Démocraties sous pression. Autoritarisme, répression, luttes

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Espaces démocratiques et infrastructures de télécommunications : penser les opérateurs comme des acteurs politiques

, par FFDN , PIQUER-LOUIS Oriane

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Internet, nous avons l’habitude de n’en voir que les points de terminaison : la qualité du réseau capté par nos smartphones, celle du wifi de notre domicile, par exemple. Nous nous sommes habitué·es à des représentations de l’Internet très éthérées : c’est quelque chose qui flotte dans l’air, dans les MacDos, les campus, nos appartements.

En sévissant depuis maintenant plusieurs années dans des associations qui ont la particularité d’avoir le statut d’opérateurs, je me suis habituée à voir, au quotidien, tout ce qu’il y a après le point de terminaison : on soupçonne mal que pour que le wifi de l’appartement fonctionne bien, une grande quantité de gens ont travaillé, à différents niveaux.

Internet, c’est d’abord une infrastructure, qui termine avec la box posée dans notre salon. Elle est composée de câbles de cuivre (ceux du téléphone, qui servent pour l’ADSL), de fibres optiques, de machines qu’on appelle des routeurs pour gérer le flux des données, d’antennes diverses et variées, de poteaux, d’armoires de rue. Autant de choses très matérielles, très concrètes, qu’il faut entretenir.

C’est de cela dont je veux parler ici. On parle beaucoup des plateformes, avec l’actualité récente, mais pour travailler la question de la démocratie et des réseaux il me semble qu’il faut aussi regarder ce qui nous relie à ses plateformes, où l’on observe des tensions entre télécommunications et démocratie depuis au moins dix ans. Je vais donc laisser les câbles et les antennes voler la vedette à Facebook, pour une fois.

Moment de transmission, apprendre à souder la fibre, Assemblée Générale de la FDN 2017. Crédit : zorun CC-BY-SA.

Cette infrastructure a une caractéristique qui renouvelle tous les jours l’attachement profond que j’ai pour les PTT et mon admiration : c’est une infrastructure décentralisée. En d’autres termes, il n’y a pas un réseau Internet, mais des réseaux. Chaque opérateur est responsable d’un réseau de télécommunications qu’il a la charge d’entretenir et de connecter à d’autres réseaux de télécommunications. Lorsqu’on se connecte à Internet via son fournisseur d’accès à Internet (FAI), on a accès au réseau de cet opérateur, et puis, de proche en proche, à celui de tous ses voisins, puis des voisins de ses voisins, etc. Et quand même, la plupart du temps, ça marche. Personne n’est responsable de la totalité de l’Internet, personne ne suit les données du début de leur voyage à la fin de ce dernier, et on arrive, la majeure partie du temps, à les faire transiter sans encombre. Le réseau postal ces derniers temps n’a pas d’aussi bons résultats…

C’est précisément cette caractéristique qui donne à Internet sa grande résilience. C’est parce qu’il n’y pas de racine centrale d’Internet qu’il est difficile de contrôler ce que fait chaque opérateur avec les données. Une caractéristique d’Internet qui a beaucoup, beaucoup fait couler d’encre, surtout de la part des gouvernements, qui déploient énormément d’efforts pour légiférer sur un espace de parole qui, structurellement, leur échappe. En effet, Internet constitue un espace où peut émerger une parole divergente (Boullier, 2017), ce qui constitue une remise en question de la légitimité de l’État et de sa parole. L’État est fâché avec l’idée de ne plus être le seul à parler.

Et donc il cherche à contrôler et à surveiller tout ce qui pourrait représenter du « mal dire », avec la même inquiétude que Louis XVI, confronté aux « nouvelles à la main ». [1] Ma référence au travail d’Arlette Farge est faite ici à dessein : ce n’est pas propre à Internet. Internet est un immense porte-voix à « mal-dire ». Ce qui se disait dans les troquets et sur les feuilles volantes se dit aujourd’hui sur les pages Facebook et les blogs. Tout comme les « nouvelles à la main » étaient poursuivies et surveillées par un pouvoir inquiet, Internet l’est depuis le début, le téléphone l’était avant lui. Price (2013) a expliqué comment le gouvernement des États-Unis s’est efforcé, dès le début du XXe siècle, de mettre en place des techniques de surveillance des réseaux et d’encourager l’acceptabilité sociale d’une telle surveillance. En France, Internet est lui aussi l’objet d’une inflation législative depuis au bas mot les dix dernières années. Plus récemment, Félix Tréguer (2020) a montré comment la censure s’articulait entre États et Silicon Valley.

