Démocraties sous pression. Autoritarisme, répression, luttes

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Bolivie : une crise électorale qui cache des ruptures profondes

Réflexions sur 14 années de gouvernement « progressiste », les mouvements sociaux, la conflictualité et le pouvoir

, par KRUYT Suzanne

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Un vendredi de novembre 2020. Au centre des ruines sacrées de Tiahuanaco, sont agenouillés les nouveaux président et vice-président de Bolivie, l’économiste Luis Arce Catacora et l’intellectuel aymara David Choquehuanca. Ils participent à une cérémonie qui s’est déroulée plusieurs fois depuis la première victoire de leur parti, le MAS, en 2005. Mais, cette fois-ci, la situation est différente. Cette fois-ci, point de fonctionnaires public·ques et d’adhérent·es du parti venu·es massivement les applaudir. Point d’Evo Morales, le visage triomphant. Cette année, la cérémonie se déroule dans la sobriété, presque dans le secret, comme pour ne pas déranger les ancêtres. Après deux années de polarisation, de violence et de douleur qui ont profondément marqué la Bolivie, le MAS a récupéré le pouvoir politique. Toutefois, trop de questions demeurent sans réponse, trop de blessures demeurent ouvertes, pour célébrer la victoire en grande pompe cette fois-ci.

C’est d’ailleurs tout juste un an auparavant, le 6 novembre 2019, qu’avait démarré la semaine la plus tumultueuse de l’histoire récente de la Bolivie, mettant fin à 14 années de gouvernement de l’inamovible Evo Morales. Le 13 novembre, la Bolivie était dirigée par une nouvelle présidente intérimaire, une femme que pratiquement personne ne connaissait jusqu’alors.

De nombreux médias internationaux, notamment ceux de la gauche internationale, n’ont vu dans ce tournant qu’un coup d’État à l’encontre d’Evo Morales, fruit d’un complot des forces conservatrices et élitistes boliviennes et étrangères. Une telle interprétation passe sous silence les facteurs qui, pendant des années, ont érodé l’institution démocratique bolivienne, et évacue la complexité de l’échiquier politique bolivien, qui exige de dépasser l’opposition simpliste entre gauche et droite, peuple et élites, ou autochtones et blanc·hes.

La crise politique qui a éclaté suite aux élections de 2019 a, certes, fini par déboucher sur le retour au pouvoir du MAS un an plus tard, mais elle a aussi montré combien le pays reste marqué par de profondes et complexes divisions. Cet article ne prétend pas apporter des conclusions sans appel, mais vise à présenter quelques éléments pouvant faciliter la compréhension des processus qui nourrissent la situation politique actuelle en Bolivie, et des défis qu’il reste à relever. Défis qui pourraient conduire à de nouvelles tensions à court et moyen terme, et qui seront difficiles à résoudre, indépendamment du parti au pouvoir.

Cet article s’appuie sur mon propre vécu de ce qui s’est passé en Bolivie depuis 2005, complété par les analyses de certain·es penseur·ses bolivien·nes qui se sont attelé·es à la difficile tâche de donner un sens à ces processus, aux nombreuses contradictions et ambiguïtés.

Quatorze années de concentration et de négociation du pouvoir par le MAS

On ne peut appréhender correctement l’histoire de la Bolivie au XXe siècle en omettant le rôle fondamental joué par les mouvements sociaux ouvriers, miniers ou paysans, les assemblées de voisinage, autochtones ou étudiantes et autres groupes d’intérêts. Des mouvements de grande ampleur dont l’action s’est régulièrement avérée plus décisive que celle des partis politiques.

C’est sur l’un de ces épisodes fondamentaux que s’est ouvert le XXIe siècle. Un collectif plurisectoriel hétérogène s’est mis à battre le pavé pour exprimer son refus du modèle néolibéral dominant et des vieilles élites politiques, avec en point d’orgue les guerres de l’eau (2001 et 2005) et celle du gaz (2003). Ces mouvements ont affiché une véritable autonomie vis-à-vis des partis politiques, et même des organisations de représentation traditionnelles, comme les syndicats.

