À contre-courant : arts, politique et transformation sociale

Frontières du regard et politiques de représentation : trois moments de la critique institutionnelle

, par ALONSO GÓMEZ Sara

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Arquitectura para un cuerpo, 2022, de Carlos Martiel.
Crystal Bridges Museum of American Art, Bentoville, EE.UU.
©Jared Sorrells.

En 2022, l’artiste cubain Carlos Martiel présentait l’œuvre Arquitectura para un cuerpo (Architecture pour un corps), dans le cadre de l’exposition collective Entre/Between, au Crystal Bridges Museum of American Art. Deux heures durant, il offrait comme sur un plateau sa seule tête piégée au ras du cou dans une vitrine d’exposition, tandis que le reste du corps restait soigneusement dissimulé à l’abri d’un piédestal. On pouvait voir les visiteur·ses photographier l’œuvre et interagir avec elle aussi sereinement qu’ils et elles l’auraient fait avec un tableau de Leonard de Vinci, c’est-à-dire avec le détachement mental et l’attention polie propres à l’attitude esthétique qu’on attend d’un·e habitué·e des musées. La tête émergée de Martiel se présentait telle une pièce à conviction vivante à l’abri d’un cube de plexiglas. Pour s’en convaincre, il suffisait de constater que sa respiration n’avait pas tardé à en recouvrir les parois d’une fine pellicule de buée qui allait en s’élargissant. Et pourtant, même si Martiel donnait tous les signes de vie médicalement admis, le public, médusé, se comportait avec lui comme s’il avait affaire à un crâne fraîchement décapité. Enfin, après deux heures d’exposition ininterrompue, Martiel quittait discrètement la boîte où il s’était laissé enfermer.

La distance définit l’épistémologie à l’œuvre dans le projet grandiose de la mathesis universalis promue par Galilée ; celle-là même que l’on retrouve dans l’esthétique de la Critique de la faculté de juger de Kant ; et, enfin, celle qu’analyse Krzystof Pomian dans son histoire de l’institution muséale. [1] Cette distance se décline en effet dans l’objectivisme scientifique, dans le détachement esthétique et dans l’abstraction muséale : le musée sépare l’œuvre d’art de son intention initiale, Kant demande au·à la spectateur·rice qu’il ou elle se déprenne de ses intérêts, la science exige de considérer l’objet en soi.

Dans cette épistémologie constitutive de notre modernité, les sentiments de plaisir ou de déplaisir n’ont pas leur place, la terre tourne autour du soleil alors que nous voyons celui-ci se lever et se coucher à l’horizon, des objets de culte voient leur fonction originelle se métamorphoser et deviennent des œuvres d’art. [2] Galilée vante à sa façon cette conquête de l’objectivité scientifique : « Mais il faut, en peu de mots et du premier coup, être César ou rien » (ma e forza in brevi parole ed al primo assalto restare o Cesare o niente.) Ce que commente Heinz Weinmann : « L’exactitude se conquiert d’un coup de main, et investit celui qui la possède d’un pouvoir suprême, impérial. [3] » On ne saurait mieux décrire l’ambition de cette nouvelle épistémè. En détourant sa tête de son corps, Carlos Martiel s’aventure un pas plus loin que Fred Wilson dans son installation Mining the museum : « Metalwork, 1793-1880 ». Trente ans plus tôt, ce dernier avait juxtaposé d’infâmes chaînes d’esclaves avec de nobles pièces d’orfèvrerie provenant de la collection du Maryland Historical Society Museum. Ce nouvel arrangement par contrastes rendait sensibles les mécanismes d’invisibilisation des opprimé·es de l’histoire. Quant à la décapitation du Cubain, elle nous pointe du doigt tous les dangers et les risques qu’expose la science coupée du monde de la vie, dont les musées d’art sont souvent complices.

