La rencontre des Villes Sans Peur (« Fearless Cities » ; juin 2017) a été initiée par la plateforme citoyenne Barcelona en Comú, sortie victorieuse des élections municipales espagnoles de 2015. Cette année-là, la mouvance municipaliste a déferlé dans toute la péninsule ibérique, avec ses « mairies rebelles » de Madrid à La Corogne, en passant par Saragosse ou Saint-Jacques de Compostelle. [1] Si le municipalisme s’inscrit dans une histoire plus longue, initiée dès la Grèce antique, ponctuée de nombreux moments clés – notamment la Commune de Paris –, la dernière décennie marque un tournant majeur, tant elle est liée au contexte social, économique et également culturel et international.
Une décennie pivot
À partir de 2007 et de l’explosion de la bulle spéculative liée aux subprimes, des crises internationales, nationales et locales se sont combinées. La crise financière, celle des politiques d’austérité, de la question migratoire, des scandales liés à la corruption, de la restriction des espaces démocratiques, de l’urgence climatique et des inégalités croissantes ont touché les populations dans leurs quotidiens. Confirmant l’éloignement toujours plus grand des habitant·es vis-à-vis des centres de décision, elles ont confirmé une asymétrie du pouvoir, entre une large majorité de « perdant·es » et une infime minorité de « gagnant·es ».
À partir de 2010, se sont succédées mobilisations, révoltes et révolutions telles que les Printemps arabes, Les Indignés du 15-M (15 mai 2011), Occupy Wall Street à New York, Nuit Debout, Notre-Dame-des-Landes ou plus récemment les Gilets Jaunes scandant des slogans tels que We are the 99 % (« Nous sommes les 99 % »), « Dégage », ¡Democracia Real Ya ! (« La vraie démocratie maintenant ! ») ou « Indignez-vous ». Ces luttes contre les impasses du système politique et financier internationalisé se sont progressivement relocalisées autour des places (Place Tahrir, la Kasba, Puerta del Sol, Place de la République), lieux symboliques de nos cités. Les habitant·es de ces quartiers, de ces villages et de ces villes ont été touché·es par les expulsions liées à la spéculation immobilière (Barcelone, Belgrade), par la pollution de l’air (Pologne), par des services publics défaillants (Jackson, Mississippi, États-Unis) ou leur disparition (Buckfastleight au Royaume-Uni), par la privatisation de l’énergie (eau, électricité) rendue plus chère ou de piètre qualité (Grenoble, Paris, Bruxelles, Milan, Hambourg), par la crise des déchets (Naples, Valparaíso), par l’incapacité à accueillir dignement des réfugié·es (Riace en Italie, Valence en Espagne, New-York), par les discriminations quotidiennes et l’arrivée au pouvoir de partis nationalistes ou d’extrême droite (Brésil, États-Unis, Italie, France, Autriche) ou par l’impunité face à la corruption (Europe, Balkans, Brésil). Les victimes de telles politiques et pratiques ont été si nombreuses que les habitant·es ont rejoint les militant·es, s’appropriant en quelque sorte ce que Gandhi déclarait : « Tout ce que vous faites pour moi, sans moi, vous le faites contre moi ». Car si ces crises questionnent le rôle de l’État dans sa capacité à gérer de telles urgences, elles montrent aussi la capacité des habitant·es à reprendre leur vie en main quand la situation politique devient insupportable.
En 2011, lors des manifestations du 15-M en Espagne, Joan Subirats a affirmé qu’« un nouvel agenda politique émerge, lié à l’avenir des jeunes, au quotidien, à l’idée que faire attention aux autres fait partie de la politique ». Ces étincelles et cette convergence des luttes ont révélé une capacité créatrice de la société, à même de reconstruire d’autres modalités d’écoute, de coopération, de gouvernance, en somme à bâtir d’autres visions. Ces mouvements ont représenté le vivier de l’émergence du municipalisme comme alternative politique. L’expression des demandes de changement radical ont abouti ici et là à l’auto-organisation de personnes au niveau local pour former un terreau de mobilisation, de résistance, de solidarité et de propositions. Les manifestations ont contribué à transformer l’espace public en espace politique. Des candidatures collectives ont émergé pour « gagner les villes » tout comme les villages. Les plus de 600 listes participatives et citoyennes candidates aux élections municipales en France (2020), majoritairement issues de la ruralité et des petites ou moyennes villes aux côtés d’autres, plus grandes, telles que Poitiers, Grenoble, Toulouse, etc. en témoignent. Après avoir occupé les places, les habitant·es ont aussi occupé les institutions. Les pratiques des municipalités du changement, telles qu’elles ont émergé entre 2015 et 2019 en Espagne, mais aussi dans d’autres villes d’Europe et dans le monde, ont constitué un véritable « laboratoire » qui a démontré que si les luttes sont locales, la convergence est internationale.
