Démocraties sous pression. Autoritarisme, répression, luttes

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Protéger les espaces civiques

, par Privacy International

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Les espaces civiques dans lesquels nous pouvons librement évoluer et protester, tout en préservant notre intégrité et notre autonomie, sont de plus en plus menacés par l’essor des nouvelles technologies de surveillance, qui modifient radicalement la capacité des autorités à contrôler ces espaces.

Imaginez si, à chaque fois que vous souhaitez participer à une manifestation, une célébration religieuse, un meeting politique ou un rassemblement public, vous deviez partager des informations très personnelles avec la police et les services de renseignement, quand bien même ils n’ont aucune raison de vous soupçonner d’avoir fait quoi que ce soit de répréhensible.

D’abord, vous devrez vous rendre au poste de police pour vous enregistrer ; vous faire prendre en photo pour une base de données biométrique ; partager les coordonnées des membres de votre famille, de vos ami·es et collègues ; communiquer votre situation financière, vos dossiers médicaux, vos choix de vie, votre situation amoureuse et vos préférences sexuelles ; montrer vos e-mails et SMS ; donner accès à votre historique de navigation Internet et à vos applications tierces (« applis ») ; autoriser la police à suivre vos déplacements en temps réel ; et transmettre toutes les données stockées sur votre téléphone portable, y compris des habitudes dont vous n’aviez peut-être même pas conscience et des données que vous aviez pourtant supprimées.

Ensuite, lors de la manifestation ou de l’événement, vous devrez autoriser la police à regarder par-dessus votre épaule pour observer tout ce que vous faites sur votre téléphone.

Enfin, toutes ces informations seront consignées dans une base de données que la police et les services de renseignement pourront consulter et analyser à tout moment. Oseriez-vous toujours exercer vos droits à la liberté d’expression, de culte, de réunion et d’association ?

Un mur couvert de caméras de surveillance semble observer deux femmes. Crédit : Burst (CC0) via Pexels.com

La police et les services de renseignement sont déjà en mesure de surveiller les espaces civiques de façon généralisée, invisible, en temps réel, à distance et sans que les usager·es de ces espaces ne le sachent ou n’y consentent. Les espaces civiques sont des lieux numériques et physiques où les citoyen·nes formulent des idées, en discutent avec d’autres personnes ou groupes partageant les mêmes points de vue, expriment des avis divergents, s’interrogent sur de possibles réformes, dénoncent les privilèges et la corruption, et s’organisent pour réclamer des changements politiques, économiques, sociaux, environnementaux et culturels. Les espaces civiques, ce sont par exemple les rues des villes, les places et les parcs, ou bien, dans le monde numérique, Internet, les applis de messagerie et les réseaux sociaux. La police et les services de renseignement peuvent prélever des informations à grande échelle à partir de ces espaces civiques, puis créer des archives granulaires et interrogeables au sujet des personnes qui y participent.

Actuellement, l’utilisation non réglementée des technologies de la surveillance dans les espaces civiques enfreint le droit à la vie privée des personnes, et peut restreindre leur capacité à communiquer, à s’organiser et à s’associer librement avec les autres. Le droit à la vie privée sous-tend ainsi d’autres libertés et droits fondamentaux des sociétés démocratiques, parmi lesquels le droit à une égale participation aux affaires publiques et politiques, et les libertés d’opinion, d’expression, de réunion pacifique et d’association. Le droit à la vie privée permet de créer des espaces dans lesquels chacun·e peut formuler des idées, débattre et exercer ces droits et libertés. Dans un espace privé, les personnes appartenant à des groupes minoritaires et craignant d’être discriminées ou harcelées en raison de leur origine ethnique, race, religion, orientation sexuelle ou identité de genre peuvent y exprimer leurs opinions et coopérer librement pour promouvoir des objectifs susceptibles d’être ignorés par les groupes majoritaires.

Le droit à la vie privée permet aussi à la presse et aux lanceur·ses d’alerte potentiel·les de demander des comptes à celles et ceux qui détiennent le pouvoir, sans avoir à craindre les représailles. Le droit à la vie privée et les droits et libertés en découlant sont autant de garde-fous indispensables qui nous protègent des abus de pouvoir des gouvernements et des contraintes arbitraires. Ces droits et libertés exigent du gouvernement qu’il rende des comptes à ses citoyen·nes, et permettent à la volonté collective du peuple de prendre corps à travers des lois et des politiques. En l’absence de vie privée, ce processus démocratique est voué à s’étioler.

Privacy International (PI) se bat pour que les nouvelles technologies soient encadrées et utilisées de façon à protéger notre vie privée, à préserver nos espaces civiques et à accompagner la démocratie.