Ces manifestations incessantes ont fini par provoquer la démission du président Gonzalo Sánchez de Lozado en 2003, puis de Carlos Mesa en 2005, ouvrant ainsi la voie à la consolidation de ce pouvoir populaire par le biais des urnes. L’instrument politique le plus à même de jouer ce rôle était le parti MAS-IPSP (couramment abrégé en « MAS »), fondé en 1997 et dirigé par le mouvement des cultivateur·rices de coca, avec à leur tête Evo Morales Ayma. L’électorat a porté ce dernier au pouvoir à une large majorité, au terme d’un scrutin fortement marqué par la nécessité d’un profond changement politique en Bolivie, exigeant à la fois la reconnaissance de sa diversité culturelle et ethnique, et une refonte structurelle du modèle économique néolibéral. Le MAS l’a emporté à nouveau en 2009 puis en 2014, sans grande difficulté face à une opposition fragmentée et incapable de renouveler ses cadres dirigeants ni ses propositions.

L’arrivée au pouvoir du MAS a bouleversé l’organisation et la canalisation des mécontentements et de la contestation parmi les classes populaires boliviennes. Celles-ci ont délaissé la rue comme espace principal de contestation, car elles ont bénéficié, dans les premiers temps du gouvernement du MAS, d’un large accès au pouvoir législatif et exécutif, auprès de qui elles pouvaient exercer une influence.

Lors de ses premières années au pouvoir, le MAS a mis en place une assemblée constituante en réponse à une revendication fondamentale des communautés paysannes et autochtones : la reconnaissance de la plurinationalité du pays. Cette assemblée a été le théâtre de riches débats et d’une réflexion intense en vue de bâtir un nouveau socle pour le pays, et a débouché sur la nouvelle constitution de 2009. Cependant, il ne s’agissait pas d’un espace rassemblant les mouvements sociaux, puisque la participation à l’assemblée a été déléguée aux partis politiques ; une décision lourde de conséquences. Premièrement, le pouvoir majoritaire des mouvements sociaux a dû être canalisé à travers le seul parti du MAS : ainsi a été gâchée une occasion historique d’ériger une démocratie plus directe. Deuxièmement, les partis politiques minoritaires de droite, qui avaient perdu toute légitimité depuis des années, ont su tirer habilement profit de cette nouvelle plateforme d’action qui leur était offerte.

L’étape finale de l’assemblée constituante, en 2008, a coïncidé avec une offensive des secteurs conservateurs qui s’est soldée par plusieurs blessé·es et des mort·es, notamment dans les départements de Santa Cruz, Beni, Pando et Tarija, où les élites économiques refusaient d’être gouvernées par un parti avec un chef de file autochtone et un discours socialiste. Face à la violence déclenchée par ces groupes, le MAS a opté pour la négociation. La monnaie d’échange a été le texte de la nouvelle constitution, que les caciques du parti ont fini par adapter aux exigences des grand·es propriétaires terrien·nes et des conservateur·rices, à huis clos et sans la participation des organisations sociales. Plus de cent articles ont ainsi été modifiés, altérant fondamentalement l’essence de la constitution adoptée en assemblée, au point que le nouveau texte garantit la continuité du latifundio [NDT le système de grandes propriétés agricoles], et donc le régime de propriété de la terre dans l’est du pays.

Tandis que sur le plan international était célébrée l’introduction, dans la constitution bolivienne, de concepts novateurs, comme l’État plurinational ou le bien-vivre, le texte a laissé un arrière-goût amer à de nombreux·ses acteur·rices sociaux·ales du pays.

« Ainsi, il ne resta plus qu’une constitution politique de l’État folklorisant, dont le noyau colonial et capitaliste indemne a été enveloppé dans un corpus de mots andins et rebelles qui le légitiment. La dimension transformatrice de la notion même d’État plurinational, ou du bien-vivre, a été neutralisée. » (Salazar Lohman, 2020).

