À contre-courant : arts, politique et transformation sociale

Introduction

Passerelle n°25

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L’art est souvent présenté comme synonyme d’esthétique, de beauté, neutre socialement et politiquement. Or, que ce soit en faveur du statu quo ou bien de la transformation sociale, l’art contribue à façonner nos modes de pensée, de sentir, d’aborder le monde. Le pouvoir de l’art a été largement utilisé par les puissant·es dans l’Histoire : au service de régimes fascistes ou dictatoriaux, les artistes officiel·les ont été de puissants outils de propagande. À l’inverse, les arts peuvent être des vecteurs importants de changements vers plus de justice sociale, plus de respect de l’être humain et de l’environnement. Loin de la « neutralité » de l’art et de l’esthétisme pur, certains courants de l’activisme artistique revendiquent leur lien intrinsèque avec les mouvements sociaux qui agitent leurs sociétés.

L’art, en tant qu’expression fondamentale de l’être humain, a toujours été un espace de résistance dans des contextes politiquement très contraignants. Dans les moments les plus obscurs de l’Histoire, affirmer la capacité à créer, s’exprimer et à créer de l’espoir, c’est affirmer la dignité comme espace irréductible et inaliénable de l’être humain. C’est l’exemple du développement du gospel au cœur de l’esclavage des Africain·es déraciné·es en Amérique du Nord, de la capoeira au Brésil ou encore de la danse Dabkeh dans les territoires palestiniens occupés. La persévérance de la musique, de la danse, du théâtre, de la poésie dans les langues et les formats autochtones témoignent de l’existence et de la résistance des peuples colonisés et de leurs luttes. Dans une moindre mesure, dans un contexte où le capitalisme est devenu un horizon présenté comme inévitable (« there is no alternative », disait Thatcher), la science-fiction et ses créations utopiques ne jouent-elles pas la fonction de rouvrir les imaginaires et de rêver un monde désirable, afin de se donner les moyens d’agir ?

Mais de fait, qu’est-ce que l’art ? Qui définit ce qui est de l’art, et ce qui ne l’est pas ? Les mondes de l’art, hétérogènes et pluriels, sont inévitablement traversés par les problématiques qui concernent la société dans son ensemble. Classisme, racisme, sexisme, homophobie, colonialité, capitalisme : les espaces artistiques doivent également faire face aux différentes formes d’oppression et de domination. Certaines pratiques artistiques, comme l’opéra, le théâtre ou la danse classique, semblent réservées à certaines communautés ; et on continue à se heurter à la question de la démocratisation des « arts nobles ». Parallèlement, l’art populaire (dit « pop »), celui qui est produit par, ou qui plaît aux « masses », est souvent disqualifié comme n’étant « pas réellement de l’art ». Ce sont donc bien des rapports de pouvoir qui catégorisent les processus créatifs entre l’art « savant » et les autres formes d’expression, qui se trouvent dépréciées. C’est a fortiori le cas avec l’exotisation et la folklorisation de l’art produit par les personnes racisées – depuis les peuples autochtones dont la création est qualifiée d’« artisanat » et non pas d’art, jusqu’aux quartiers populaires qui sont systématiquement assignés au hip-hop et au rap. Cette logique participe à la hiérarchisation des formes d’art, par laquelle la production artistique des personnes racisées se voit largement minimisée.

Or, la question de la reconnaissance et de la légitimité de toute forme d’art n’est pas anecdotique, car elle conditionne les politiques de financement et l’accès aux ressources pour les artistes. Elle conditionne également la possibilité de l’appropriation culturelle : certains genres artistiques, comme le jazz ou le blues afro-étasuniens, après avoir longtemps été méprisés et qualifiés de sous-catégorie artistique, finissent par être appropriés par les classes dominantes et, par là-même, vidés de leur dimension de résistance. Dans ce cadre, la lutte contre la marchandisation de l’art reste un enjeu majeur.

Finalement, dans sa forme la plus explicite, l’engagement d’artistes dans la sphère sociopolitique n’est pas une nouveauté. On se souvient de Joan Baez et Bob Dylan chantant contre la guerre au Vietnam, ou bien des concerts d’Inti Illimani et Sol y Lluvia célébrant la fin de la dictature de Pinochet au Chili. Plus récemment, des artistes ont été incarcéré·es pour leur rôle dans des mouvements sociaux : c’est le cas de Thiat, chanteur sénégalais et cofondateur du mouvement citoyen Y’en A Marre contre la corruption ; et du chanteur iranien Shervin Hajipour, dont la chanson Baraye, relayant les aspirations des manifestant·es partagées sur Twitter, est devenue virale. Si ces artistes sont la cible de la répression étatique, c’est que leur existence et leur engagement, ainsi que leur forme d’expression artistique, menacent effectivement le pouvoir.