Quel est le problème ?

La police et les services de renseignement accentuent la profondeur et l’étendue de leur surveillance de nos espaces civiques, alors que, bien souvent, sa justification légale est ténue, et les contrôles démocratiques instaurés sont insuffisants. Ces nouvelles technologies sont parfois déployées sous prétexte de protéger nos sociétés démocratiques ; toutefois, en l’absence d’une réglementation et de garde-fous adéquats, elles risquent de menacer la participation démocratique et la liberté de contestation, et par là-même de saper la démocratie. Cela ne veut pas dire que ces nouvelles technologies sont à proscrire entièrement : simplement, leur usage doit être réglementé et transparent, répondre à un soupçon raisonnable, elles doivent être conçues de sorte que leur impact sur notre sécurité numérique soit limité, et être soumises à un contrôle et à une supervision réels et indépendants.

Les technologies de surveillance peuvent s’immiscer dans les espaces civiques à une échelle sans précédent

Les nouvelles technologies de la surveillance modifient radicalement la capacité de la police et des services de renseignement à surveiller nos espaces civiques et à collecter, catégoriser, stocker, analyser et partager nos données personnelles. PI s’alarme notamment des technologies que la police et les services de renseignement utilisent parfois déjà pour surveiller des personnes qui n’ont pas commis le moindre crime ni n’en sont soupçonnées, et ne font qu’exercer leurs droits essentiels à leur participation à la démocratie. Ces technologies, ce sont – entre autres – la surveillance de masse, les intercepteurs d’IMSI, le piratage à distance, l’extraction de données d’un téléphone portable, la surveillance des réseaux sociaux, les caméras à reconnaissance faciale et la police prédictive.

Ces technologies peuvent dissuader et enfreindre l’exercice des libertés fondamentales

Lorsqu’elles sont associées et mal réglementées, ces technologies de surveillance s’apparentent à un panoptique, de sorte que nul·le ne peut savoir si, quand, où et comment cette surveillance s’opère. L’omniprésence de ces technologies perturbe nos espaces civiques et pourrait avoir un effet dissuasif, c’est-à-dire de décourager les citoyen·nes d’utiliser les espaces civiques pour exercer leurs droits. Ces intrusions dans la vie privée sont problématiques, peu importe que vous pensiez ou non que vous n’avez rien à cacher : elles enfreignent vos droits et ceux d’autrui.

Le recours à ces technologies peut entraver le droit à s’exprimer de façon anonyme, à formuler et partager ses idées, à participer à des débats contradictoires, à assister à des réunions publiques ou à obtenir réparation auprès d’un gouvernement. Ces technologies peuvent pousser les citoyen·nes à auto-censurer leurs pensées, leurs paroles, leurs actions ; les dissuader de consulter certains profils sur les réseaux sociaux ; d’aimer, de partager, de retweeter des publications controversées ; de rejoindre certains groupes de discussion ; voire d’utiliser certains mots. En fin de compte, cette auto-censure risque de modifier la façon dont les gens cherchent de nouvelles informations, élaborent des idées et en discutent, ou s’organisent collectivement. Certaines problématiques majeures risquent d’être négligées. Les échanges d’idées et la possibilité de s’organiser et de réclamer un changement profitent à tou·tes, et nous avons tou·tes à perdre lorsque ces libertés périclitent.

Les technologies de surveillance sont employées dans un vide juridique et réglementaire

La loi et la réglementation ne parviennent pas à suivre le rythme dicté par les évolutions technologiques, ni à les encadrer à l’aide de garde-fous ou de contrôles efficaces. Des citoyen·nes s’alarment, à raison, du recours aux analyses de données pour établir le profil des électeur·rices : le micro-ciblage publicitaire pèse de manière abusive sur les décisions de vote, au point de faire basculer des élections. Toutefois, il faut aussi se pencher sur d’autres vulnérabilités de nos démocraties. Il faut faire en sorte que les choix des électeur·rices soient véritablement les leurs, afin de protéger l’intégrité des institutions démocratiques, mais il faut aussi veiller à ce que les personnes puissent exercer leurs droits fondamentaux en élaborant et en partageant des idées, en se rassemblant et en manifestant, sans ingérence illégale des pouvoirs publics.