Ce pacte a signé le début d’une alliance entre le pouvoir politique de l’État, représenté par le MAS, et le pouvoir économique du pays. Ce dernier gravitait principalement autour des noyaux de l’agrobusiness dans l’est du pays, et notamment des secteurs du soja et de l’élevage, qui n’ont cessé de réclamer de plus amples privilèges. En parallèle, le MAS a entretenu des relations clientélistes avec d’autres secteurs d’activité capitalistes et très rentables, dont les coopératives minières, les cultivateur·rices de coca et le secteur des transports.

Comme le soulignent Luis Tapia et Marxa Chávez (2020), ces alliances, qui ont été consolidées principalement sous le deuxième mandat d’Evo Morales (2009-2014), ont fait que :

« La lutte des classes s’est estompée, si bien qu’elle a cédé la place à un épisode de coexistence pacifique, mais aussi de négociation et de rapprochement entre la vieille élite économique dominante et la nouvelle entité politique gouvernante. On a alors assisté à l’émergence d’un nouveau bloc politico-économique dominant, qui réunissait les noyaux corporatifs de la vieille classe dominante (un ensemble de corporations d’entrepreneur·ses de divers horizons : capital financier, capital commercial, agrobusiness, élevage) et le parti au pouvoir, notamment sa bureaucratie et quelques poches de capital commercial d’origine aymara et quechua, intégrées aux instances de l’État. » (Tapia et Chávez, 2020 : 66)

Ainsi, tandis que l’appareil d’État du MAS donnait l’impression de représenter les autochtones, paysan·nes, minier·es et ouvrier·es (dont la présence dans les cabinets ministériels se faisait néanmoins toujours plus discrète d’année en année), il agissait en réalité pour le compte des intérêts économiques des élites qui, quelques années plus tôt, s’étaient farouchement opposées à l’idée d’avoir un président autochtone.

Pendant que les groupes proches du pouvoir bénéficiaient d’exonérations d’impôts et d’absence totale de contrôle, le gouvernement du MAS accusait une grande dépendance à l’exportation d’hydrocarbures, notamment de gaz, pour financer ses politiques publiques. Dans ce modèle néo-extractiviste, les multinationales pétrolières payaient plus d’impôts qu’auparavant, ce qui permettait de redistribuer la richesse par le biais de subventions et de politiques sociales, mais entérinait la dépendance de l’État bolivien. Jusqu’en 2015, les cours élevés du pétrole et les bonnes relations avec les gouvernements des pays acheteurs (Argentine et Brésil) garantissaient des recettes suffisantes pour entretenir ce modèle. Toutefois, lorsque les prix se sont mis à chuter, cette dépendance est devenue problématique. Pour remédier au problème, le gouvernement a décidé de supprimer une partie de la réglementation environnementale, d’ouvrir les parcs nationaux et les espaces protégés à l’exploitation de nouveaux gisements d’hydrocarbures, et de taxer plus fortement la population et les petites entreprises.

L’un des épisodes les plus révélateurs des liens tissés entre le MAS et les élites de l’agrobusiness a été le Sommet agraire de 2015. À cette occasion, le gouvernement du MAS a accédé à la majeure partie des revendications des secteurs du soja et de l’élevage de l’est du pays, dont l’élargissement des surfaces agricoles au détriment de la forêt amazonienne et de la forêt sèche du Chiquitano, qui reculeraient à hauteur d’un million d’hectares par an, et l’introduction de semences transgéniques. Il a même poussé le mouvement paysan syndicaliste à participer à ce programme, aux antipodes des revendications historiques de celui-ci.

Mais alors, que s’est-il passé chez les mouvements sociaux qui, il y a une décennie à peine, avaient enclenché de si formidables changements dans le pays, pour qu’ils se trouvent désormais incapables d’opposer la moindre résistance face à des politiques ostensiblement contraires à leurs intérêts et leurs combats ?

La crise des mouvements sociaux

Le MAS-IPSP se considérait plus comme l’instrument politique des mouvements sociaux que comme un parti. Jamais il n’aurait pu en arriver à diriger la Bolivie sans l’appui des organisations sociales les plus puissantes du pays, comme la Centrale ouvrière bolivienne (COB), la Confédération syndicale unifiée des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB), la Confédération nationale des femmes paysannes autochtones originaires de Bolivie « Bartolina Sisa » (CNMCIOB-BS), la Fédération des assemblées de voisinage d’El Alto (FEJUVE) et d’autres organisations rurales et urbaines.

