À contre-courant : arts, politique et transformation sociale

Le futur au pluriel : réparer la science-fiction

, par RICHARD Mélissa

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Ketty Steward écrit de la poésie, des récits fantastiques, autobiographiques et de science-fiction. Elle préside depuis 2019 le Réseau Université de la Pluralité, association internationale qui s’intéresse aux imaginaires alternatifs du futur. En 2023, elle publie l’essai Le Futur au pluriel : réparer la science-fiction. En voici les principaux arguments, ainsi que la façon dont l’ouvrage s’intègre dans un mouvement plus général cherchant à révolutionner ce genre littéraire.

Étagère rassemblant différentes œuvres de science fiction.
Mélissa Richard.

Dans son essai Le Futur au pluriel : réparer la science-fiction, Ketty Steward pose le constat d’un courant littéraire, la science-fiction (SF), glorifiant sa production des années 1930 à 1950, une époque considérée comme un âge d’or, ce qui empêche de nouvelles thématiques d’émerger pleinement. Le genre est ainsi dominé par une forme de récit très homogène alors qu’il est pourtant réputé pour sa capacité à explorer, imaginer, inventer. On y retrouve souvent un héros unique, dans la majeure partie des cas masculin, blanc, hétéro et valide, éventuellement accompagné de personnages secondaires servant de faire-valoir, engagés dans une quête caractérisée par le conflit et dont les événements se déroulent de façon très linéaire.

Cette hégémonie est présente dans les diverses incarnations de la science-fiction (les salons, les conventions, les revues, les fans et bien sûr les œuvres : romans, séries, BD, films etc.), les rayons des librairies sont dominés par des auteurs aux mêmes caractéristiques que leurs personnages – à la différence qu’ils sont parfois morts – et la glose qui entoure ces publications porte aux nues les mêmes histoires, encore et encore. Littérairement, cette uniformité est simplement ennuyeuse et redondante. Politiquement, elle fige le monde et les rapports sociaux dans une seule façon de se les représenter, voire elle renforce des imaginaires de domination, tout en étouffant des voix émergentes et en brisant les efforts de créativité, celle qui cherche à expérimenter, à sortir des sentiers battus, à proposer de nouvelles expressions artistiques.

Ces nouvelles formes de récits existent pourtant, et c’est là que Le Futur au pluriel : réparer la science-fiction prend toute sa force : il ne s’agit pas d’un pamphlet, mais d’une proposition d’exploration de la pluralité des narrations, des points de vue, des personnages, des intrigues, au-delà des récits dominants. « Il s’agit de poser les bases d’une conversation que j’appelle de mes vœux et que nous, fandom [1] francophone, n’avons pas encore pu avoir » (p.18), annonce l’autrice.

Ketty Steward commence donc une cartographie de ces œuvres et de ce qu’elles apportent à un paysage fossilisé. S’il est établi que la SF manque de pluralité, si les auteurs et éditeurs commencent à réaliser qu’il faut apporter du changement dans leurs histoires, ils n’en restent pas moins aux manettes et leurs tentatives de sortir de l’entre-soi sont a minima maladroites. Après avoir brossé le portrait du modèle dominant – porté par des pères fondateurs indétrônables et incritiquables (Asimov, Huxley, Dick, parmi de nombreux autres) –, l’autrice montre comment, en cherchant à s’améliorer, la SF dominante ne fait souvent que renvoyer les marges à ce qu’elles sont, selon elle : une diversité hors de la norme et rien de plus.

Sur les questions de genre, d’orientation sexuelle, de couleur de peau, de santé, de colonisation, les personnages sont cantonnés à un rôle de représentants de leur condition : par exemple, un⋅e protagoniste queer résumerait à elle·lui-seul·e toute la diversité des vécus queers. Ces personnages sont ainsi souvent dépossédés d’une histoire propre et incarnée, pour rester au service de la quête du héros, que ce soit du bon comme du mauvais côté – car la binarité est aussi caractéristique des œuvres dominant le marché des littératures de l’imaginaire. Des alternatives existent pourtant, et Le Futur au pluriel : réparer la science-fiction s’emploie à montrer comment les récits sont modifiés et enrichis quand ces thématiques sont correctement prises en compte. Est notamment cité comme exemple : « Quand Becky Chambers reprend des éléments cent fois rebattus du space opera [2] dans Apprendre si par bonheur, c’est pour mettre en scène des personnages hors-norme et proposer, dans un détournement magistral, une autre science-fiction. Le Merian, vaisseau d’exploration, part en expédition, non pour coloniser ou exploiter, mais pour apprendre et découvrir, dans un souci constant de préserver les écosystèmes des lieux visités. » (p.116) On peut ajouter d’ailleurs que l’œuvre complète de Becky Chambers est un exemple de « fiction-panier » théorisée par l’autrice Ursula K. Le Guin [3] : « Des romans avec des gens, des liens, des commencements et des possibles, face à l’omniprésence des récits de conquête et de destruction. » (p.153)

Ketty Steward poursuit sur les formes de récits fossilisées et interroge les visions du futur proposées, qui le sont souvent du point de vue des plus privilégié⋅es et donc, nécessairement, partielles. « À l’intersection des discriminations, la grande cumularde est femme, non occidentale, pauvre, éventuellement queer et handicapée. Un futur souhaitable pour l’humanité ne pourra que se construire à partir de son plus petit dénominateur commun. L’avenir désirable devient ainsi celui qui saura démontrer sa capacité à prendre en compte les moins intégrées d’entre nous et leur permettre d’exister. » (p.127) Cette proposition de décalage du point de vue permet de s’assurer que les expériences des personnes les plus marginalisées ne seront pas effacées dans les projections futuristes, comme c’est souvent le cas dans les œuvres de science-fiction dominante. De cette façon, l’homme blanc hétérosexuel et valide ne peut plus être considéré comme universel, mais comme une simple composante parmi d’autres de la pluralité des vies jugées dignes d’existence, aujourd’hui comme dans le futur.