On ne va pas dire qu’ils ont gagné, parce que c’est quelque part faux : l’effet Streisand, [2] maintenant bien connu, est la preuve que le retrait d’un contenu sur Internet, quel qu’il soit, est toujours provisoire. On peut saluer l’usage de technologies de chiffrement de bout en bout par de plus en plus de gens – par exemple les très nombreux nouveaux·elles utilisateur·rices de Signal. [3] Sur Internet, il y a toujours un moyen d’échapper à la censure et à la surveillance.

Mais on ne peut pas dire qu’ils perdent non plus. Et c’est là que se pose la question d’un rétrécissement de l’espace démocratique. Il y a deux manières de définir « espace démocratique » ici pour moi : d’une part, un espace (si on pardonne l’analogie topographique, qui ne fonctionne pas toujours pour décrire Internet) où se joue la démocratie, c’est-à-dire où les citoyen·nes prennent en charge la chose publique, décident de leur sort ensemble ; d’autre part, et ça peut être lié mais pas forcément, un espace où peut fleurir le « mal-dire », la parole qui remet en cause le pouvoir, qui lui pose des questions, l’interpelle, le pousse à rendre des comptes. Parole essentielle, parce qu’elle place la personne dirigeante, dans une démocratie représentative, dans une position où elle est bien la destinataire d’une délégation de pouvoir : si elle en use mal, le peuple a le droit de lui retirer sa délégation. Le « mal-dire » place le pouvoir sous le regard du peuple, légitime détenteur du pouvoir. Évidemment, on comprend mieux pourquoi un roi, héritier d’un pouvoir censé ne procéder que d’une décision divine, était gêné aux entournures. Il ne s’est pas trompé, c’est bien cette parole qui a fondé la légitimité de la prise en charge par le peuple de son propre destin plusieurs années après. Dans une démocratie représentative saine, le ou la dirigeant·e est toujours sur la sellette. C’est inconfortable, mais c’est sain.

Qu’observe-t-on en 2021 et surtout qu’est-ce que les infrastructures de réseaux de télécommunications viennent faire là-dedans ?

Internet étant redoutablement efficace à faire circuler de l’information et à mettre en contact des personnes éparpillées sur un territoire, il s’est très vite imposé comme un outil essentiel pour faire usage de certaines de nos libertés fondamentales (liberté d’information, liberté d’expression). Chose actée, d’ailleurs, par le Conseil Constitutionnel, en France en 2009 : « La liberté de communication et d’expression, énoncée à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, fait l’objet d’une constante jurisprudence protectrice par le Conseil constitutionnel (voir dernièrement décision n °2009-577 DC du 3 mars 2009). Cette liberté implique aujourd’hui, eu égard au développement généralisé d’internet et à son importance pour la participation à la vie démocratique et à l’expression des idées et des opinions, la liberté d’accéder à ces services de communication au public en ligne. » [4]

Ce qui confère aux opérateurs, et aux FAI en particulier, une lourde responsabilité, celle de garantir ces libertés. Nous sommes obligé·es de passer par un FAI, pour avoir accès à Internet. Or, les gros opérateurs, ce sont des entreprises, dirigées par des actionnaires. Distribuer des dividendes et préserver les libertés fondamentales, ça n’a jamais fait très bon ménage.

Cela entraîne une tendance certaine à abuser de ce pouvoir, parce que ça rapporte davantage à court terme de le faire : par exemple en concentrant, dans le même groupe d’entreprises, organes de presse et opérateurs (Bénilde, 2016). Cela permet aux abonné·es du FAI d’accéder à une offre préférentielle pour lire les titres de presse du même groupe, ce qui biaise le choix de la source d’information de l’utilisateur final. On avait relevé, il y a maintenant quelques années, que certains FAI ralentissaient la connexion vers Skype, qui leur faisait directement concurrence… sur l’offre de téléphonie. Normalement, ce serait à l’utilisateur·rice final·e, au·à la citoyen·ne, de choisir comme un·e grand·e via quelles sources il·elle s’informe et comment il·elle s’exprime ou entre en contact avec d’autres. Parce que c’est sa responsabilité en tant que citoyen·ne adulte qui est la fondation d’une démocratie [5] : s’il faut décider à sa place (comme on le fait sur plein de sujets pour les enfants), on ne peut pas le·la laisser s’occuper de la chose publique.