L’œuvre de Martiel interroge donc les frontières du regard et les politiques de représentation de la muséologie occidentale. Elle peut ainsi servir d’introduction aux réseaux complexes qui forment l’objet du présent article, qui retrace à grands traits l’histoire de la « critique institutionnelle » (institutional critique).

Première vague : rupture

Le phénomène de critique institutionnelle s’est formé et renouvelé au cours de trois « vagues » générationnelles, dont les origines remontent aux années 1960. Ces développements coïncident avec l’émergence d’une cartographie inédite de l’art contemporain allant de pair avec la reconfiguration du paysage institutionnel et la création des premiers musées d’art « contemporain » à la même époque. [4] Même si le matériau choisi privilégie la vie artistique et théorique du monde occidental, il convient de noter que des cas notables de critique institutionnelle ont également émergé dans d’autres régions du monde telles que l’Amérique latine, avec Tucumán Arde (1968) en Argentine, et les expériences du Colectivo Acciones de Arte (CADA) au Chili. [5] Sans prétendre à l’exhaustivité, examinons comment la critique institutionnelle s’est développée en trois vagues successives.

Photo en noir et blanc de panneaux d'affichage, sur lesquels on voit une série d'affiches disant "Primera bienal de arte de vanguardia".
Photo d’affiche annonçant la tenue de la 1e Biennale d’Art d’Avant-garde dans les rues de la ville de Rosario (Argentine), par le collectif Tucuman Arde.
Crédit : Carlos Militello (domaine public)

Dans le sillage d’une déferlante mondiale qui coiffe une série de luttes particulièrement chargées de sens à l’échelle globale, les années 1960 apparaissent comme une brèche dans l’épaisseur de l’histoire. En témoignent l’abondance et l’intensité des activités de protestation de la jeunesse du monde entier contre la guerre au Vietnam, et pour les droits civiques (Noirs, femmes, ouvriers, homosexuels) et démocratiques. Les années 1960 coïncident aussi avec le succès de décennies de luttes des peuples colonisés, qui leur permettront d’accéder à l’indépendance en Afrique et en Asie. Plusieurs de ces mouvements et confrontations ont conduit à des innovations radicales, d’inspiration à la fois égalitaire et antiautoritaire, dans les sphères politique et artistique. L’alliance entre les mouvements de la contre-culture et les arts de l’époque a produit des effets sociaux aussi importants, voire même plus importants, que les contestations d’ordre politique puisqu’elle a rendu possible l’explosion de la protestation au long cours. Le rôle des arts populaires – et en particulier de la culture « underground » – dans les bouleversements des années 1960 est incontestable. Dans son ouvrage Gegenkultur und Avantgarde 1950-1970 : Situationisten, Beatniks, 68er, Thomas Hecken expose comment le Situationnisme, par exemple, a exercé une influence majeure sur les activistes culturel·les et politiques européen·nes (et, dans une moindre mesure, nord-américain·es). [6] L’activisme des avant-gardes artistiques et politiques, comme la « Subversive Aktion », a également contribué à lancer la révolte antiautoritaire en Allemagne de l’Ouest, comme Gerald Raunig le met en relief dans Art and Revolution : Transversal Activism in the Long Twentieth Century. [7] C’est précisément dans ce contexte de mouvements de contre-culture et de libération anticoloniale des années 1960 qu’il conviendrait de réfléchir aux origines de la critique institutionnelle.

La conversation « What is a Museum ? A Dialogue » (1967) entre Allan Kaprow et Robert Smithson constitue un exemple paradigmatique des discussions de l’époque sur le rôle des musées d’art – ainsi que de leur « pendant miniature, la galerie ». Ils témoignent d’une préoccupation sur la tendance de ces institutions à « exclure toute prise de position en faveur des manifestations de la vie » et à « nullifier » toute forme d’« agir [8] ». Selon Miwon Kwon, l’exposition et les réflexions théoriques qui l’accompagnent reconfigurent « un réseau d’espaces et d’économies interdépendantes qui encadrent et soutiennent l’idéologie de l’art érigée en système [9] ».