Toutefois, le lien stratégique avec ces organisations s’est peu à peu transformé en une relation clientéliste d’une part, et vers un affrontement frontal d’autre part. Les trois cas présentés ci-après sont emblématiques de cette dégradation des liens entre les mouvements sociaux et le pouvoir étatique.

1. Les manifestations pour la défense du TIPNIS (2011-2012)

Le projet de construction d’une autoroute au cœur du Territoire autochtone et Parc national Isiboro Securé (TIPNIS) a opposé le gouvernement du MAS à un ensemble disparate de peuples autochtones, d’écologistes et de classes urbaines progressistes qui avaient jusqu’alors cru au « processus du changement ». Les premiers bénéficiaires de l’ouverture de ce territoire étaient les cultivateur·rices de coca du Chapare, qui cherchaient à étendre leurs surfaces cultivables, mais des intérêts autrement plus puissants œuvraient dans leur ombre, notamment le secteur du bâtiment et l’industrie pétrolière, avides de pénétrer dans cette zone jusqu’alors protégée. Le gouvernement s’est entêté dans son entreprise, malgré les dégâts écologiques évidents et le rejet des communautés autochtones concernées.

Les peuples autochtones des basses-terres de Bolivie, regroupés au sein de la CIDOB, ont décidé de rejoindre La Paz à pied depuis Trinidad ; une longue marche qui, dans un premier temps, donnait l’impression d’une lutte solitaire face à un gouvernement jouissant d’un large soutien populaire, et qui les accusait de « s’opposer au développement du pays ». Toutefois, la stratégie de harcèlement, de dénigrement puis de répression violente que le gouvernement a adoptée face à ces manifestant·es a suscité l’indignation grandissante de larges pans de la population. Comment ce gouvernement prétendument « autochtone » et « décolonial » pouvait-il traiter avec un tel mépris les groupes qui avaient misé sur lui ? L’indignation s’est transformée en une formidable poussée de solidarité, d’unité et de courage au sein d’une grande partie de la population urbaine de La Paz, qui a accueilli et soutenu les manifestant·es jusque devant le siège du gouvernement.

Dès lors, le gouvernement a mis en œuvre une série de mesures visant à manipuler, diviser et détruire le mouvement autochtone, dont les répercussions se font toujours sentir. Les responsables de la répression violente contre les autochtones ont été récompensé·es par des postes haut placés dans les ministères et dans la diplomatie internationale.

2. Le scandale de la corruption liée au Fonds autochtone (2015)

L’une des stratégies employées de manière systématique par le MAS pour encadrer les actions des organisations sociales, paysannes et autochtones a été le financement de projets en échange de leur soutien politique. En 2015, un scandale de corruption massive a éclaté au grand jour à propos du « Fonds autochtone », un fonds créé en 2005 pour faire bénéficier ces tranches de la population des profits tirés de l’exploitation d’hydrocarbures. En réalité, ce fonds s’est avéré être un outil employé pour acheter la loyauté au parti, mais aussi une source d’enrichissement illicite pour une poignée de cadres. Plus de 100 millions de dollars ont été virés directement sur des comptes personnels, sans la moindre supervision des projets concernés, caractérisés par des objectifs vagues et l’absence de toute mesure de contrôle (Ayo, 2015).

Le scandale médiatique qui a entouré l’affaire a débouché sur des enquêtes judiciaires et des poursuites en justice, qui ont principalement visé les dirigeant·es des organisations, tandis que les politicien·nes responsables de cette corruption massive sont pour la plupart passé·es au travers des mailles du filet. Cette affaire a également mis en lumière la situation déplorable des organisations ayant bénéficié des faveurs du gouvernement. Tandis que la clique des dirigeant·es fricotait systématiquement avec les hautes sphères du pouvoir politique en quête de profits personnels, ces organisations perdaient progressivement de vue leurs objectifs stratégiques (autonomie autochtone, réforme agraire, etc.), noyés dans le programme étatique axé sur le « développement ».

