Démocraties sous pression. Autoritarisme, répression, luttes

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Le business as usual ne peut plus durer : État, droits humains et entreprises au temps du néolibéralisme autoritaire (et du coronavirus)

, par GUAMÁN Adoración, MURCIA LÓPEZ Guillermo

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L’histoire n’est que trop bien connue. Dans les années 1980, le vainqueur du conflit qui opposait divers projets politiques et paradigmes économiques semblait tout désigné : le libéralisme, affublé du préfixe néo. Une doctrine bien décidée à étendre le règne du marché à tous les aspects de la vie, à limiter le rôle de l’État en tant que garant des droits des majorités sociales, tout en renforçant son rôle de gardien des procédés d’accumulation capitaliste : politique étrangère atlantiste, politique commerciale prédatrice, concession de droits aux nouveaux acteurs économiques transnationaux et consolidation des forces et organes de sécurité, qui veillent à l’application du cadre juridique sur les rapports de propriété capitalistes.

Ainsi, Friedrich Hayek, qui affirmait dans La route de la servitude que « plus l’État planifie, plus la planification individuelle devient difficile » [1], fut reçu à la Maison Blanche dans les années 1980 par Ronald Reagan, qui ne cachait pas l’énorme influence intellectuelle que Hayek avait eue sur lui. Par la suite, ce dernier fut traité avec les honneurs par la royauté britannique à la demande de Margaret Thatcher, et se vit récompenser de la Médaille présidentielle de la liberté par George Bush père, en 1991. La classe dirigeante des États les plus puissants exaltait les travaux intellectuels de celles et ceux qui prônaient la réduction de ce même État. Bien entendu, cette opération ne concernait pas les éléments qui leur servaient.

Il est toujours hasardeux, voire proprement impossible, d’affirmer que l’on entre dans une période historique différente de la précédente. Pourtant, à l’aube de cette année 2021, douze ans après une récession généralisée, et tandis que le monde demeure en proie à une pandémie aussi subite que ses conséquences sont imprévisibles ; à l’heure où des millions de personnes attendent avec impatience que leurs États respectifs agissent pour sauver non pas l’économie mais leurs vies ; il semblerait que nous vivions une époque résolument différente. Les turbulences politiques ne s’expriment plus à travers des coups d’État ou des guerres par contumace menées par les grandes puissances dans des pays périphériques : ce sont désormais les scrutins, la nature constitutionnelle ou l’influence qu’exercent ces mêmes puissances sur les économies périphériques, au moyen d’une lex mercatoria toujours plus sophistiquée, qui cristallisent ce marasme.

Chez les principales puissances, et notamment dans l’Union européenne, la crise liée au Covid-19 semble propice au renouveau de l’État, qui signerait son grand retour et se dit prêt à intervenir dans l’économie pour garantir les acquis sociaux, au point de susciter, dans certains cas, des attentes plus grandes encore que celles des Trente Glorieuses. En revanche, dans les économies périphériques, la gestion de la pandémie repose toujours en grande partie sur la capacité à vivre sans travailler pour éviter la contagion, avec, à la clé, l’exposition des classes sociales majoritaires à la contagion et à la maladie.

L’État est de retour, dit-on, mais la syndémie du coronavirus, qui a caractérisé l’année 2020 et marquera sans doute les années à venir, a fait des ravages non seulement dans le domaine de la santé, mais aussi de l’économie et du travail, grignotant durement les revenus des citoyen·nes qui peinent à vivre dignement, notamment dans les pays du Sud. Les chiffres disponibles témoignent d’ores et déjà d’un impact généralisé et sans précédent sur le marché du travail, déjà terriblement malmené par la crise de 2008.

La crise du coronavirus est venue frapper de plein fouet les travailleur·ses les plus vulnérables à travers le monde, dont la situation était déjà particulièrement alarmante. Il y a plusieurs raisons à cela, déjà présentes jusqu’alors dans les économies périphériques, mais que l’on commence à retrouver dans les économies centrales : la croissance du secteur informel et le déclin du secteur public, les obstacles au télétravail et les maigres ressources allouées par les gouvernements pour indemniser les travailleur·ses, voire le manque de volonté de la part de ces gouvernements.

Face à cette situation, qui ne s’accommode de solutions locales que de façon tout à fait urgente, le retour de l’État est-il possible ? Les États disposent-ils de la marge de manœuvre nécessaire pour prendre des décisions de portée globale qui permettront de concrétiser cette transformation si promptement annoncée ?