[…] Ces villes et ces villages incarnent un processus d’émancipation, depuis les individus, en passant par les collectifs, jusqu’aux institutions. Elles questionnent le pouvoir, montrant que celui-ci n’est ni dans la citadelle des mairies, ni dans la notabilité des élu·es. Le pouvoir repose dès lors sur une tension fertile entre une société civile organisée, capable de se constituer en communauté politique, et une institution capable de régulation, refondée dans une démarche ascendante. Entre habitant·es et institutions se reconstruisent des espaces d’intermédiation, avec les assemblées de quartier ou les plateformes citoyennes, prenant appui sur une éthique politique renouvelée. Dans ces espaces, la conflictualité est reconnue comme élément intrinsèque et positif d’une démocratie radicale.
Le processus autant que le résultat : la qualité démocratique
Pour radicaliser la démocratie, les initiatives municipalistes ont logiquement débuté leur processus de confluence par la définition collective de leur éthique politique. Les abus et les usages dévoyés du pouvoir ainsi que l’impunité des élu·es, du niveau local au plus haut niveau des États, figurent parmi les principales luttes du municipalisme. Les piliers de ce nouveau contrat social et politique sont constitués de nouvelles règles dans la relation entre les habitant·es et leurs représentant·es. À travers des chartes et des « codes éthiques » (Barcelone, Valence, La Corogne), les habitant·es ont posé les bases de nouvelles exigences : plafonnement du montant des indemnités des élu·es, transparence des agendas de travail, encadrement du conflit d’intérêt pendant et après le mandat électif, indépendance vis-à-vis du financement des banques, etc. Cette éthique vise à mettre fin aux privilèges et à l’élitisme des élu·es, et participe de la reconstruction de la confiance. Elle instaure un principe actif de coresponsabilité entre élu·es et habitant·es, et emporte plus largement une réflexion tant sur la vivacité du contrôle citoyen dans nos sociétés que sur le rôle et le statut des élu·es.
Cette éthique politique équilibre les forces, afin que tout pouvoir puisse trouver son contre-pouvoir. « Gouverner en obéissant », intitulé du code éthique de la plateforme citoyenne de Barcelona en Comú, repris de la devise zapatiste (« Mandar obedeciendo »), est évocateur de cette recherche au sein du courant municipaliste. Le municipalisme se présente comme un projet politique qui rebat les cartes des formes d’organisation et de pouvoir actuelles basées sur la verticalité, la hiérarchie, la centralisation ou encore le patriarcat. Il induit une autre conception de la posture et du rôle des dirigeant·es, pour tendre vers des leaders coopératif·ves dont on reconnaît les qualités (aisance relationnelle ou discursive, charisme) tout en les mettant au service du collectif, sans s’arroger le monopole d’une vision politique, ni celui de la décision. Cette position résiste pourtant difficilement aux formes de gouvernement au sein des institutions qui isolent les élu·es, les conduisent à décider seul·es et rapidement, mettent à mal ces processus d’élaboration collective. Cette démarche se distingue des partis politiques traditionnels « en ne se limitant pas à la performance politique » [2] et en s’orientant davantage vers la cohérence et l’impact de l’action dans le quotidien des populations. Le processus compte autant que le résultat.
