeux liés à ces pratiques. Deux exemples : des manifestant·es ont été condamné·es à des peines de prison parce que d’autres personnes, sans aucune mauvaise intention, avaient pris des photos au cours de manifestations et les ont diffusées sur Internet et elles ont pu être utilisées comme preuve à charge au moment d’un procès. De la même façon, des informations échangées au sujet d’exilé·es ont pu motiver des refus d’asile, ou encore compliquer un processus d’évaluation d’âge. Les conséquences de pratiques mal évaluées et non contrôlées peuvent être lourdes, en particulier pour les groupes les plus visés par la répression, en raison d’actions politiques ou de politiques d’État particulières. Le premier travail des militant·es de l’autodéfense en général est donc de diffuser largement une compréhension du monde qui permette une meilleure évaluation des risques, pour éviter de tomber (trop) facilement dans les pièges de la répression et ne pas se mettre gratuitement et inutilement en danger.

Les notions de transmission et de pédagogie sont centrales, et à rapprocher de celle d’éducation populaire. C’est la croyance que tout le monde est capable de comprendre les grandes lignes ; de les appliquer ; et de les transmettre, même si ça n’est qu’un petit bout de savoir. Il ne s’agit pas d’être des spécialistes, ni de la loi ni de l’informatique, pour capter les mécanismes de surveillance/répression et les risques encourus. Malgré tout, même si la volonté est là, il ne faut pas être idéalistes non plus : face à un système complexe (que ce soit le système légal/pénal ou la technologie numérique (c’est-à-dire, l’informatique), il est parfois difficile de s’orienter, par manque de connaissance. Le recours à des groupes spécialisés, qui sont en mesure d’expliciter le fonctionnement de ces systèmes de façon plus largement accessible, est nécessaire et toujours bienvenu. Souvent, avant une action directe (sit-in, blocage, etc.), une « legal team » – un groupe dédié à la gestion des risques répressifs – parfois en lien avec des avocat·es – accompagnent les activistes, avant, pendant et après. Le but est qu’ils et elles s’approprient la compréhension du contexte, des acteurs, de leurs possibilités d’action et de leurs rapports entre eux : un maire n’est pas la même chose qu’un préfet ou un policier de la BAC ni même que la police judiciaire. Comprendre le contexte dans lequel on évolue permet d’évaluer les risques que l’on prend et de savoir comment réagir en cas de problème. Il y a des pièges à connaître comme l’intimidation en garde à vue (GAV), afin d’obtenir des aveux d’une personne, ou bien le fait de subir des questions « pièges » auxquelles de mauvaises réponses sont susceptibles d’être utilisées comme des preuves de mensonge ou assimilé. La GAV est un outil pour incriminer des personnes qui n’ont peut-être rien fait, ou rien qui justifie la prison : connaître ses droits et ne donner aucune information qui pourrait être retenue contre soi est une arme décisive pour faire face à la pression. En fin de course, également, l’autodéfense juridique permet de faire bloc autour d’une personne incriminée, et d’apporter une défense pertinente du collectif comme de son cas devant les instances juridiques appropriées.

De la même façon, sur les questions numériques, la compréhension de comment un outil peut être utilisé contre nous est décisive. L’informatique et les réseaux de communication, tels qu’ils sont diffusés dans le monde, sont des outils ambivalents. Une bonne partie de nos actions et de nos réflexions passent désormais par des outils informatiques. D’un côté, cela nous permet de nous organiser à une échelle sans précédent, de nous renforcer quand on voit l’ampleur des manifestations dans toutes les villes de France en même temps ; mais c’est également un outil de surveillance, où les acteurs de la répression puisent pour trouver des preuves contre les activistes. Il s’agit d’une surveillance passive, dans le sens où tout ce qui se passe sur Internet laisse des traces (possiblement indélébiles) : des informations sur nous y sont enregistrées dans des espaces que nous ne maîtrisons pas (les serveurs des GAFAM, les machines des autres, etc.) et auxquels des adversaires peuvent avoir accès. Ces traces, qu’elles soient anodines ou importantes, sont accumulées au fil du temps et peuvent être un jour utilisées dans des procédures judiciaires. Il faut avoir conscience de la dimension temporelle de cette accumulation d’informations. Il est indéniable que nous sommes dans un contexte où les lignes politiques bougent, et rapidement : on peut vite se trouver dans une position délicate vis-à-vis de l’autorité étatique, sans avoir rien changé à sa position ou ses actions. Ces derniers mois, on a vu fleurir des décrets qui autorisent le fichage des opinions politiques et religieuses, et qui permettent de ficher des personnes autant que des initiatives, collectifs, structures. Les digues sautent régulièrement dans les possibilités de fichage, et il est de plus en plus urgent de diffuser ces informations pour se rendre compte que la question de la surveillance et du contrôle est une réalité complexe et quotidienne. [2]