La réponse est négative ; point de pessimisme ici, mais une nécessaire dose de réalisme, comme le montre l’exemple des rapports entre les entreprises transnationales, les droits humains et les pouvoirs des États.

Le 24 avril 2013, une usine de huit étages s’est effondrée à Dacca, au Bangladesh, emportant 1 129 personnes qui travaillaient pour de grandes marques internationales de mode. [2] L’État aurait-il pu agir pour éviter ce drame ? Comme d’habitude, cet épisode a suscité un tollé moral et politique, et l’on a pu lire que l’absence de mesures de sécurité et d’un droit du travail étaient en cause. Les regards accusateurs se portèrent donc tous sur l’État bangladais, en principe chargé de réglementer le secteur, dépositaire du pouvoir législatif qui, a priori, aurait dû adopter des normes pour anticiper et prévenir ces risques, ou accorder des droits aux travailleur·ses, afin que ceux et celles-ci n’aient pas été contraint·es d’accepter un emploi qui risquait véritablement de leur coûter la vie. Mais de quelle marge de manœuvre le Bangladesh dispose-t-il réellement pour contrôler le processus productif des grandes entreprises dont le modèle est basé sur le recours aux travailleur·ses bangladais·es ? Ces multinationales ont mis en place des chaînes de valeur mondiales avec pour point de départ les entreprises du Bangladesh, qui sont leurs fournisseurs. Les violations des droits humains qui y sont commises, dans le cadre de ces mêmes chaînes de valeur mondiales, sont antérieures à la tragédie de Dacca et persistent depuis. Dans le meilleur des cas, les multinationales proposent, au terme d’un arbitrage privé, quelque dédommagement économique pour éviter d’être poursuivies en justice et que les coupables ne soient condamné·es ; dans le pire des cas, c’est l’impunité qui règne. [3]

Il faut néanmoins souligner que l’attitude des multinationales est permise, voire encouragée, par un vaste ensemble de normes et d’institutions nationales et internationales, créées sur mesure pour les besoins du capital transnational. Accords de libre-échange et d’investissement, protocoles d’entente conclus entre les institutions financières internationales et les États, réformes des normes du travail, fiscales ou environnementales pour attirer les investissements étrangers : tous ces éléments composent une armure juridique qui non seulement assure l’impunité des multinationales, mais leur donne aussi un pouvoir politique grandissant.

Effondrement du bâtiment Dhaka Savar, aussi connu comme Rana Plaza, Dacca, Bengladesh, en 2013. Crédit : rijans (CC BY-SA 2.0)

Le drame de Dacca est donc lié à un certain modèle de « développement » qui s’est implanté au Bangladesh et ailleurs. Le pays a suivi une trajectoire néolibérale depuis la mise en place, dans les années 1980, de politiques d’ajustement structurel, évidemment encouragé en cela par le Fonds monétaire international. [4] L’intégration du pays aux chaînes de valeur mondiales, la promotion de zones franches d’exportation et le soutien apporté au développement du secteur du prêt-à-porter, associés à des salaires dérisoires et à un droit du travail minimaliste, ont contribué à ce « développement » qui profite essentiellement à une petite élite nationale et internationale. [5]

Selon De Sousa Santos, notre époque est marquée par un « capitalisme désorganisé » qui a mis à terre ou, du moins, affaibli une grande partie des formes d’organisation des époques antérieures, dont les mécanismes de protection des droits humains. Le marché serait devenu si puissant qu’il en gangrènerait les principes de l’État et de la communauté. [6] Son rôle et ses fonctions auraient été réorganisés du fait de l’absorption du pouvoir politique par le pouvoir économique (ou, du moins, de leurs relations étroites), de la domination des institutions financières internationales, de l’influence démesurée des multinationales ou de la concentration grandissante des richesses. Avec, à la clé, la dissolution de la souveraineté et des pouvoirs de l’État, et plus particulièrement de sa capacité à faire respecter, promouvoir et protéger les droits humains. Certain·es auteur·rices, comme le politologue Ian Bremmer, évoquent un capitalisme post-récession de 2008 qui serait qualitativement différent des moutures précédentes. [7] Ce capitalisme, dit « d’État », se distingue de la version libre-échangiste caractéristique des régimes capitalistes occidentaux, dans lesquels l’État joue simplement le rôle d’arbitre appliquant les normes en vigueur et décourageant les comportements nocifs à l’échelle collective. Dans le « capitalisme d’État » de Bremmer, le colosse utilise des outils politiques spécifiques pour atteindre ses objectifs, à la fois en politique et en économie : contrôle des secteurs stratégiques via des entreprises publiques, soutien aux entreprises privées et aux fonds d’investissement souverains (comme l’Abu Dhabi Investment Authority, aux Émirats arabes unis). Selon Bremmer, ce modèle de capitalisme représente rien de moins qu’une concurrence déloyale envers les régimes caractérisés par un capitalisme libre-échangiste, ainsi qu’une menace pour la stabilité mondiale.