3. Manifestation de personnes handicapées (2016)

Lors du troisième mandat du MAS, les accès à la place Murillo, le cœur du pouvoir politique bolivien, ont été barricadés. Le troisième gouvernement d’Evo Morales a semblé de plus en plus fébrile et s’est progressivement replié sur lui-même – attitude bien peu stratégique – en déployant, plusieurs mois durant, un important cordon de police en réaction à une manifestation de quelques dizaines de personnes handicapées. Extrêmement vulnérables dans la société bolivienne, ces manifestant·es avaient parcouru plus de 300 kilomètres pour réclamer une hausse de leurs prestations sociales dérisoires. Une revendication qui ne semblait pas déraisonnable, sachant qu’au même moment le gouvernement continuait de mettre en œuvre des mégaprojets et de répandre ses largesses pour conserver l’image d’une économie très prospère. Pourtant, le gouvernement s’est refusé catégoriquement à toute forme de dialogue, et a réprimé les manifestant·es avec des gaz lacrymogènes et des canons à eau, suscitant un véritable tollé au sein de la population. Les personnes handicapées ont dormi sous tente pendant plusieurs semaines dans les rues de La Paz, malgré le froid, avant de s’en aller, déçues, divisées et défaites.

Cet autoritarisme grandissant ne s’est pas manifesté exclusivement contre les opposant·es de facto au MAS : même ses allié·es, comme les organisations CSUTCB et Bartolina Sisa, en ont subi les frais. Les cadres dirigeants du parti et, notamment, Evo Morales en personne, ont petit à petit appliqué une logique syndicale verticale, par exemple pour la sélection des candidat·es aux élections. Les membres du parti qui osaient se montrer critiques étaient disqualifié·es, et taxé·es avec mépris de « libres-penseur·ses ».

La stratégie discursive du MAS divisait le pays en deux camps opposés : pour ou contre Evo, ce qui a permis de brouiller la pluralité complexe d’intérêts, de positions et de besoins, en les regroupant sous un même étendard, ce qu’a bien traduit le slogan de la campagne électorale de 2019 « Evo, c’est le peuple ». 

« Quand le MAS a pris le contrôle de l’échiquier politique, l’opposition binaire s’est perpétuée mais, cette fois, pour alimenter la crainte populaire de voir les vieux démons du passé resurgir, à savoir les traîtres à la nation, la droite néolibérale qui complote contre le « processus du changement ». La polarisation a atteint un niveau sans précédent lorsque le mot « peuple » n’évoquait plus que des connotations positives, pour finir par être associé au nom du président en fonction : @evoespueblo. » (Colque, 2019)

Cette dichotomisation de la société (droite néolibérale contre socialistes, élites contre peuple, blanc·hes contre autochtones) a rendu impossible la construction d’un mouvement critique qui soit épargné par ce jeu politique nocif, que ce soit au sein du MAS ou en dehors. La polarisation a empêché tout débat politique de fond.

« D’autre part, et ce sujet est rarement abordé, cette droite politique néolibérale et conservatrice, à tendance fascisante dans l’est bolivien, qui s’était retrouvée écartée par les luttes qui, entre 2000 et 2005, ont redessiné l’échiquier politique national, a vu dans cette polarisation l’occasion parfaite pour se reconstituer, se réinventer et se consolider, en reprenant à son compte les dogmes libéraux de la démocratie représentative face à un gouvernement de plus en plus autoritaire. » (Salazar, 2020)

Ainsi, les voix qui s’élevaient pour critiquer l’autoritarisme croissant du MAS, par l’intermédiaire de regroupements citoyens ayant pour seul programme politique le rétablissement de la démocratie, se sont bien vite retrouvé noyées dans les discours de la droite traditionnelle ; une situation qui s’est avérée déterminante dans les événements d’octobre et de novembre 2019.