La féminisation de la politique demeure la colonne vertébrale de ce mouvement. Au-delà de la mise en pratique de la parité dans la prise de parole ou la représentation politique, de la reconnaissance de l’expertise d’usage des femmes et de politiques publiques dédiées, de façon plus subtile et plus globale, la féminisation de la politique induit un changement culturel profond, voire une « décolonisation des esprits ». [3] Il s’agit de changer les pratiques en s’assurant qu’elles soient plus coopératives ou redistributives, en introduisant plus d’écoute, en acceptant les erreurs, en partageant mieux les charges et les responsabilités. L’expérience municipaliste au Rojava (Syrie) en est une illustration singulière dans un contexte de conflit armé, où les femmes ont de fortes responsabilités de commandement au sein de cette province kurde. La parité, la féminisation de la politique et la non-discrimination demeurent des valeurs centrales de leur organisation politique inspirée du confédéralisme démocratique. [4] Elle met à l’agenda et promeut d’autres façons de faire, de sorte que les changements qui étaient jusqu’alors cantonnés à l’espace de vie individuel passent désormais dans l’espace politique en commun. Hommes et femmes sont ainsi co-responsables de cette transformation sociale et culturelle plus profonde. Cette préoccupation pour la qualité des processus et des relations au sein du municipalisme renvoie à cette notion tout aussi centrale du « prendre soin », le care anglophone ou le cuidado hispanophone. […] Le changement se fait dans les attitudes autant que dans les mentalités, les formes d’organisation ou les institutions.
De nouvelles façons de faire de la politique : la radicalité démocratique
La radicalité démocratique est à entendre ici, étymologiquement, comme l’invitation à retrouver la racine, l’essence de la démocratie. Elle s’oppose à l’idée de l’extrémisme ou du dogmatisme. Revisitant une démocratie représentative à bout de souffle, elle y introduit plus de démocratie directe et délibérative. Elle réaffirme que la démocratie suppose un apprentissage continu et que l’échelon local constitue une base propice à l’exercice d’une citoyenneté active pour passer du « je » au « nous ».
Remettre les habitant·es au cœur de la décision repose sur un jeu de double tension entre l’extérieur et l’intérieur de l’institution municipale. Ces mouvements municipalistes montrent que le pouvoir politique ne se trouve pas seulement dans les murs des institutions mais aussi dans les interstices entre les champs social, politique et institutionnel, et l’articulation entre ces derniers. Il se situe au point de rencontre entre la société et sa capacité à exercer une tension constructive sur les responsables institutionnel·les et politiques. Il dépend également, en retour, de la capacité de ces dernier·es à réguler et traduire cela en politiques publiques. La vitalité de la démocratie ne repose pas seulement sur les qualités des élu·es, mais tout autant sur la capacité d’initiative citoyenne, la vitalité des contre-pouvoirs, la densité du milieu associatif, la qualité de l’enseignement, la solidarité, le pluralisme, la confiance et la paix sociale. Aujourd’hui, les sociétés semblent avoir un temps d’avance sur les institutions. L’auto-organisation qu’elles revendiquent au sein du courant municipaliste prouve combien elles sont capables de s’auto-saisir de l’intérêt général, de créer, de formuler de nouvelles hypothèses, de coopérer, d’expérimenter, de mettre en place des solutions, y compris dans l’urgence. Les exemples en témoignent, à travers les réponses construites face aux expulsions hypothécaires, au délit de solidarité ou à la préservation de communs urbains. Dans ce « jardin démocratique » germe la force d’un pouvoir politique en commun. Le municipalisme renouvelle les formes et les façons de faire de la politique « en ayant un pied dans l’institution et des milliers en dehors » (Ada Colau, mairesse de Barcelone). […] Le renouvellement des espaces d’intermédiation démocratique est ainsi essentiel pour permettre cette articulation positive.
Le rôle traditionnel des partis politiques, des syndicats, des associations n’a pas été épargné par cette crise profonde de la représentation. Progressivement distanciés de leurs bases sociales, de leurs réalités et urgences, ils n’ont plus su les relayer dans l’institutionnel, de sorte que ces demandes sociales n’ont jamais été traduites en réponses et politiques publiques. Le municipalisme propose à cet endroit un renouvellement des « corps intermédiaires » et des formes d’organisation politique. Pour ce faire, les plateformes citoyennes ont été créées, telles celles de Barcelona en Comú, Ahora Madrid, Marea Atlántica en Espagne, Zagreb je NAŠ [5] en Croatie, Ne da(vi)mo Beograd [6] en Serbie, Cambiamo Messina Dal Basso en Italie, Richmond Progressive Alliance (Californie), People’s Assembly (Jackson, Mississipi) aux États-Unis, etc. Elles sont les lieux de l’information, de la rencontre des idées et des points de vue, de la construction du réseau et de la « confluence ». Elles permettent de gérer la conflictualité sociale et celle des débats. Reconnaissant que le désaccord peut être une vertu de la démocratie, et même un signe positif de sa vitalité, de nouvelles méthodologies de dialogues et d’intelligence collective se mettent en place, permettant de passer de positions multiples voire antagonistes, à la formulation de visions partagées. Ces plateformes construisent également la confluence politique en laissant tomber les étiquettes politiques pour construire un projet commun sur le territoire. Cela n’est d’ailleurs pas sans difficulté tant ces nouvelles formes de faire la politique se heurtent aux logiques traditionnelles des appareils politiques, à l’éclatement des forces radicales de gauche et à la montée de l’extrême droite. Par la suite, elles deviennent le lieu de l’explication des réalités locales et de la complexité de l’action publique, du débat et de la transparence de l’exercice du pouvoir politique.