Cependant, l’idée d’un « capitalisme d’État » est largement antérieure à Bremmer. Raya Dunayevskaya [8] proposait une lecture différente, peut-être plus complémentaire de celle de De Sousa Santos, et reprise par Andrew Kliman : pour elle, il s’agirait d’une phase dans laquelle l’État sert de dernier recours à la perpétuation du capitalisme. [9] Déjà avancée pour expliquer, par exemple, le New Deal aux États-Unis, cette analyse semble être corroborée par le renflouement des banques dans le contexte de la récession de 2008. Selon Dunayevskaya, il s’agit d’une phase du capitalisme dans laquelle l’État ne joue plus correctement son rôle de rempart face aux pires conséquences de ce capitalisme, et de garant des droits humains ; et qu’au contraire, il redouble d’efforts pour préserver et rectifier son modèle économique, et tenter de le mettre à l’abri des menaces qui pèsent dessus. Débarrassé de son masque de protecteur bienveillant des personnes les plus touchées par ce modèle, l’État interviendrait pour éviter au capitalisme qu’il ne se saborde lui-même, grâce à des plans de relance, à des aides aux « entrepreneurs », à une énième refondation du capitalisme, en feignant cyniquement de se soucier des inégalités, en injectant des liquidités, voire en lançant un débat sur des initiatives qui, il y a des années, étaient du ressort exclusif des sociaux-démocrates les plus ambitieux·ses, comme le revenu universel.

Dans leurs projections, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, que l’on ne peut guère accuser de vouloir anéantir le mode de production capitaliste, tablent sur une récession imminente avec, selon la Banque mondiale, une possible contraction de 5,2 % à l’échelle mondiale. [10] Bien entendu, certain·es sont tenté·es d’attribuer n’importe quelle crise ou difficulté économique à des « chocs externes » imprévisibles (dont la pandémie de Covid-19 est un bon exemple), au lieu d’envisager que le fonctionnement même du capitaliste puisse être défectueux par essence. Quoi qu’il en soit, la récession qui touche déjà certains États et menace de s’étendre à d’autres pays accroît logiquement les attentes des citoyen·nes vis-à-vis du rôle que doit jouer l’État dans la protection de leur santé, de leur situation économique et de leur sécurité. Dès lors, une question s’impose : les États sont-ils à même de les leur garantir ?

Ces dernières décennies, comme nous l’avons vu, l’État ne s’est guère préoccupé de ces sujets, du moins pas de façon satisfaisante. Même les partisan·es du libre-échange, comme Bremmer, mettent l’essor de mouvements « populistes » qui contestent le libre-échange sur le dos de la « mondialisation », qui a délaissé ou méprisé le bien-être de la majeure partie de la population des pays développés. [11] Cela ne signifie pas pour autant que l’État ou, plutôt, les États ont cessé d’agir. Ils sont intervenus, mais pour imposer un autoritarisme de marché, un nouvel ordre économique et juridique mondial constitué d’un large ensemble de règles de droit international, mais aussi d’un vaste réseau de normes nationales tournées essentiellement vers la promotion du commerce et la protection des intérêts des investisseur·ses étranger·es. [12]

Cet ordre mondial, baptisé lex mercatoria, plonge ses racines dans le « consensus de Washington », mis en œuvre en Amérique latine dès les années 1980, bien que ses origines remontent aux années 1970 et aux dictatures civico-militaires du Cône Sud. [13] Le bien mal nommé « consensus » s’est traduit par l’application des préceptes du Fonds monétaire international en Amérique latine d’abord, puis de façon claire dans l’Union européenne via ce que l’on appelle déjà le « consensus de Bruxelles », imposé dans le sillage de la « crise de l’euro ». [14]