La crise électorale de 2019

Après avoir longtemps affirmé qu’il ne briguerait pas de quatrième mandat suite à ses trois victoires de 2005, 2009 et 2014, Evo Morales a fini par revenir sur sa position au cours de son troisième mandat. Il en était venu à personnifier le « processus de changement », si bien que son visage était affiché dans tous les édifices publics et dans les bureaux de l’administration. Il était désormais le seul chef de file possible, en raison de l’absence de nouveaux·elles leaders qui jouiraient d’une légitimité auprès de tous les groupes rassemblés au sein du MAS.

Un obstacle lui barrait toutefois la route : la Constitution politique de 2009, portée par le MAS lui-même, lui interdisait de briguer un autre mandat. Certain que le peuple le soutiendrait, le MAS a décidé d’organiser un référendum pour modifier la Constitution. Cependant, après trois gouvernements dirigés par Evo Morales, bien des Bolivien·nes jusqu’alors fidèles au MAS voyaient d’un mauvais œil ses aspirations au pouvoir perpétuel. À la grande surprise du MAS, et en particulier d’Evo Morales, le « non » l’a emporté avec 51,3 % des suffrages.

Morales et son vice-président García Linera ont décidé d’ignorer les critiques émanant de leurs rangs et d’ailleurs, en manigançant avec la Cour constitutionnelle plurinationale et l’Organe électoral plurinational pour imposer leur candidature. Ils ont obtenu gain de cause et sont passés outre la Constitution, ce qui montre combien ces deux instances étaient inféodées au MAS en tant que parti. Plusieurs fonctionnaires ont démissionné dans la foulée, y compris la présidente de l’Organe électoral plurinational, invoquant « une situation de stagnation dans la prise de décisions concernant des problématiques fondamentales pour la sauvegarde des institutions ». C’est un point qui mérite d’être souligné, car la politisation et la désinstitutionalisation croissantes des autorités chargées de garantir l’état de droit et la tenue d’élections justes, démocratiques et transparentes, ont contribué à instiller une méfiance profonde au sein de la population, qui s’est manifestée au lendemain des élections d’octobre 2019.

Ce scrutin et les désaccords portant sur son résultat ont débouché sur des manifestations, des affrontements entre Bolivien·nes, une mutinerie policière et, trois semaines plus tard, sur la démission de nombreux·ses ministres et hauts fonctionnaires et, au bout du compte, sur la démission et la sortie du pays d’Evo Morales, le tout abondamment relayé par les médias. La deuxième vice-présidente du Sénat, Jeanine Añez, a alors été intronisée présidente intérimaire. S’en est ensuivi un nouvel épisode tragique de contestation et de répression violente. Le bilan de cette révolte s’élève à au moins 36 morts et plusieurs centaines de blessé·es.

Blocage des rues de La Paz contre la réélection présidentielle d’Evo Morales en 2019. Crédit : © Suzanne Kruyt.

Ce que l’on peut dire avec certitude sur ces quelques semaines intenses, c’est que l’on ignore bien des choses. Le conflit a été marqué par une stratégie de désinformation qui a semé la confusion parmi la population. À ce jour, aucune enquête indépendante n’a été menée pour faire toute la lumière sur les faits.

Dans cet article, je tiens simplement à mettre en avant trois éléments qui, sans nul doute, ont joué un rôle crucial dans le déroulement de ces quelques semaines, et que les analyses publiées depuis l’étranger n’ont pas toujours relevés.

Tout d’abord, il ne s’agissait pas tant d’un conflit entre des projets politiques opposés qu’un conflit basé sur le rejet et la peur. Sur le fond, les propositions politiques et économiques du MAS et du parti d’opposition Comunidad Ciudadana, avec Carlos Mesa à sa tête, étaient, dans les grandes lignes, très similaires. Tous deux plaidaient pour une continuité du modèle extractiviste, avec une certaine redistribution sociale des profits générés. En somme, des projets politiques qui, certes, n’étaient pas socialistes, mais ne misaient pas tout sur un néolibéralisme radical. Autrement dit, les personnes qui sont descendues dans les rues pour protester contre la réélection d’Evo Morales ne partageaient pas d’idéologie politique, ni aucun intérêt sectoriel commun : elles n’ont fait qu’exprimer leur opposition catégorique au maintien du MAS au pouvoir et à la dégradation des institutions étatiques, symbolisée par la gestion frauduleuse des élections. Elles s’alarmaient de cette sensation de vivre dans un pays de moins en moins démocratique.

