Démocraties sous pression. Autoritarisme, répression, luttes

Sommaire du dossier

Les années 1970 et la contre-offensive du libéralisme autoritaire contre la démocratie

À propos de « La société ingouvernable » de Grégoire Chamayou

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L’ouvrage de Grégoire Chamayou propose une analyse du « libéralisme autoritaire » comme un mouvement de contre-attaque en réponse aux multiples révoltes sociales du début des années 1970, et montre comment les ambitions démocratiques de la société civile ont été progressivement réduites afin de garantir les intérêts économiques des entreprises. Contrairement à l’idée reçue, l’essor du néolibéralisme ne correspond pas à un retrait pur et simple de l’État de la sphère économique, mais plutôt à l’émergence d’un autoritarisme d’État à même de garantir l’ordre social capitaliste tout en ne s’immisçant pas dans les affaires privées. Chamayou retrace « par en haut » la genèse de ce mouvement, en détaillant les concepts et la façon d’appréhender les problèmes à partir de la littérature managériale, les revues économiques et autres documents produits par l’élite pensante de la droite libérale. Ce faisant, il analyse les nouveaux modes de gouvernance prônés à l’intérieur et hors des entreprises pour mater l’esprit de révolte de l’époque.

Pour faire simple, face aux révoltes, il s’agit d’instiller la peur pour renverser le rapport de force.

Au sein des entreprises, derrière l’introduction de l’idée de « gouvernance », qui va prendre de l’ampleur à partir de ces années-là, se cache un renforcement du régime disciplinaire contesté par la société civile et les syndicats dans les années 1970. S’enchevêtrent ici des tactiques de type contre-insurrectionnel et de renseignement pour tordre le bras aux syndicats, auxquelles s’ajoute l’émergence d’un vocabulaire qui laisse plus de marge de manœuvre aux entreprises : auto-régulation (sans intervention extérieure), adoption volontaire de règles et de codes de conduite (non-contraignants), responsabilisation des individus (qui dédouanent les entreprises de contrôler elles-mêmes leurs activités)… Ce nouveau vocabulaire a pour effet de dépolitiser les modes de gouvernance, et de favoriser la refinanciarisation des entreprises, créant (ou favorisant) un glissement sémantique qui s’apparente au « rebranding » marketing. En parallèle, l’accent mis sur la responsabilisation individuelle a été un cheval de bataille essentiel pour imposer ce changement de paradigme politique (par exemple, plutôt que questionner les entreprises polluantes, on incrimine désormais les citoyen·nes sur leur choix de consommation et leur gestion des déchets).

En dehors de l’entreprise, il s’agit de favoriser l’insécurité économique et sociale : la peur du chômage oblige les travailleur·ses à accepter des conditions de travail de plus en plus précaires. Par ailleurs, s’installe l’idée que la démocratie elle-même est source d’instabilité, car elle autorise l’émergence de critiques et d’opposition qui provoquerait une « crise de la gouvernabilité ». C’est là que l’État doit entrer en scène : son rôle, selon les théoricien·nes de cette contre-révolution, serait d’assurer la permanence du capitalisme contre ses propres « tendances autodestructrices », mais sans « jamais toucher aux rapports économiques fondamentaux qui les déterminent ». S’il faut pour cela faire appel à des dictatures, comme celle de Pinochet au Chili, eh bien ainsi soit-il.

Ainsi, à partir de 1970, c’est la discipline qui est la stratégie mise en place puis renforcée à l’intérieur et à l’extérieur des entreprises pour lutter contre l’avancée des syndicats qui, à l’époque, allait grandissante. Il s’agit de défendre à tout prix la privauté de la gouvernance dans les entreprises (c’est-à-dire la non-intervention de l’État dans la gestion du monde des affaires), en même temps que de renforcer le rôle de l’État dans la gestion des contestations sociales qui remettraient en cause la liberté du marché. Pour cela, la dépolitisation des termes dans lesquels on pense les rapports économiques et démocratiques est cruciale.

Comme le conclut Alexandre Klein dans sa fiche de lecture sur l’ouvrage de Chamayou : « avec le néolibéralisme, l’économie a définitivement détrôné la politique ».