La lex mercatoria, un « code du capital », [15] englobe différents axes. Elle inclut d’abord les mesures, politiques d’ajustement et prêts conditionnés des institutions financières internationales (IFI), notamment les mesures préconisées par le Fonds monétaire international (FMI), dont ses normes de développement à l’intention des États. Ensuite, elle intègre les accords de libre-échange et d’investissement qui s’accompagnent d’une baisse des droits de douane, de la libéralisation progressive des services, de l’ouverture des marchés à de nouveaux produits et de la reconnaissance de privilèges démesurés aux investisseur·ses étranger·es, dont celui d’attaquer les États en justice. [16] Enfin, ce modèle incorpore les accords dits méga-régionaux ou traités de libre-échange (TLE) de « nouvelle génération », qui introduisent un mécanisme nouveau : la coopération réglementaire [17]. Ainsi, ces traités prévoient non seulement des mesures de libéralisation des échanges et des investissements, mais aussi des mesures d’application infranationale. Autrement dit, la législation interne est désormais contrainte par deux facteurs : l’« effet de gel » induit par les mécanismes d’arbitrage entre investisseur·ses et États, [18] et la tendance à l’harmonisation progressive par le bas des normes réglementaires entre les différents États participant à ces traités commerciaux.

Les multinationales sont à la fois produit et origine de la lex mercatoria, en ce qu’elles l’ont promue et en récoltent les fruits. Leur structure transnationale leur permet de contourner et ou de fuir la capacité de sanction de l’État, qui repose sur la territorialité de l’appareil judiciaire et n’est pas en mesure de traîner en justice les entreprises responsables des actes commis le long de leurs énormes chaînes de production. En outre, la capacité des multinationales à déplacer la production dans les pays les moins regardants en termes de droits humains (au sens large) contraint les États, notamment les plus faibles, à une course au moins-disant pour attirer les investissements étrangers. Ces multinationales sont devenues des réseaux décentralisés et délocalisés, capables de répartir les différentes étapes de la production non plus dans des usines ou lieux de travail différents, mais dans plusieurs pays, ne prenant guère la peine de s’intégrer au territoire, à la vie locale et au commerce local. Leur installation dépend des mesures d’incitation promises par les territoires et les communautés locales, qui rivalisent pour les faire venir. [19]

Incapables de garantir les droits sociaux, économiques et politiques ou de protéger directement l’être humain face aux insaisissables multinationales, les États en sont venus à voir leur soumission aux institutions financières internationales et l’application de la lex mercatoria comme seules options viables, dans le vague espoir d’attirer les investissements étrangers et d’améliorer leur situation économique. Ce processus, véritable cercle vicieux, finit par profiter aux multinationales, qui n’ont alors même plus besoin de chercher à échapper aux autorités qui entravent leurs actions en leur imposant de respecter des droits ou des normes nuisant à leur rentabilité.

Comme nous l’avons vu, la relation entre l’État et le capital est extrêmement complexe, et s’est caractérisée par de nombreuses tendances au fil du temps. D’un côté, nous constatons que les États sont incapables de garantir des normes et des droits dans les domaines de l’économie, du social ou du travail, alors que l’on considérait jadis qu’il incombait à l’État de faire contrepoids face aux incertitudes, aux lacunes et, concrètement, aux injustices propres au fonctionnement d’une économie de marché. De l’autre, les États ont participé de manière cruciale à l’instauration d’un cadre libéral qui sape justement, notamment à long terme, la possibilité de rétablir ou de faire respecter ces mêmes normes et droits. Comme le souligne Jessop20, le capital néolibéral exige une intervention de l’État, mais il érode en parallèle la souveraineté territoriale et temporelle des États, qui ne parviennent même plus à coordonner leurs propres intérêts dans les instances traditionnelles (ALENA, UE, G8, etc.).