Pour la plupart, ces technologies de surveillance ont été déployées en l’absence de lois et de règlements stipulant des critères précis, limpides et transparents pour leur utilisation, dont une habilitation et un contrôle indépendants. Dans certains cas, la police est libre d’auto-réguler ses activités, ce qui pose le problème de la cohérence entre différentes juridictions, ne permet pas de garantir la légalité de ses actes, ne l’incite pas à appliquer les bonnes pratiques et suscite la méfiance chez le grand public. Ces préoccupations – légalité, absence de réglementation – sont au cœur de bon nombre des interventions juridiques menées par PI pour contester le recours à ces technologies. À défaut de solides garde-fous juridiques, un gouvernement peut à tout moment modifier son utilisation des technologies de surveillance et des données que celles-ci produisent.

Le risque qu’un gouvernement abuse de son pouvoir est réel

Les technologies de surveillance sont propices aux abus du fait du manque de transparence autour de leur utilisation, et du caractère sensible des données qu’elles collectent. Ces technologies permettent au gouvernement d’accéder à une mine d’informations qu’il peut utiliser en vue de poursuivre arbitrairement militant·es et contestataires, et par là-même de décourager les manifestations et autres formes de critique à l’encontre du gouvernement. Aux États-Unis, il existe des antécédents d’éminent·es défenseur·ses des droits civils, tels que Martin Luther King Jr., placé·es sous surveillance par le FBI pour tenter de les saboter ; le même stratagème a été employé plus récemment contre des militant·es des mouvements Black Lives Matter et Standing Rock. De même, au Royaume-Uni, la police a déjà infiltré et espionné des groupes d’activistes. Au Mexique, il s’est avéré que les pouvoirs publics avaient utilisé les dispositifs d’espionnage Pegasus de la société NSO Group pour cibler des journalistes et des défenseur·ses des droits humains, qui travaillaient à dénoncer la corruption des autorités et les violations des droits humains. Avant cela, un énorme scandale avait éclaté en Macédoine du Nord : les téléphones de quelque 20 000 militant·es, avocat·es, membres de l’opposition, journalistes, fonctionnaires, femmes et hommes d’affaires et membres du gouvernement avaient été illégalement mis sur écoute. Par ailleurs, la police et les services de renseignement pourraient être tentés d’utiliser ces technologies en toute illégalité, par exemple en espionnant des ex-conjoints ou des lanceur·ses d’alerte dénonçant des discriminations raciales. Il est essentiel d’empêcher le gouvernement d’utiliser les technologies de surveillance contre les activistes et les personnes exerçant leur droit à faire part de leurs inquiétudes au gouvernement.

Ces technologies sont propices aux discriminations et susceptibles d’exclure de façon disproportionnée certains groupes des espaces civiques

Les technologies de surveillance peuvent être employées pour cibler et saboter de manière disproportionnée des groupes vulnérables et des minorités raciales, ethniques et religieuses. La police et les services de renseignement peuvent par exemple surveiller plus activement les minorités et les immigré·es, même s’ils n’ont aucune raison de soupçonner ces groupes d’avoir commis le moindre acte répréhensible. Cela s’est déjà vu. Aux États-Unis, le système de sécurité nationale d’enregistrement des entrées et sorties (NSEERS) exigeait des ressortissant·es de 25 pays à majorité musulmane et de Corée du Nord qu’ils et elles s’enregistrent auprès du gouvernement à chaque entrée et sortie du territoire. Bien que révolu, la structure de ce programme demeure, si bien qu’il pourrait être remis en place. Récemment, l’administration Trump a demandé aux entreprises technologiques de l’aider à instaurer un processus de « vérification extrême » des migrant·es potentiel·les, afin d’évaluer à quel point elles et ils représenteraient une menace terroriste, et ce à l’aide de l’intelligence artificielle ; le gouvernement a néanmoins fait marche arrière, suite au rejet franc et massif du grand public. Les groupes minoritaires sont souvent marginalisés et dépourvus des moyens de se défendre ; et ce sont eux qui ont le plus besoin des espaces civiques pour s’exprimer et s’entraider.

Les usages potentiels, souhaitables ou réels des technologies de surveillance demeurent opaques et n’ont pas assez fait l’objet de débats publics

La police et les services de renseignement utilisent ces technologies alors que la population n’a pas été véritablement, ou parfois pas du tout, consultée. Vous n’avez pas vraiment eu votre mot à dire sur l’usage que le gouvernement devrait faire de ces technologies intrusives, ni même sur la pertinence de les acquérir. Vous n’avez guère plus la possibilité de refuser d’être surveillé·e.