Il est essentiel de partager une bonne compréhension de ce qu’est le numérique et comment marchent ces réseaux, car il ne faut ni être naïf·ve (en sous-estimant le pouvoir de nuisance) ni être catastrophique ou paranoïaque (car cela paralyse et empêche d’agir). Il faut avoir une compréhension saine de ces outils, avoir conscience des impacts de nos usages du numérique et des potentielles conséquences futures, pour soi, mais aussi et surtout, pour les autres. Contrairement à ce que le débat sur les « données personnelles » peut laisser entendre, nos usages du numérique impliquent fondamentalement la collectivité. Nos actions ont une incidence sur les autres dans la mesure où ils et elles sont potentiellement surveillé·es et dans la mesure où nous sommes en relation. Le contrôle et la surveillance visent à construire des graphes sociaux et à cartographier nos interactions : en ce sens, toute personne peut être un point d’entrée et compromettre la sécurité de l’ensemble d’un groupe. Mais la collecte d’information est effectivement collective, et le jour où les autorités en ont besoin, toutes les informations collectées et enregistrées sur les autres peuvent les mettre en danger. Il faut également insister sur le fait que peu importe si ces informations sont d’ordre politique/militant ou bien personnelles et apparemment anodines. D’une part le volume de données produites est presque aussi important que le contenu des données lui-même. D’autre part le contenu des échanges n’est pas toujours le plus intéressant, les métadonnées (ou données de connexion) peuvent suffire. En pratique, il suffit de savoir qu’un coup de fil a été passé (données de connexion entre deux appareils), sans connaître la teneur de la conversation (données de contenu), pour savoir que deux personnes sont en relation. La fréquence des appels indique le degré de proximité, les heures donnent éventuellement un contexte (horaires de bureau, pour l’apéro ou avant une manif). Tout ça sans avoir eu accès aux échanges.

On le voit, il ne s’agit pas que de considérations d’ordre technique. Avoir conscience de comment on est tracé·e doit donner lieu à l’appropriation de « gestes barricades numériques », à des pratiques qui assurent un minimum de sécurité. Tout le monde peut se prendre en charge à partir d’une compréhension adéquate de l’environnement dans lequel on évolue. Il est évident qu’il n’y a pas de lutte à risque zéro : la sécurité est un compromis entre la prise de risque maîtrisée et l’efficacité des actions entreprises. Il s’agit de comprendre les enjeux, d’accepter certains risques et d’être efficace tout en limitant des répressions évitables ou non nécessaires.

De nombreuses personnes se voient aujourd’hui obligées d’utiliser l’informatique, bon gré mal gré, mais ne comprennent pas comment cela fonctionne concrètement, ni de quelle manière cette dimension de l’organisation sociale s’enchevêtre avec d’autres dynamiques – notamment celle de la répression judiciaire. D’un côté, le système légal est une force de résistance au changement social, il est utilisé par les dominant·es pour taire les protestations. De l’autre, le numérique décuple la capacité de surveillance qui sert, in fine, à la répression juridique. D’où l’importance de penser l’autodéfense numérique et juridique ensemble, comme une sorte de continuum : les acteurs de la répression sont soit les mêmes, soit travaillent ensemble sur les deux tableaux (on pense notamment à la collaboration entre entreprises de télécommunication et État dans la répression d’un certain nombre de mouvements sociaux dans le monde). Par exemple, dans une enquête pénale, le bornage de téléphone portable intervient presque toujours, d’une manière ou d’une autre. Cela permet de savoir où étaient les personnes, sur quelles antennes réseaux elles se sont connectées, avec qui elles ont échangé, et cela donne un pouvoir de contrôle très étendu. Dans les deux cas également, le numérique et le juridique sont des outils ambivalents, qui nous permettent de nous organiser et de gagner des batailles, autant qu’ils peuvent être utilisés par nos adversaires pour bloquer nos luttes.