Face à cette situation, y a-t-il un espoir ? Dans le quartier ouvrier de Falls Road à Belfast, en Irlande du Nord, une fresque murale rappelle le couvre-feu qui y fut imposé en 1970 avec l’inscription : « L’oppression sème les graines de la résistance, la résistance amène la liberté ». De la même façon, l’installation et la diffusion de la lex mercatoria ne laisse pas ses victimes indifférentes, qui organisent la riposte là où elle tente de s’imposer. Les exemples fleurissent : d’Occupy Wall Street au 15M espagnol (2011), du printemps arabe (2012-2013) aux manifestations des gilets jaunes en France (2018), et plus particulièrement les soulèvements populaires récents en Argentine (2017), en Équateur ou au Chili (2019).

Ces trois derniers exemples de mobilisation en Amérique latine incarnent parfaitement ce phénomène de résistance mondialisée évoqué plus haut. Le Fonds monétaire international a fait son retour en Amérique latine après un changement de cycle politique, qui a vu l’arrivée au pouvoir de Macri, Temer puis Bolsonaro, ou Moreno. Le FMI a beau concéder qu’il a commis des erreurs, par exemple en Grèce, il semblerait qu’il n’ait pas changé de ligne politique pour son retour dans la région, sans égard au contexte et nullement gêné de reproduire les mêmes « solutions » économiques inopérantes. [20]

Comme le souligne Nancy Fraser, cet essor des résistances populaires s’explique par l’incompatibilité actuelle entre le néolibéralisme et la démocratie, mais aussi par la perception qu’a le peuple de cette incompatibilité [21] : il apparaît nettement que les mécanismes de la lex mercatoria passent de plus en plus mal auprès de la population, qui le fait savoir dans les urnes ou par l’intermédiaire des parlements. La conflictualité politique, sociale et économique n’a jamais disparu : elle avait été mise sous le boisseau lorsque la principale alternative au capitalisme s’est effondrée au début des années 1990. Et elle a refait surface à l’occasion de tournants électoraux ou constitutionnels inattendus, de bouleversements dans le système des partis dans des démocraties pourtant solides en apparence, ou encore de nouveaux chocs militaires et commerciaux sur fond de géopolitique. Toutefois, la lutte et la contestation populaire ont servi de tremplin à des projets qui visent à nous aiguiller sur un chemin différent de celui suivi jusqu’à présent.

Le processus du binding treaty (« traité contraignant ») montre bien en quoi ces luttes peuvent être à l’origine de nouveaux droits humains. L’objectif de ce traité contraignant est d’élaborer un cadre juridique qui se doterait des mécanismes nécessaires pour veiller, à l’échelle internationale, à ce que les multinationales se conforment à l’obligation de respecter les droits humains dans leurs activités, où que ce soit, de sorte que cette responsabilité engloberait l’intégralité de leurs chaînes mondiales de production. Cette revendication avait été portée des décennies durant par de nombreux mouvements sociaux, [22] jusqu’à ce que l’Équateur et l’Afrique du Sud la reprennent et obtiennent du Conseil des droits de l’homme des Nations unies qu’il approuve, en 2014, la résolution 26/9, portant sur la création d’un « groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme, dont la mission est d’élaborer un instrument juridiquement contraignant pour réglementer les activités des sociétés transnationales et autres entreprises à l’aide du droit international des droits humains ». [23]

Y a-t-il une alternative, ou à tout le moins un embryon d’alternative, à la lex mercatoria, ce modèle dans lequel le capital prend le pas sur tout principe démocratique ? Un processus tel que celui du « traité contraignant » nous montre-t-il qu’il est possible de changer de modèle, ou bien sommes-nous condamné·es à être écrasé·es sous le poids d’un monde qui approche à grande vitesse du gouffre social, économique, sanitaire et environnemental ? Le repositionnement de l’État dans la lutte contre la pandémie de Covid-19 va-t-il marquer le début d’une transition progressive vers un réveil keynésien, ou serions-nous face à un nouveau cas de guépardisme ? [24]

Seul le temps nous le dira. Ce qui est certain, c’est que des millions de personnes, malmenées par une pandémie comme le monde n’en avait pas connu depuis plusieurs décennies, aux répercussions sociales, politiques et économiques, ont l’espoir de voir leur santé, leur bien-être économique et leur dignité garantis. Et que cet espoir, elles cherchent de plus en plus résolument à le concrétiser en faisant fi des critères du marché. Peut-être s’agit-il de la dernière occasion qui nous sera offerte de ne pas les décevoir.

Notes

[1Hayek, Friedrich (1976), La route de la servitude, PUF, Paris.