À ces espaces d’intermédiation s’ajoute le déploiement d’énormes efforts et moyens (humains, technologiques, financiers, temporels) pour permettre ces va-et-vient fertiles. La démocratie et nos futurs méritent et nécessitent de telles ressources. L’ouverture de nombreux espaces-temps de co-construction démocratique a vocation à impliquer un public plus large. L’enjeu est de dépasser les 15 % à 20 % de participation de personnes de la ville, du quartier. Il s’agit aussi d’aller chercher la participation des femmes, des travailleur·ses, des invisibles ou encore des jeunes. À ce titre, cette culture démocratique se doit d’inclure et d’apprendre d’une génération qui se mobilise de plus en plus pour son futur, comme en témoignent les manifestations des jeunes pour le climat. En termes d’outillage, le renfort du numérique (technologies civiques ouvertes) permet d’expérimenter l’utilisation d’outils collaboratifs, avec l’exemple des plateformes Decidim. Ainsi, la crédibilité de ces mouvements implique de « laisser toutes les portes ouvertes », de diversifier les supports de communication (papier, numérique, en présentiel, médias et réseaux sociaux), d’adapter les horaires des réunions (en soirée, les week-ends) et de permettre la garde des enfants lors de ces temps. Cela ne s’improvise ni ne se décrète. Des formations sont essentielles pour mettre en place des méthodologies d’intelligence collective et de gouvernance partagée, et permettre que l’animation des temps de réunion soit au service d’une prise de parole et d’une contribution de tou·tes à la réflexion et à la décision, moins majoritaire et plus qualitative ou consentie.
La décision n’est plus le début mais l’aboutissement d’un processus collectif, documenté, débattu et arbitré qui amène à une montée en compétences conjointe des habitant·es, élu·es et agents publics territoriaux. La gouvernance participative et collégiale du village français de Saillans est inspirante à ce titre. Elle met en place un pouvoir partagé entre des élu·es qui, par exemple, « se répartissent entre eux leurs compétences et indemnités de fonction, travaillent en binôme, associent les habitants à la préparation, au suivi et à la mise en œuvre de projets ». […] Les habitant·es ont donc une place permanente dans la vie démocratique au-delà du temps de l’élection. Ils et elles sont à la source de l’identification des besoins, des priorités d’action et jouent un rôle fondamental dans la maturation des processus décisionnels. Cela s’accompagne de pédagogie pour permettre la lisibilité de l’action publique, des choix, des outils, des temporalités, des compétences, des limites aussi de l’échelon municipal.
La qualité de l’exercice du pouvoir politique dépend donc de la qualité de tout l’écosystème démocratique, y compris hors de l’institution. Lors du récent Fearless Cities à Belgrade, [7] Mauro Pinto (Massa Critica, Naples) invitait à ce qu’« aujourd’hui le problème ne soit plus seulement de perdre (ou de gagner) les élections », mais de travailler au « comment » : comment mieux connecter les mouvements sociaux avec les institutions locales, comment ne pas perdre de l’énergie, comment lutter contre le populisme, comment trouver un espace dans la stratégie politique générale, comment rendre « désirable » le projet municipaliste. Comment, également, trouver la capacité de renouveler les structures et les pratiques de l’administration municipale.
De nouvelles institutions pour gérer en commun
Un changement à l’intérieur de l’institution est-il encore possible ? Comment se préparer à gouverner en s’appuyant sur une administration à la culture parfois inverse à celle promue par le municipalisme ?