Des œuvres emblématiques ont permis d’illustrer la teneur de la critique institutionnelle. C’est le cas des « dislocations » (dislocations) de Michael Asher qui sondent les conditions souvent opaques qui déterminent la façon dont l’art est apprécié, évalué et partagé [10]. Les sondages menés par Hans Haacke auprès de visiteur·ses, tels que le MoMA Poll (1970), ont quant à eux interrogé le soutien silencieux de la famille Rockefeller et du conseil d’administration du MoMA à la politique d’expansion tragique par le Président Nixon de la guerre du Vietnam au Laos et au Cambodge. Autre exemple, les séances de nettoyage au Wadsworth Athenaeum en 1973, pendant lesquelles l’artiste Mierle Laderman Ukeles engageait son corps dans de longues performances pour ainsi révéler le travail « invisible » soutenant l’institution. En Europe, on peut citer les « affiches sauvages » (1968-69) que Daniel Buren avait apposées dans des espaces publics à Paris : considérées par les autorités comme du vandalisme, elles venaient questionner les hiérarchies et les structures institutionnelles concernant la manière et le lieu d’exposition de l’art. Autre exemple, les fictions absurdes de Marcel Broodthaers qui, avec son « Département des aigles » (1968), transformait sa propre maison en musée d’art moderne et qui annonçait la vente de lingots d’or à des prix exorbitants avant d’essayer de vendre sa maison-musée pour cause de faillite. Dans la majorité des cas, il s’agit de pratiques engageant une critique depuis l’intérieur de l’institution elle-même, et avec son accord explicite : qu’il s’agisse de déplacer des œuvres consignées dans les sous-sols des musées sur les murs des galeries ou de nettoyer physiquement leurs sols, cette première vague de la critique institutionnelle bouscule les pratiques muséologiques de manière provocante, aboutissant parfois au licenciement de quelques conservateur·rices et directeur·rices auprès desquel·les certain·es artistes avaient trouvé une certaine complicité.

Deuxième vague : tournant réflexif

La deuxième vague de critique institutionnelle émerge dans les années 1980, comme réaction critique à la première. Les artistes se sont demandés comment opérer une critique véritablement efficace depuis l’intérieur sans se faire saboter, puisqu’elle était autorisée par l’institution artistique qu’elle cherchait à critiquer. Les années 1980 vont en partie dissiper les brasiers soixante-huitards, avec la consolidation du modèle de production postfordiste et, du point de vue politique, la consécration du conservatisme de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, qui évoluera vers le triomphe des modèles d’économies néolibérales que l’on constate aujourd’hui. Vers la fin de la décennie, c’est à l’effondrement du bloc soviétique que nous assistons. Ces deux processus ont favorisé et accéléré la composition d’une nouvelle mosaïque mondiale. L’année 1989 peut être considérée en ce sens comme une apogée et un tournant. [11] La même année, Francis Fukuyama publie son article « The End of History ? », dans lequel il affirme que l’histoire tissée de bruit et de fureur, telle qu’on la définissait d’ordinaire, tirait à sa fin. [12] Pour Fukuyama, il s’agit de la dernière étape de la course au progrès, puisque la démocratie libérale serait la meilleure version politique et économique que l’homme puisse créer ; ou du moins, une version à laquelle on ne pourrait opposer aucune alternative de qualité supérieure. Cette fin heureuse mais illusoire de l’histoire s’accompagne également d’une autre prétendue « fin de la géographie » puisque le monde aurait apparemment rétréci grâce à la mondialisation, désormais parfaitement achevée grâce à l’émergence du World Wide Web en 1991. La seconde réalité répond à l’expression, également planétaire, de la lutte menée par diverses cultures – principalement des groupes culturels victimes du système planétaire hégémonique – pour la reconnaissance et la coexistence harmonieuse. Face à la réalité interculturelle qui s’est imposée depuis 1992 par la reconnaissance mondiale des revendications des peuples autochtones, la reconnaissance de ces altérités culturelles a également représenté la remise en question du complexe tissu social à l’échelle planétaire.