De leur côté, les groupes qui continuaient de soutenir le MAS craignaient ce qui pourrait se passer si Evo Morales quittait la présidence.

« Peur que le pouvoir ne repasse entre les mains d’une classe urbaine, métisse-blanche, élitiste, et d’un grand retour en arrière sur les revendications identitaires. Peur de perdre leurs prestations sociales et le semblant de stabilité économique obtenus ces dernières années. Et peur que si Mesa arrivait au pouvoir, le pays soit déchiré par des conflits, car ce seraient leurs enfants qui le paieraient de leur sang dans les rues, comme en octobre 2003. C’est une peur du passé, et elle est viscérale. » (Kruyt, 2019)

Leur soutien à Evo Morales reposait essentiellement sur le refus d’un retour des classes politiques d’avant, et de leur projet de citoyenneté métisse-blanche, urbaine et chrétienne, qui refusait la consolidation de l’État plurinational.

Deuxième point qu’il convient de mentionner : cette polarisation du débat public, fondée sur la peur et le rejet de l’autre, a entraîné l’exclusion d’une grande partie de la population, qui ne se considérait pas comme masista [NDT : partisan·e du MAS] mais ne s’identifiait pas non plus à celles et ceux qui avaient battu le pavé pour réclamer une « démocratie libérale ». Ce n’est pas un hasard si, dans les campagnes comme à El Alto, ville à la périphérie de La Paz marquée par une forte immigration, la mobilisation a été très faible, et le quotidien est resté presque inchangé dans les semaines de manifestation qui ont précédé le départ d’Evo Morales. Dans ces espaces à la marge, les habitant·es ne se sentaient pas très concerné·es, et c’est par leur silence qu’ils et elles ont affiché leur position de rejet des deux « camps » en conflit. Un espace des plus intéressants a vu le jour lors de cette période : les « parlements de femmes », créés par des organisations féministes, des lieux de partage d’analyses plus complexes et plus poussées, qui refusaient de devoir choisir entre « tel ou tel chef politique ». Ce sont précisément ces voix et ces silences pluriels, qui cadrent difficilement avec les interprétations dogmatiques de ce conflit politique, qui méritent une analyse et une attention particulières.

Troisième point qu’il convient d’analyser : ce conflit a été le théâtre d’une guerre de l’information qui a été livrée à l’aide des outils de communication du XXIe siècle. Outre le recours incessant aux réseaux sociaux pour diffuser des informations extrêmement biaisées et politisées, certain·es n’ont eu de cesse de causer l’émoi et la confusion au sein de la population, et ainsi d’attiser les craintes et les affrontements entre concitoyen·nes. Ces stratagèmes ont été employés aussi bien par le MAS que par l’opposition. Ils ont été particulièrement visibles dans les jours qui ont suivi la démission d’Evo Morales, lorsque le pays s’est retrouvé confronté à une vacance du pouvoir ; une période émaillée d’épisodes de violence entre citoyen·nes, tandis que les politicien·nes s’accusaient les un·es les autres d’en être à l’origine.

Militant·es, universitaires, responsables politiques et autres chroniqueur·ses internationaux·ales se sont affronté·es dans cette guerre de l’information en martelant des slogans, en sombrant dans l’opposition binaire entre fraude et coup d’État, en jetant de l’huile sur le feu et en faisant fi de la complexité de la situation que traversaient alors les Bolivien·nes, et de l’urgente nécessité d’une désescalade de la violence et de l’incertitude.

Lorsque le gouvernement intérimaire et diverses sections du MAS ont signé l’« accord de pacification », fin novembre 2019, le pays a laissé échapper un soupir de soulagement, car l’accord venait mettre un terme à la spirale de violences intestines, bien que l’issue ne soit pas forcément satisfaisante.