Lors du Fearless Cities de 2017, les témoignages des personnes qui ont été élues à la suite de candidatures municipalistes ont souligné tout d’abord le « choc » de cette découverte du fonctionnement institutionnel et administratif des mairies. Ces nouveaux politiques ont des trajectoires de vie bien différentes de celles des politicien·nes professionnel·les. Comment passer de l’activisme à la gestion publique pour celles et ceux qui n’appartiennent pas forcément à une élite politique, intellectuelle ou économique, familière des rouages du pouvoir ou de la complexité de l’action publique ? Cette « inexpérience institutionnelle » requiert un temps d’adaptation qui peut prendre de longs mois voire plusieurs années, laissant dans les mains des agents publics territoriaux une grande partie de la conduite de l’action publique. Ces nouveaux·elles élu·es ont besoin de la comprendre et d’y trouver leur place. Cela soulève un enjeu de formation et d’accompagnement des nouveaux·elles et des futur·es élu·es, afin d’anticiper ces étapes. Il s’agit d’un véritable parcours, d’une immersion dans un monde administratif qui est souvent pétri d’une longue tradition hiérarchique et de verticalité, qui a traversé l’histoire des pays et qui est à la fois gage de continuité du service public comme d’inertie profonde. Ce rapport à l’administration a été un enjeu très important pour les nouveaux édiles municipalistes. Perçue par certains comme un « monstre » aux carcans inextricables, l’administration a pu représenter un ennemi de l’intérieur, avec lequel il a fallu malgré tout œuvrer pendant la mandature.
[…] « Il y a besoin de créer de nouvelles formes d’institutions pour gérer en commun, des institutions au service des gens » déclarait Mercé Amich Vidal (Celrà) lors des débats du Fearless Cities de 2017. Passer à une culture de travail de l’administration plus coopérative ou encore remettre l’intérêt général et l’universalité des services publics au cœur des fonctionnements administratifs comptèrent parmi d’autres constats partagés par les municipalités espagnoles lors du Municilab [8] en 2018. […] Face à ce vent de démocratie locale et radicale qui souffle sur les territoires, l’adaptation du cadre légal des collectivités locales est devenue une urgence pour permettre la résilience des structures administratives face à des enjeux sociaux, démocratiques et écologiques inégalés.
Un mouvement international et trans-local mis au défi de la normativité
Ces enjeux de normativité renvoient également à des enjeux de compétences et d’échelles de décision. Le municipalisme prend sa source dans la proximité du niveau local, mais il n’est pas un mouvement localiste. Il se construit à partir des petites entités que sont les villages, de zones plus urbaines que sont les villes, tout en renvoyant résolument à nos interdépendances avec d’autres villes, d’autres pays, d’autres réalités dans le monde. Le municipalisme se dresse contre l’impasse actuelle des États-nations et les représentations matérielles et symboliques de la culture des frontières. Il reconstruit de nouvelles identités collectives, locales et translocales. La pensée du municipalisme libertaire renvoie à son organisation au sein d’un système de confédéralisme démocratique qui reconnaît le besoin de mettre en réseau et d’articuler différents échelons locaux. Les combats à l’œuvre au niveau local le sont tout autant en résistance à des problématiques locales qu’en réponse à des désordres plus globalisés.
« David contre Goliath » est une référence qui a été souvent employée pour évoquer les décisions locales prises par des villes telles que Amsterdam, Barcelone, Berlin, Bordeaux, Bruxelles, Cracovie, Munich, Paris, Valence et Vienne qui voient leurs centres-villes soumis à la spéculation immobilière pour alimenter un tourisme de masse et à la gentrification expulsant les habitant·es vers les périphéries. Le combat de ces dix villes engagées à l’encontre de la société Airbnb en est une très bonne illustration. Il montre leur ténacité à légiférer localement, en l’absence pour l’instant de régulations nationales et européennes protectrices, pour réaffirmer le droit au logement, à la ville, à l’habiter et pas seulement à la consommer. […] Ces luttes contre les excès de certaines puissances économiques et leurs injustices se retrouvent dans d’autres combats municipaux, comme à Grenoble face à l’affichage publicitaire, ou encore celui mené par la plateforme Ne da(vi)mo Beograd en Serbie face au titanesque projet commercial Waterfront ou encore dans toutes les tentatives de remunicipalisation des énergies. L’initiative « Municipalize Europe » a réuni à l’automne 2018 des représentant·es de plateformes municipalistes d’Espagne, d’Italie, des Pays-Bas et de France pour porter à l’échelle européenne des propositions et lutter contre les directives européennes ou les législations nationales contraires.