[2Sur cette question, lire la masse d’informations collectées par la Clean Clothes Campaign : https://cleanclothes.org/campaigns/past/rana-plaza. L’OIT a également publié de nombreux rapports, notamment dans le cadre de la campagne « Improving Working Conditions in the Ready-Made Garment Sector » financée par le Canada, les Pays-Bas et le Royaume-Uni, et lancée en octobre 2013. Du côté des publications académiques, on pourra lire Reinecke, J., Donaghey, J., (2015) « After Rana Plaza : Building coalitional power for labour rights between unions and (consumption-based) social movement organisations », Organization, 22, Nº 5.

[3Sur cette question, voir le rapport du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme intitulé « Les entreprises et les droits de l’homme : améliorer la responsabilisation des entreprises et l’accès à des voies de recours », A/HRC/32/L19, du 29 juin 2016, ainsi que le Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines d’esclavage, y compris leurs causes et leurs conséquences, A/HRC/30/35, du 8 juillet 2015.

[4Voir Saxena, S. et Labowitz, S. (2015) Monitoring working conditions at factories won’t stop future tragedies. Publié dans The Globe and Mail, disponible à l’adresse : https://www.theglobeandmail.com/report-on-business/rob-commentary/monitoring-working-conditions-at-factories-wont-stop-future-tragedies/article25898737/

[5Comme le soulignent Banerjee et Alamgir, vers la fin des années 1970, « le régime militaire du pays a instauré des réformes politiques et économiques à grande échelle, et lancé de vastes projets d’infrastructure. La politique industrielle du pays reposait en particulier sur le développement du secteur privé et la croissance tournée vers l’exportation, si bien que le secteur du prêt-à-porter a connu un rapide essor dans les décennies suivantes ». Banerjee, S. B. et Alamgir, F. (2018). Contested Compliance Regimes in Global, Production Networks : Insights from the Bangladesh Garment Industry. Human Relations. Disponible à l’adresse : https://openaccess.city.ac.uk/id/eprint/19471/1/HRfinal.pdf

[6Ibidem.

[7Bremmer, Ian (2010). The End of the Free Market : Who wins the War between States and Corporations ? Portfolio, New York.

[8Dunayevskaya, Raya (1964). Marxism and Freedom : from 1776 until today, Syllepse, Paris. Dunayevskaya, Raya (1967). State Capitalism and Marx’s Humanism, News & Letters, Detroit, Michigan.

[9Kliman, Andrew (2008). « Trying to Save Capitalism from Itself : The New Face of State Intervention in the Midst of Financial Crisis and Recession ». The Hobgoblin : a British Journal of Marxist-Humanism, 2008. Disponible à l’adresse : http://web.archive.org/web/20081227133152/http://www.thehobgoblin.co.uk/2008_11_AK_Economy.htm

[11Bremmer, Ian (2018). Us vs. them : the failure of globalism, Portfolio/Penguin, New York.

[12Hernández Zubizarreta, J. et Ramiro, P. (2016). Contra la Lex Mercatoria. Icaria, Barcelone ; Guamán, A. et González, G. (2018), Empresas Transnacionales y Derechos Humanos, Bomarzo, Albacete.

[13Nemiña, P. et Larralde, J. (2018) « Etapas históricas de la relación entre el Fondo Monetario Internacional y América Latina (1944-2015) » Am. Lat. Hist. Econ., jan-avr 2018, pp. 275-313 ; Puello-Socarrás, J.F. (2015), « Neoliberalismo, antineoliberalismo, nuevo neoliberalismo. Episodios y trayectorias económico-políticas suramericanas (1973-2015) », in Rojas, L., Neoliberalismo en América Latina. Crisis, tendencias y alternativas, Buenos Aires, CLACSO, Fundación Rosa Luxemburgo, BASE.

[14Au sujet du « Consensus de Bruxelles », voir Guamán Hernández, A., Noguera Fernández, A. (2015), Derechos sociales, integración económica y medidas de austeridad, la UE contra el constitucionalismo social, Bomarzo, Albacete.

[15Pistor, K. (2019). The Code of Capital. How the Law Creates Wealth and Inequality, Princeton University Press, Oxford.

[16Sur cette question, voir la bibliographie insérée dans de précédentes œuvres dont Guamán, A. (2015) TTIP : el asalto de las multinacionales a la democracia. Akal, Madrid.