Dans le domaine de l’art, nous assistons à un tournant spatial, qui parvient à définir les traits d’une « nouvelle géographie internationale de l’art », comme l’affirment Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff en 2014 dans l’introduction à leur anthologie Géoesthétique. [13] Depuis le pivot que symbolise l’année 1989, le monde de l’art a quitté son cadre classiquement limité à l’Europe et à l’Amérique du Nord, pour s’ouvrir sur d’autres régions à la faveur d’acteurs nouveaux de différentes latitudes et de l’émergence d’une nouvelle classe à fort pouvoir d’achat en Amérique latine, en Afrique et en Asie. La remise en question du modèle européano-occidental, longtemps célébré comme modèle unique, a créé un appel d’air propice à des formes et à des figures divergentes, comme on a pu le constater grâce au travail d’artistes tel·les que Martha Rosler, Group Material, Hans Haacke, Andrea Fraser, Rasheed Araeen, Fred Wilson et Critical Art Ensemble, Amalia Mesa-Bains, Barbara Bloom, parmi d’autres. Le chemin vers une « nouvelle muséologie » (new museology) était engagé. [14] Selon Nora Sternfeld, celle-ci « a déclenché un ‘tournant réflexif’ – après des décennies de luttes féministes et antiracistes critiquant les représentations existantes – qui a permis de s’attaquer à la bourgeoisie et à l’obsession occidentale centrée sur ses propres perspectives et sa propre historiographie [15] ».

Ces deux premières vagues de critique institutionnelle ont posé les bases qui ont incité les conservateur·rices, les éducateur·rices et les publics à repenser l’idée même du musée. Leurs expériences ont également permis de rendre compte de deux impasses. En 2005, Andrea Fraser pose la question de l’efficacité réelle des pratiques visant à transformer les logiques de fonctionnement des institutions de l’art occidentales. Dans son fameux article « From the Critique of Institutions to an Institution of Critique », elle explique que : « de même que l’art ne peut exister en dehors du champ de l’art, nous ne pouvons pas nous-mêmes exister en dehors du champ de l’art, du moins pas en tant qu’artistes, critiques, conservateurs, etc. Et ce que nous faisons en dehors de ce champ, dans la mesure où cela reste en dehors, ne peut avoir aucun effet à l’intérieur de celui-ci [16] ». Pour situer son propos, elle s’interroge sur l’efficacité des actions menées par les artistes, en dehors du champ de l’art, c’est-à-dire à travers la fondation de projets associatifs, collectifs, etc. assez courante dès le début du XXIe siècle dans le monde occidental. Bien que cette interrogation puisse être lue comme une apologie des intérêts étroits que le monde de l’entreprise (corporate) entretient avec les dynamiques du monde de l’art, elle suggère également, même si c’est de manière indirecte, que tout engagement politique doit se débattre avec les enchevêtrements historiques et institutionnels du système artistique. Cette suggestion préfigure l’évolution de l’activisme artistique ou « artivisme » au cours de la décennie à venir.