L’autodéfense numérique est souvent comprise comme quelque chose de compliqué. C’est un fait, il y a souvent un approche techno-centrée et décorrélée de la situation concrète et du vécu des militant·es, car les practicien·nes de la sécurité informatique ont tendance à rentrer dans des détails techniques peu accessibles aux personnes « non-initiées ». C’est aussi trop souvent une boîte à outils générale proposée hors contexte pour se prémunir de la surveillance. Or, il faudrait peut-être prendre la chose à l’envers : se poser la question de qui sont les adversaires, quelle est leur capacité de nuisance, quels sont les risques encourus en fonction des activités envisagées, et donc les outils et pratiques pertinentes à mettre en place. En quelque sorte, se recentrer sur « c’est la fonction qui fait l’outil ». Sortir du côté techno-centré évite aussi de sur-responsabiliser, et donc de culpabiliser les gens, pour leurs « mauvaises pratiques ». Mais surtout, il faut éviter de donner des absolus, des conseils et certitudes figés et acontextuels. L’autodéfense numérique et juridique doit être conçue comme un processus, et non un produit. Il ne s’agit pas de donner des solutions toutes faites mais d’interroger les acteur·rices exposé·es aux questions de répression, d’encourager une autonomisation sur la base de connaissances concrètes du milieu social et politique dans lequel ils et elles évoluent et qui est en changement permanent. L’idée est de permettre de faire des choix stratégiques éclairés, et non de faire des prescriptions qui pourraient en plus les mettre dans des situations délicates qu’on ne pouvait pas anticiper d’un œil extérieur.

Ceci dit, c’est également vrai qu’il faut que des groupes spécialisés accompagnent les luttes : on a besoin de toutes les compétences. Les actions préparées au sein des collectifs doivent être « bordées » de tous les côtés pour minimiser les risques : du brief légal à la limitation des traces laissées, de l’explication des dangers d’un contrôle d’identité dans une manifestation très surveillée aux risques qui pèsent sur le matériel informatique… Les personnes et collectifs en lutte pour améliorer les conditions de vie concrètes dans notre société sont légion : plus la répression avance, plus les besoins en termes d’accompagnement et de sécurité sont importants. Aujourd’hui plus que jamais, il est urgent de s’identifier mutuellement, de se connaître et se reconnaître, de savoir où sont les compétences pour être capable de renvoyer celles et ceux qui en ont besoin vers les bonnes personnes. Il est urgent de faire réseau. Dans le domaine du juridique par exemple, le RAJcoll, Réseau d’Autodéfense Juridique, a déjà une bonne expérience de mutualisation des compétences et d’accompagnement des mouvements sociaux et des luttes. Entre les militant·es du numérique libre, l’envie monte d’imiter ces initiatives de transmission de connaissance, de pédagogie, d’accompagnement, en étendant la compréhension des enjeux au numérique en tant qu’outil de lutte, mais aussi de répression. Partout, il y a des gens qui montent des ateliers d’autodéfense numérique, font des formations, élaborent des outils : il est urgent de faire du lien entre des « geeks » pas toujours très politisé·es mais très fort·es sur la technique, et des militant·es très au fait de la répression judiciaire, mais parfois dépassé·es par les questions numériques. Il faut se renforcer mutuellement sans réinventer la poudre.

Ces réseaux d’entraide, de solidarité, de soutien mutuel se construisent à la fois petit à petit, mais tout de même dans le feu de l’action et en fonction des besoins concrets. La répression grandissante dans le monde démultiplie les besoins d’autodéfense. Il reste beaucoup de choses à faire pour développer des mécanismes et outils qui assureront la pérennité de nos luttes.