Ainsi donc, quels sont, au juste, les liens entre l’art et les luttes ? Quelle place occupe(nt) le(s) monde(s) de l’art dans les mouvements sociaux qui œuvrent pour la transformation de nos sociétés, vers un monde plus juste et plus solidaire ? En quoi l’art peut-il être un levier, un point d’appui ou de résistance pour les mobilisations et les luttes en faveur de la transformation sociale et politique ? Le sujet est infiniment large, et les débats ne datent pas d’hier. La relation entre art et révolution occupait déjà Richard Wagner en 1848 et Anatoly Lunacharsky dans les années 1920 [1], et différentes organisations politiques des années 1960 réfléchissaient à la « guérilla urbaine » par le biais de l’art. Les perspectives, les ‘champs de bataille’ et les paris politico-artistiques sont infiniment variés et nombreux aux quatre coins du monde et au fil de l’histoire. Le présent numéro de la collection Passerelle n’a donc pas vocation à couvrir l’intégralité des débats et des initiatives, d’hier à aujourd’hui. Plutôt, il propose d’explorer certaines pistes, nécessairement parcellaires, les différents rapports entre l’art, les sociétés et les luttes dont il est indissociable.

La première partie revient sur les rapports entre arts et politique dans une perspective historique. Certains concepts et certaines pratiques actuelles, parfois présentés comme radicalement nouveaux, puisent leurs racines dans une longue trajectoire historique, circulant d’une région à une autre, ressurgissant sur le devant de la scène après des périodes d’oubli, évoluant sur la forme ou sur le fond. Pour autant, les événements et transformations socio-économiques et politiques du monde depuis les années 1960 ont influencé les mondes de l’art. Les contributions de cette partie reviennent sur ces déplacements, transformations et circulations.

Que cela soit le musée, les modes de financement de l’art participatif ou encore la relation avec des gouvernements autoritaires, les contributions de la deuxième partie explorent les différents enjeux que représentent, pour l’art engagé, la relation aux institutions. Du Canada à l’Inde en passant par la Pologne, depuis la démocratisation de l’accès aux expositions jusqu’à celle de la répression étatique en passant par les enjeux de décolonisation des sociétés et de leurs cultures ; cette seconde partie expose l’art comme un champ en bouillonnement permanent.

La troisième partie explore de façon plus large les rapports entre art et société, mouvements sociaux, et engagements politiques. L’art est en effet également un moyen de créer une identité commune qui donne du corps à un groupe en lutte, et un moyen d’expression et de diffusion du politique. Comment les imaginaires sociaux sont-ils façonnés par les photographies qui saturent nos champs visuels ? La littérature de science-fiction peut-elle rouvrir, renouveler nos imaginaires politiques ? Le statut d’intermittence du spectacle peut-il inspirer des transformations sociales profondes du concept de travail ? Quelle possibilité d’émancipation, d’autonomisation individuelle et collective par la danse ? Comment l’art peut-il être un outil de lutte ? Sans se vouloir exhaustives, les contributions de cette dernière partie interrogent certains aspects de ces rapports pluriels, entre contestation, explorations et engagements.

L’art – en tant qu’espace traversé par les mêmes rapports de pouvoir que le reste de la société – est un sujet, un outil et un vecteur des luttes ; sa visibilité dans des contextes politiques et militants variés en est le meilleur témoin. Ce numéro de la collection Passerelle explore les ressorts de l’art en tant qu’espace et outil de luttes et de résistances, analyse les processus politiques qui légitiment ou délégitiment les formes d’expression et d’action, et enfin examine la politisation des espaces artistiques.

Couverture du n°25 de la collection Passerelle "A contre-courant: arts, politique et transformation sociale". On y voit une peinture du portrait de Victor Jara, chanteur chilien assassiné par la dictature de Pinochet, avec sa guitarre et quelques éléments représentant les Andes, comme le condor. Date de parution : mars 2024.
Couverture du n°25 de la collection Passerelle "A contre-courant : arts, politique et transformation sociale"
Image originale de FREDDY AGURTO PARRA (CC BY 2.0)