À contre-courant : arts, politique et transformation sociale

L’artivisme, ou comment battre en brèche le système

, par TÁVARA ARROYO Micaela

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Dans son acception la plus simple, l’artivisme est l’union de l’art et de l’activisme social. C’est également une pratique contestataire face au système capitaliste qui repousse le sentir-penser [1] hors de l’être humain. Cependant, dans le cadre d’une relation plus intense et intime, ce concept bat également en brèche les schémas internes de l’art en tant que tel.

Comme le reste du monde, la pratique artistique est constamment à la recherche d’une voix, de dialogues et de modes d’expression qui lui soient propres. Nous vivons actuellement une perte des fibres de nos sensibilités : elles sont inactives, endormies, habituées à des stimulus de 40 secondes de la taille de la paume de notre main ; superflues. Tout doit être instagrammable. La déconnexion d’avec les problèmes de la société et de notre environnement, et même d’avec l’autre ; le retour à la normalité postpandémie ; la perte de profils politiques qui puissent convaincre, d’une manière ou d’une autre... tout cela nous a transformé·es en zombies.

Heureusement, et même si c’est une vision un peu romantique, on peut toujours se tourner vers l’art pour nous aider à nous retrouver. Cependant, les œuvres artivistes ne naissent pas toujours du romantisme ou de l’amour ; elles naissent souvent de la RAGE accumulée et réduite au silence, depuis l’époque de nos ancêtres jusqu’à aujourd’hui. C’est pourquoi je propose que la RAGE devienne un stimulus créatif, un axe fondamental pour la construction de nos profils artistiques. On ne peut pas battre en brèche le système depuis le seul confort de nos sourires ; montrer les dents et sortir les griffes, c’est poétique aussi.

Les artistes et créateur·rices qui nous ont formé·es nous ont appris à comprendre les arts par le seul prisme des « Beaux arts ». C’est en réponse à cette « malformation » éducative qu’est né ce texte, afin de récupérer notre ancrage dans les arts critiques et combatifs. C’est dans cette perspective que l’association Trenzar a fondé la Résidence d’Artivisme Agitée Interdisciplinaire Antipatriarcale (Residencia de Artivismo Bulliciosa Interdisciplinar Antipatriarcal R.A.B.I.A [rage, en espagnol]), dont j’assure la direction. Dans le cadre de cette résidence, nous travaillons certains aspects centraux pour nous reconnecter avec la RAGE CRÉATIVE. Tout commence par la rencontre avec la page et le corps, dans le but de projeter une idée, de fouiller les entrailles de l’artiste grâce à la question suivante : qu’est-ce qui te fait ENRAGER ? À partir de là, il s’agit de penser à une situation, une image, une installation, des mouvements corporels, des textes courts et de tout mettre ensemble. Puis des professeur·es proposent un accompagnement spécialisé, autour des notions de contre-pouvoir, de genre, d’écologie et d’environnement : tous les jours, nos corps et nos outils imaginatifs et combatifs s’entraînent. Cette méthodologie a pour objectif de systématiser et d’approfondir cette rage historique, pour en faire des œuvres qui explosent et provoquent un impact chez l’autre, réveillant ses fibres sensibles endormies. Il s’agit là de la recherche d’une révolution de la réaction de notre sentir-penser collectif.

Nous prenons en compte l’espace public pour en faire la scène principale de la présentation d’une œuvre rageuse, car nous le comprenons comme un espace de débat et de rencontre avec nos sens communs, un espace dans lequel se crée la communauté.

La résidence R.A.B.I.A a réuni un groupe d’artivistes de différentes régions du Pérou, des jeunes provenant de différentes formations artistiques, des arts plastiques jusqu’à la psychologie en passant par le théâtre. Pendant une semaine, ce groupe a travaillé cette méthodologie et a présenté ses œuvres, touchant profondément le public. Passant par son corps, enlevant les collants qui la recouvrait, couche par couche, comme si c’était sa propre peau, au milieu des klaxons et des bruits stridents de la ville, l’artiste dissidente Saor nous a raconté l’histoire des personnes trans, faite de stigmatisation et d’hypersexualisation. Observer sa fureur, tandis qu’elle se dévoile aux yeux d’une société qui juge et qui critique, était terriblement puissant. Au cours de la même résidence, l’artiste Alejandra Campos s’est faite manutentionnaire, un métier exclusivement masculin pendant des décennies, et s’est demandée : qu’est-ce qui nous pèse à nous, les femmes ? Alejandra a occupé les allées principales du plus grand marché de Lima, portant sur son dos un énorme sac très lourd, duquel s’échappaient des stéréotypes sexistes que, souvent, cette société patriarcale nous fait porter.

La possibilité d’ouvrir cette résidence nationale nous a permis de décentrer cette réalité, trop souvent centrée sur la capitale, Lima. Une artiste de la ville andine de Puno, Joanna Terán, a présenté une œuvre interactive qui cherchait à sensibiliser et à remettre en question le récit national autour des personnes assassinées par la dictature mise en place au Pérou depuis la fin 2022. Elle a montré de manière intime les histoires et la manière dont les assassinats ont fait taire celles et ceux qui exerçaient leur liberté de manifester.

Voici quelques-unes des propositions artivistes créées et consolidées au sein de la résidence.

En Amérique latine, mettre notre RAGE sous le tapis est une véritable bombe à retardement qui se cacherait sous notre peau et qui menacerait d’exploser à tout moment et de détruire notre corps lui-même. C’est pourquoi cette méthodologie cherche à éviter de faire de nous des martyrs, à éviter que nous « mourrions en vie ». Cette méthodologie cherche à extérioriser notre RAGE pour qu’elle affecte les autres et pour impulser un changement de cap, léger mais tangible, dans la direction que prend le monde.

La RAGE est poésie. La RAGE est art.

Notes

[1NdT : L’autrice fait ici référence au concept de l’anthropologue colombien Arturo Escobar, développé dans son livre Sentir penser avec la Terre, paru en français aux Editions du Seuil. Ce concept invite à dépasser le dualisme typiquement occidental, qui sépare corps et esprit, émotion et raison, sauvage et civilisé.