Garantir cela, que le·la citoyen·ne puisse jouir sans contraintes, via Internet, de sa liberté d’expression et d’information, cela pourrait constituer en une définition minimale de la neutralité du Net.

Un autre élément agaçant avec ces entreprises, c’est leur tendance, j’oserais presque dire naturelle, au monopole local. Une infrastructure de télécommunications, cela demande énormément d’investissements pour être déployée et entretenue, et ça a la manie de n’être rentable qu’à long terme. Comme on a eu la riche idée, ici comme ailleurs, de la privatiser, dans les faits, sur des territoires donnés, ce seront les opérateurs les plus gros (qui ont la plus grosse capacité d’investissement) qui tireront les câbles et poseront les antennes. Alors, évidemment, à l’échelle européenne par exemple, ou même nationale, Internet est toujours décentralisé. Il y a toujours plusieurs réseaux interconnectés entre eux. À l’échelle d’une région, c’est moins clair : comme une infrastructure donnée perd de la valeur quand il y a des infrastructures concurrentes sur le même territoire, les opérateurs ont tendance à se concentrer plutôt qu’à se multiplier.

Cette tendance naturelle au monopole a deux conséquences fâcheuses. Je vais commencer par peut-être la moins évidente. Aux États-Unis, où on ne peut espérer en général guère mieux qu’un duopole, on a une situation dramatique où c’est l’opérateur en position de monopole ou de quasi monopole local qui pose ses conditions, sur le tarif notamment, pour l’accès à Internet. Et comme l’entretien des câbles et des machines coûte cher et ne rapporte rien à court terme, il est souvent reporté : le réseau se dégrade, et avec lui la qualité de service.

Si on ramène ça à une question démocratique, pour accéder au « mal-dire », celui déployé dans la presse d’investigation qui met la lumière sur la corruption, par exemple, mais aussi celui qu’il pourrait déployer sur un blog après s’être fait un avis en consultant plusieurs sources, le·la citoyen·ne devra d’abord payer, et cher, pour un service médiocre. On peut parler d’un accès censitaire à l’exercice démocratique.

De plus, l’opérateur, sans contrainte légale, déploie là où ce sera rentable à court terme : dans les espaces les plus denses. C’est ce qu’on appelle « fracture numérique » en France et « digital divide » outre-Atlantique. En France, on a la notion de service universel, qui oblige l’opérateur qui en est responsable (en l’espèce Orange, puisqu’il hérite de feu France Télécom) à entretenir le réseau téléphonique (qui sert pour l’ADSL). Depuis le retrait du Title II aux USA, [6] cette notion n’existe plus aux États-Unis. Donc la situation est moins marquée chez nous, même s’il serait idiot de nier l’existence d’une fracture numérique. Ce à quoi tente de répondre, d’ailleurs, le Plan France THD. Dans certaines régions, selon l’organisation des travaux actée en amont par les collectivités, on parle de déploiement en « peau de léopard » : concentré sur les centres urbains, les zones périphériques étant couvertes en second lieu.

Que des gens soient écartés de l’exercice de leurs droits et libertés fondamentales parce que ça coûte trop cher de déployer chez vous dans l’immédiat me semble constituer une atteinte à ces droits et libertés. On ne peut pas participer à l’espace public si l’on n’y a pas accès. C’est un droit. Point. Il ne peut pas y avoir des citoyen·nes qui ont un accès prioritaire à l’espace démocratique et d’autres qui arrivent en bout de course, simplement parce qu’ils ou elles habitent à la campagne.

Il y a une autre conséquence à cette tendance au monopole. C’est la collusion avec le pouvoir. D’un point de vue économique, un monopole est très mauvais pour l’ensemble du marché (ça l’étouffe, ça ne bénéficie qu’à l’acteur qui est dominant, même pas au·à la consommateur·rice pour les raisons évoquées plus haut), et c’est pour cela qu’il existe plusieurs régulations contre les monopoles ; mais d’un point de vue politique, c’est pratique. On ne va pas se mentir, le fait d’avoir un marché structuré autour de 3-4 opérateurs dominants, cela rend l’application d’une loi de censure administrative beaucoup plus facile. Les opérateurs déjà dominants ont une tendance naturelle à asseoir leur domination ; cette domination arrange le pouvoir ; et c’est là qu’il y a un risque fort de collusion.