[17Par traités de nouvelle génération, et conformément à la classification de l’Union européenne, nous entendons les accords suivants : UE-Corée ; UE-Pérou, Colombie, Équateur ; UE-Amérique centrale ; UE-Canada ; UE-Singapour ; UE-Vietnam et UE-Japon. La classification de l’Union européenne est disponible dans le Rapport de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions sur la mise en œuvre des accords de libre-échange (2018), disponible à l’adresse : https://op.europa.eu/es/publication-detail/-/publication/1bbb43a4-f540-11e9-8c1f-01aa75ed71a1/language-es

[18Olivette, C., Mühler, B., Ghiotto, L., (2019). ISDS in numbers. Impacts of investment arbitration against Latin America and the Caribbean. 3ème édition, avril 2019. TNI, Amsterdam.

[19Barañano, M., « Contexto, concepto y dilemas de la responsabilidad social de las empresas transnacionales europeas : Una aproximación sociológica », Cuadernos de Relaciones Laborales, vol. 27, n° 1. Baylos, A., « Códigos de conducta y acuerdos-marco de empresas globales : apuntes sobre su exigibilidad jurídica », Lan Harremanak/12 (2005-I). Cairola, E., « Retour aux fondamentaux : développer les syndicats et la négociation collective, et promouvoir un cadre de travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales », Journal International de Recherches Syndicales, Le travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, Genève, Organisation internationale du travail, 2015.

[20Sur cette question, voir Ugarteche, O., Arquitectura financiera internacional, Akal, Madrid, 2018 ; Nemiña, P., Larralde, J. « Etapas históricas de la relación entre el Fondo Monetario Internacional y América Latina (1944-2015) » Am. Lat. Hist. Econ., jan-avr 2018, pp. 275-313 ; Lehndorff, S., A triumph of failed ideas : European models of capitalism in the crisis, ETUI, Bruxelles, 2015.

[21Fraser, N., « The end of progressive neoliberalism », in Dissent, janvier 2017. Dans un même registre, voir Pastor, J., « La deriva oligárquica del constitucionalismo occidental y su viejo topo », Papeles de relaciones ecosociales y cambio global Nº 122, pp. 27-36 ; Ramírez, F., « La pendiente neoliberal : ¿Neo-fascismo, post-fascismo, autoritarismo libertario ? », in Guamán, A. et al. Neofascismo la bestia neoliberal, Akal, Madrid, 2019.

[22Si l’on souhaite déterminer les origines du processus qui a débouché sur la résolution 26/9, il nous faut remonter aux actions engagées par les mouvements sociaux liés aux tribunaux permanents des peuples. Le réseau birégional Europe-Amérique latine-Caraïbe « Enlazando alternativas » a été la structure organisatrice qui, dans ce cadre, a lancé une campagne mondiale assortie d’un document d’appel à l’action, signé à ce jour par plus de 150 mouvements et organisations. L’objectif est de démontrer la nécessité d’un code ou d’un instrument contraignant qui ne se contente plus de faire appel aux bonnes volontés, et de montrer que les violations des droits humains par les multinationales ne sont pas des faits isolés, mais sont indissociables de l’« injustice systémique du capitalisme ». Le processus d’élaboration de normes juridiques depuis la base et de l’extérieur s’est révélé aussi important que le résultat, à savoir le Traité des peuples.

[23Résolution A/HRC/RES/26/9 « Élaboration d’un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme », adoptée par vote par le Conseil des droits de l’homme (CDH) des Nations unies le 26 juin 2014. Disponible à l’adresse https://undocs.org/fr/A/HRC/RES/26/9

[24[NDT] Le guépardisme désigne en italien « l’attitude (traditionnellement définie comme transformisme) propre à celui qui, ayant appartenu à la classe dominante ou aisée dans un précédent régime, s’adapte à une nouvelle situation politique, sociale ou économique, en feignant d’en être le promoteur ou le partisan, afin de pouvoir conserver le pouvoir et les privilèges de sa propre classe. » En bref : que tout change pour que rien ne change.

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Adoración Guamán est professeure titulaire de droit du travail à l’Université de Valencia. Son travail se centre sur l’analyse de la précarisation sociale du travail, les effets de l’UE et des traités de libre échange sur les droits sociaux, ainsi que les mécanismes de protection sociale. Guillermo Murcia López est doctorant en droit du travail à l’Université de Valencia.