Pour conclure son essai, l’autrice dirige le projecteur vers d’autres propositions science-fictionnelles. Elle ajoute également un échelon à la discussion comparant les mérites de l’utopie en réponse à la dystopie omniprésente. Une grande partie des récits produits ces dernières années consiste en effet à imaginer un futur poussant à l’extrême les pires aspects de l’humanité et de ses avancées technologiques. Si ce courant littéraire cherchait à choquer pour alerter et inciter à lutter contre les dérives sécuritaires, il a échoué dans son objectif et a produit une forme d’habitude, de résignation, voire de fascination, face à la situation mondiale actuelle. En réaction, un autre mouvement a émergé, cherchant à revaloriser le concept d’utopie alors jugé naïf et irréaliste. Face à la popularisation de ce nouveau courant, Ketty Steward questionne ce qui est parfois devenu une injonction à produire de la positivité : « Comment parler des luttes existantes, tout en les occultant ? Comment rendre justice au voix silenciées en postulant leur inexistence ? Comment espérer gravir la montagne des problèmes en ne se peignant qu’arrivé⋅es à son sommet ? » (p.150)

Ainsi, elle invite plutôt à expérimenter de nouvelles formes, dans toute leur pluralité, et à casser au passage le mythe de l’écrivain solitaire et transcendé : « La plupart du temps, nous parlons des œuvres, comme si elles se faisaient toutes seules, comme si l’autorité que nous leur donnons était indépendante des personnes, des sociétés et des contextes de leur existence. » (p.18) L’écriture, comme toute production artistique, s’inscrit dans une histoire collective. Les motifs sont inspirés d’œuvres passées, se nourrissent des préoccupations actuelles et, éventuellement, ouvrent de nouvelles perspectives. Les conditions matérielles d’existence conditionnent la capacité des personnes à créer et sont dépendantes de l’entourage amical, familial et professionnel. De la même manière qu’il est urgent politiquement de faire advenir de nouvelles formes de récits mettant en action de nouveaux types de personnages, afin de proposer des imaginaires redonnant du pouvoir d’agir, il est tout aussi important de désacraliser la figure de l’auteur·ice afin de permettre aux initiatives collectives et individuelles qui fabriquent ces récits d’exister pleinement.

Le Futur au pluriel : réparer la science-fiction ajoute un nœud à une toile de résistance tissée d’œuvres, de collectifs et d’actions, en cristallisant des réflexions politiques et des pratiques qui existent ici et là dans les littératures de l’imaginaire et dans les événements et lieux qui les font exister. Le mouvement dans lequel s’inscrit l’essai cherche à s’opposer à la pensée réactionnaire, à la montée du fascisme et au capitalisme techno-industriel non seulement par leur critique, mais aussi par la production de récits qui nourrissent des imaginaires subversifs et désirables.

Les enjeux politiques dépassent le monde de la science-fiction, pour autant les imaginaires développés en son sein ont de réels impacts qu’il ne faut pas délaisser. L’armée en a bien compris l’importance, en créant la Red Team, un collectif d’auteur·rices de science-fiction à qui il a été confié la tâche « d’imaginer les menaces pouvant directement mettre en danger la France et ses intérêts ». [4] Loin de rester dans la fiction, l’armée compte ensuite utiliser ces travaux pour « nourrir [s]es réflexions stratégiques, opérationnelles, technologiques et organisationnelles ». [5] Cette initiative a suscité de vives critiques dans une partie du fandom, qui a demandé des comptes à ce sujet au festival des Utopiales, dont l’armée est une habituée depuis 2017. [6]

De nombreuses volontés ont entrepris de mettre à jour le système science-fictionnel, limitant ainsi la portée de ce genre de projets réactionnaires : le collectif d’auteur⋅ices Les Ateliers de l’Antémonde porte par exemple la fiction dans les sphères militantes, en proposant des ateliers d’imaginaire à l’oral, autour d’un rapport féministe à la technique. Le collectif des Aggloméré⋅es questionne la figure solitaire et masculine de l’auteur, en proposant des ateliers d’écriture collective en mixité choisie et en mettant l’accent, lors de leurs interventions autour de leur roman Subtil Béton, sur l’ensemble des conditions matérielles qui permettent à une personne d’écrire et à son œuvre d’exister. Le collectif La Résille propose également des ateliers d’imaginaire dans un univers bac à sable, permettant d’expérimenter différentes formes de récit : croquis, textes, sons, visuels de jeux vidéos de simulation… dans l’idée de rendre floue la frontière entre fiction et réalité et de questionner la légitimation d’une œuvre qui ne passerait que par une publication de roman. Du côté des événements, le festival L’Ouest Hurlant est apparu, sa programmation reflétant une volonté de mettre en avant une pluralité d’intervenant⋅es et de sujets, avec une attention à ne pas reproduire d’oppression. L’organisation s’est particulièrement distinguée dans son attachement à l’anti-validisme.

Petit à petit, la parole trouve un certain écho, [7] la conversation continue [8] et les liens se tissent, [9] promettant une poursuite de la lutte comme moyen de faire évoluer la science-fiction. Réciproquement, redonner au genre sa dimension d’ouverture vers des imaginaires collectifs et des possibilités futures dépoussiérées, voire radicalement différentes, est déterminant pour la construction des luttes actuelles et réelles.