L’exemple le plus extrême de ce type de situation est l’exemple tunisien : sous Ben Ali, Internet était très largement surveillé et censuré. [7] Une situation rendue possible par l’existence d’un seul et unique FAI pour tout le pays. Mais Internet, c’est décentralisé. Les nouvelles qui ne peuvent pas être lues en Tunisie peuvent l’être en France. Il n’a pas fallu très longtemps pour que les Tunisien·nes trouvent une voie de contournement, rappelant au passage que tout effort de censure et de surveillance est un jeu de chat et de souris. Ils ne gagnent jamais vraiment tout à fait. L’arrivée des immenses plateformes comme Facebook ou Google a compliqué le problème, en recentrant non seulement le web, mais à certains endroits, aussi, l’infrastructure. Je voulais décentrer le regard de la question des plateformes, qui est largement traitée, pour attirer l’attention sur ces équilibres, ces tendances, ces mouvements de fond. Poster ses messages sur Mastodon plutôt que Twitter, c’est un premier pas fait hors du giron des GAFAM. Mais si c’est sans avoir le choix de son opérateur, et sans n’avoir aucune garantie, ni du soin qu’il apportera à cette infrastructure désormais essentielle, ni de son indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, l’espace démocratique qu’on fera émerger en quittant les grandes plateformes restera quelque part vulnérable.

C’est pour cette raison qu’il est aussi important qu’il existe des opérateurs non pas constitués en entreprises, mais en associations, comme ceux de la Fédération FDN. D’une part, c’est un outil important pour reprendre la main sur une partie de cette infrastructure, puisque ce sont les membres des associations qui maîtrisent tout ou partie de celle-ci. D’autre part, c’est un espace démocratique, dans l’autre sens du terme : un espace où l’on discute. Où l’on prend des décisions ensemble. Où l’on fait vivre ce que c’est que de se charger de la chose publique. Ces associations sont des parties prenantes nécessaires sur un marché qui ne fait que se concentrer. Elles sont aussi la preuve qu’on peut faire prendre soin des télécoms comme des communs, et non comme l’objet d’échanges marchands.

La conclusion que j’ai envie de tirer de ce développement, c’est que tant qu’on pensera les télécoms, et les remèdes de régulation qu’on appose sur ce marché, de manière strictement économique, on manquera quelque chose. La communication entre les personnes, le fait de s’informer, de discuter cette information, ce sont des choses trop importantes dans l’exercice d’une démocratie saine pour être traitée selon l’angle pur de la régulation économique. Les opérateurs télécoms, et pas seulement ceux qui se pensent comme tels depuis le début –les membres de la Fédération FDN – tous les opérateurs, sont des acteurs politiques. Quand ils prennent une décision, ils ont un impact sur la manière dont nous sommes relié·es à l’information, et en position de discuter celle-ci. L’actualité (récente et moins récente) autour des plateformes nous a montré l’enjeu des décisions que prennent certains acteurs économiques sur la santé de nos démocraties. Mais il en va de même pour les opérateurs ! Ils ont la charge du maillage qui tient « l’écume du territoire », pour terminer avec Boullier, debout. Et ce n’est pas rien. Nous devons les penser comme des acteurs politiques, avec les responsabilités que cela engendre.

Bibliographie :
– Bénilde, M., 2016. « Quand les tuyaux avalent les journaux », Le Monde Diplomatique. https://www.monde-diplomatique.fr/56200
– Boullier, D., 2015. L’écume numérique des territoires. In Traces numériques et territoires. Presses des Mines. doi :10.4000/books‧pressesmines.1999
– Farge, A., 1992. Dire et mal dire l’opinion publique au XVIIIe siècle. Éd. du Seuil. http://www.sudoc.fr/00252760X
– Price, D., 2013. : « Quand le peuple américain refusait qu’on espionne Al Capone », Le Monde Diplomatique. https://www.monde-diplomatique.fr/49562
– Tréguer F., 2020. « Les deux visages de la censure », Le Monde Diplomatique. https://www.monde-diplomatique.fr/61980