« Le triomphalisme affiché par certain·es à l’idée d’avoir rétabli la démocratie à compter du moment où Evo Morales est monté dans un avion m’a semblé d’une médiocrité et d’une étroitesse incroyables. En revanche, il est faux de dire qu’il y a eu un coup d’État et que tout est perdu. Cela reviendrait à penser que le MAS est notre seul espoir d’avoir un État interethnique, pluriel et pluriculturel. » (Silvia Rivera Cusiscanqui, Parlement des femmes, 2019)

L’année de gouvernance intérimaire, avec Jeanine Añez à la tête du gouvernement, n’appelle pas une analyse poussée. Cette dernière s’inscrit dans la droite traditionnelle du pays, et a mis le temps passé dans le fauteuil présidentiel à son profit. La corruption n’a pas tardé à apparaître, les opposant·es ont été persécuté·es, les affaires publiques bien mal gérées. Plusieurs ministres ont affiché leurs tendances autoritaires et racistes, trahissant ainsi la faiblesse de leur posture pro-démocratie. En outre, leur gestion a été en grande partie accaparée par la pandémie de Covid-19, et par la tenue de nouvelles élections qui ont été reportées à deux reprises.

Un pas en avant, ou un pas en arrière ?

À la question de savoir pourquoi le MAS l’a à nouveau emporté dans les urnes en octobre 2020, un an après sa défaite, plusieurs réponses sont possibles. Il en est toutefois une qui domine : les autres partis politiques, dirigés par les mêmes personnes et proposant les mêmes mesures discriminatoires qu’il y a 15 ans, n’ont pas su éveiller chez l’électorat bolivien le moindre espoir d’un avenir meilleur. Au vu de l’extrême vulnérabilité économique de la majeure partie de la population, et de la profonde fatigue suscitée par la crise électorale de 2019 (et aggravée par la pandémie), comment s’étonner que les électeur·rices aient opté pour la promesse de stabilité économique et sociale que seul le MAS pouvait représenter ?

Il incombe à présent au nouveau président Luis Arce et à son vice-président David Choquehuanca, qui avaient été ministres sous Evo Morales pendant de nombreuses années, de satisfaire cette attente. Il ne sera pas facile de préserver la stabilité dans un pays durement touché par le Covid-19 (la première vague en 2020 a fait 9 561 morts, et 2021 s’annonce plus grave encore), un système de santé en ruines, une année scolaire perdue et, par-dessus tout, une profonde crise économique.

Surtout, ils vont devoir gouverner un pays marqué par les blessures encore vives de la violence, du racisme et du délabrement social. Le MAS saura-t-il surmonter la méfiance et la polarisation de la société, voire la fragmentation de sa propre base ? Nul·le ne le sait à ce jour.

L’incertitude demeure également quant au rôle que jouera Evo Morales, revenu de son exil en Argentine en novembre 2020 pour mener la campagne pour les prochaines élections régionales. Son influence se fait de nouveau grandement sentir dans les hautes sphères du MAS, si bien que l’on ne s’attend guère à une refonte en profondeur du parti.

Pour l’heure, on entrevoit avec le retour du MAS une logique cyclique d’alternance au pouvoir, entre les partis traditionnels à tendance néolibérale et les partis plus tournés vers la social-démocratie, comme dans d’autres pays de la région. Il y a certes des divergences profondes entre ces deux blocs, mais les points de convergence et les ententes sont évidents sur les politiques économiques et écologiques, comme nous l’avons déjà vu lorsque le MAS était au pouvoir, et comme cela va probablement être de nouveau le cas.

Cependant, l’accélération effrénée de ce cycle d’alternance que la Bolivie a connue en 2019-2020 pourrait être l’avant-goût d’un marasme politique de plus grande ampleur dans les années à venir. Les mouvements sociaux nationaux et internationaux vont donc devoir faire preuve de vigilance sur les problématiques structurelles, en passant outre les turpitudes politiques partisanes. La reconstruction et la refondation de ces mouvements constituent sans l’ombre d’un doute le plus grand défi auquel la Bolivie est aujourd’hui confrontée.

Bibliographie :