Le recours à ces technologies privilégie les profits des entreprises au détriment de la vie privée des gens ordinaires

Les entreprises vendent ces technologies onéreuses à la police et aux services de renseignement. Difficile de dire dans quelle mesure elles ont accès aux données que ces technologies génèrent, mais ce qui est certain, c’est qu’il s’agit d’une industrie fort rentable qui peut encourager de manière perverse à collecter et examiner de plus en plus de données. À titre d’exemple, IBM, Microsoft, Cisco, Oracle et Palantir se proposent d’aider la police à trier et exploiter les masses de données que produisent ces technologies. La mise à disposition des bases de données à ces entreprises comporte nécessairement des risques.

Les données collectées par l’intermédiaire de ces technologies pourraient tomber entre de mauvaises mains

Il est impossible de sécuriser des données à 100 % : une fois stockées, les données peuvent être la cible d’une infraction en raison d’un accident, d’une faute d’inattention, d’une menace interne ou d’un·e adversaire hostile. Un manque de rigueur dans la manipulation de données peut nuire aux poursuites judiciaires visant des délits graves, ou entraîner la perte de fichiers contenant des informations très personnelles sur des personnes qui n’ont jamais rien eu à se reprocher. Plus le gouvernement collecte et stocke de données, plus ces bases de données sont précieuses. Des personnes malveillantes pourraient exploiter ces données pour entraver le processus électoral, le système judiciaire ou encore la liberté de la presse.

Quelle est la solution ?

L’achat, l’utilisation et le champ d’application de ces technologies de surveillance doivent être formellement encadrés par une législation claire et précise, et limités aux seuls moyens proportionnés et nécessaires pour atteindre des objectifs légitimes. La surveillance de masse, dont la collecte de masse des données personnelles dans les espaces civiques, ne répond pas aux critères de la nécessité et de la proportionnalité. Toute mesure de surveillance ciblée doit, y compris dans les espaces civiques, être à la fois nécessaire et proportionnée pour atteindre un objectif légitime (par exemple, enquêter sur un délit grave ou l’empêcher). Les personnes doivent être en mesure de comprendre comment la législation peut s’appliquer, quels types de données peuvent être collectés à leur sujet, et comment ces données seront stockées.

Pour que le public soit convaincu que le gouvernement ne risque pas d’abuser de ses pouvoirs, il est nécessaire de mettre en place des garde-fous adaptés et un contrôle efficace encadrant la mise à l’essai, l’achat et l’utilisation des technologies de surveillance.

Avant chaque utilisation de ces technologies, le gouvernement doit être tenu d’obtenir un mandat de perquisition basé sur des soupçons raisonnables auprès d’une autorité judiciaire indépendante. Le mandat de perquisition doit garantir que les personnes et lieux visés par la perquisition se limitent à ceux pour lesquels le gouvernement dispose d’un motif juridique valable (fondé sur une cause probable ou un soupçon raisonnable, selon le cas), et que le but n’est pas de collecter massivement les données des citoyen·nes. Pour éviter les perquisitions manifestement intrusives, le mandat doit également exclure la perquisition de certains lieux et la collecte de certaines données. Après chaque perquisition, un tribunal doit pouvoir vérifier qu’elle s’est déroulée en toute légalité.

Le gouvernement doit protéger la sécurité des données qu’il collecte. Une information qui ne relève pas du champ d’application d’un mandat, qui est hors sujet ou non pertinente, ne doit pas être stockée, catégorisée ni analysée, mais immédiatement détruite. Toutes les mesures prises par le gouvernement à propos de ces données doivent être consignées.

Les personnes victimes d’usages illicites des technologies de surveillance ou d’une collecte illicite de leurs données doivent bénéficier d’un accès à des recours effectifs.

L’utilisation des technologies de surveillance par le gouvernement doit être plus transparente, et le gouvernement doit rendre des comptes à cet égard. Il lui incombe de justifier l’acquisition et l’utilisation de ces technologies, et de prouver à la population que ces technologies ne sont pas utilisées de manière discriminatoire, disproportionnée ou illégale de façon générale.

Afin d’enrayer la volonté des entreprises de maximiser leurs profits au détriment de la vie privée des personnes et de leurs droits, le gouvernement doit rendre public l’ensemble des courriers de sollicitation, bons de commande, factures, contrats, conventions de prêt et échanges impliquant des entreprises au sujet de l’acquisition de ces technologies.

Enfin, pour assurer du mieux possible la protection des données personnelles, le gouvernement doit encourager le développement et l’utilisation du chiffrement. Le gouvernement ne doit pas être autorisé à demander aux entreprises qu’elles intègrent des vulnérabilités à leurs produits ou services qui menaceraient la vie privée et la sécurité des personnes.

Cet article est une traduction de l’article en anglais initialement paru le 1e mai 2019 sur le site de Privacy International