En 2019, avec leur « Pacte des villes libres », les maires de Bratislava, Budapest, Prague et Varsovie s’inscrivent dans ce même élan de résistance et d’alliance trans-locale en réaction à leurs démocraties piétinées. Dénonçant ouvertement les dérives populistes, le détournement des fonds européens et l’inaction de leurs gouvernements, ces villes s’allient autour d’engagements forts en termes de lutte contre les crises climatiques, de logement ou d’inégalités et réaffirment leurs valeurs communes de dignité humaine, de démocratie, de durabilité, d’État de droit et de justice sociale.
Il faut aussi mentionner le courage de tous les habitant·es et élu·es qui ont œuvré à l’hospitalité des réfugié·es depuis les côtes méditerranéennes, les villages d’Italie, les montagnes des Alpes, l’accueil de l’Aquarius à Valence en Espagne (juin 2019). Là aussi, ce sont les villes et les villages, des municipalités qui sortent de leurs compétences pour outrepasser les politiques migratoires et trouver des réponses dignes et humaines face à l’urgence humanitaire et à l’impasse politique, nationale et européenne. Cette lutte est internationale à travers les réseaux de villes accueillantes (Villes Refuges, Villes sans peur, ANVITA [9]).
Le réseau des Villes sans peur structure un mouvement municipaliste international et trans-local, avec 7 rencontres organisées à travers le monde (Barcelone, New York City, Varsovie, Bruxelles, Valparaíso, Naples, Belgrade). Elles réunissent à chaque fois plusieurs centaines de personnes, de pays différents au sein d’une même sous-région mise à l’honneur. Elles dynamisent une situation locale, permettent d’établir de nouvelles relations au local, au régional mais aussi à l’international avec l’attention portée à la présentation d’expériences plus lointaines dès que cela est possible. Ces espaces de débat permettent d’échanger sur les stratégies, les expériences, les analyses, mais ils offrent aussi de partager les doutes, les questionnements et les espoirs, en articulant proximité et globalité.
Ces exemples témoignent de la création de nouveaux réseaux de villes et d’alliances qui se structurent à des échelles supra-locales, pour œuvrer à « plus et mieux » de démocratie radicale ainsi qu’à une meilleure qualité de vie pour les habitant·es.
Un autre horizon
Ces luttes nous rappellent que ces changements profonds sont des combats de long terme. Ces nouvelles façons de faire sont au service d’une autre vision politique, ouvrant un nouvel horizon. Le municipalisme est un projet de transformation sociale et politique qui repose sur l’émancipation des individus, des communautés et des institutions.
Le municipalisme se construit autour de luttes et de valeurs qui traduisent une vision politique, tels que l’accès aux droits pour tou·tes, la préservation et l’accès aux communs, le droit à la ville et au logement, l’égalité des genres, la dignité et l’hospitalité, la coopération, la justice sociale, le pluralisme, l’éthique, la solidarité, l’écologie sociale. L’espace public devient espace commun, et sa repolitisation est la source de nouvelles victoires. La plus importante est de permettre aux habitant·es de croire en leur capacité à agir pour leurs vies, pour leurs destins individuels et collectifs. Lors du récent Fearless Cities de Belgrade, Iva Ivšić confiait que l’un des résultats du travail de la plateforme Zagreb je NAŠ était « d’avoir ouvert un espace aux gens afin qu’ils puissent réaliser qu’ils avaient une autre option ».
Prendre conscience qu’une alternative politique est possible et retrouver confiance en la capacité à contribuer à « un futur que nous méritons », comme le dit très bien Debbie Bookchin, est la transformation sociale et la conquête politique la plus décisive de l’ère politique, économique, écologique et démocratique dans laquelle nous nous trouvons. Ce changement profond des imaginaires refonde la racine de notre vivre-ensemble, et à travers une vision partagée, renforce notre capacité à répondre collectivement et politiquement aux enjeux contemporains. [10]