Troisième vague : les paradoxes de l’activisme artistique

L’émergence des mouvements altermondialistes au tournant du nouveau millénaire, caractérisés par l’apparition de la figure de l’artiste activiste, a-t-elle engendré une transformation systémique au sein des institutions de l’art ? Certain·es auteur·es identifient ces alliances inédites avec une troisième vague de critique institutionnelle qui s’est manifestée au moins jusqu’en 2019 (avant la pandémie). En brouillant les frontières entre l’art et le politique, et en établissant des stratégies d’activisme artistique, une nouvelle dimension agitatrice est apparue. Cette émergence a conduit à une reformulation du monde de l’art et de ses institutions, le milieu de l’art étant devenu le site d’une nouvelle intersectionnalité qui a permis l’émergence de nouvelles « pratiques instituantes », pour reprendre le terme de Gerald Raunig. [17] Le développement de l’altermondialisme est allé de pair avec celui d’une esthétique qui lui faisait écho, puisque les mouvements se sont cherchés non seulement de nouvelles figures de proue, musicales et littéraires (de Manu Chao au Subcomandante Marcos) mais aussi une véritable esthétisation revendicatrice de leur caractère contestataire. L’une des expositions les plus célèbres dans la veine du nouvel activisme artistique, The Interventionists, a été organisée en 2004 au Massachusetts Museum of Contemporary Art. Son commissaire, Nato Thompson, proposait désormais de considérer l’art comme une boîte à outils à utiliser ici et maintenant, afin de répondre aux urgences politiques de notre époque. [18] Un peu plus tard, dans les remous de la crise financière de 2008, c’est la remise en question des mécanismes de pouvoir économique qui prend le dessus, avec des mouvements comme Occupy Wall Street qui développent également leur propre esthétique d’opposition à l’establishment : ceux-ci n’ont d’ailleurs pas hésité à lancer le mot d’ordre « Occupy Museums [19] ».

Cette nouvelle vague pousse Andrea Fraser à réviser sa position dans son article de 2011 « 1% C’est moi ? », où elle admet des formes alternatives d’art participatif qui refusent activement de faire participer le capital (esthétique, politique et culturel) engagé par les œuvres dans les dynamiques spéculatives du marché de l’art. [20] D’autres auteur·es ont fait cependant un autre constat. Pour elles et eux, le radicalisme de l’activisme artistique est venu s’inscrire dans la stratégie de ce que Jaime Vindel appelle « l’activisme culturel néolibéral [21] ». Que valent les discours engagés et les nouveaux imaginaires de la révolte qui sont exposés pour parfumer les musées publics d’une fragrance philanthropique, alors que les coupes budgétaires rendent le travail au sein de ces mêmes institutions extrêmement précaire ? Dans son œuvre 8 personas remuneradas para permanecer en el interior de cajas de cartón (8 personnes payées pour rester à l’intérieur des boîtes de carton), l’artiste espagnol Santiago Sierra met parfaitement à nu ces paradoxes, même si leur décryptage exige un regard particulièrement patient et attentif aux détails : lorsqu’en 2000 l’installation a été activée au Kunst Werke Institute à Berlin, les critiques d’art les plus averti·es n’ont pas remarqué que les gardien·nes du centre d’art étaient rémunéré·es au même taux que celui utilisé pour les performers. En cela, le geste de Sierra se rapproche, par sa force démonstrative, du destin de La lettre volée d’Edgar Allan Poe : il s’agit de convertir le regard qui ne voit rien en un regard qui voit qu’il n’y rien d’autre à voir que ce que l’on se refuse à voir la plupart du temps. [22]

***

Permettez-moi de conclure de façon volontairement provocatrice, sans doute caricaturale et certainement trop rapide. Il me semble que deux grands visionnaires ont mis à nu le ressort profond et souvent caché de l’institution muséale occidentale. Il y a tout d’abord André Malraux, qui s’est attelé à la fin de sa vie au Musée imaginaire, cette tentative grandiose d’enfermer et d’accumuler entre 500 pages de papier les trésors artistiques du monde entier en les faisant dialoguer de manière sublime, mais sans doute très risquée. Comment ne pas songer que ce geste du vieux Malraux reste étrangement hanté par l’autre geste du jeune Malraux qui s’était aventuré dans la jungle cambodgienne afin de dérober des statues khmères au temple de Banteaï Srey ? De l’appropriation physique à la reproductibilité technique, l’écart est mince. Il y a ensuite Karl Marx, dont la phrase inaugurale du premier livre du Capital a longtemps été traduite en français comme suit : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises. [23] » Ce n’est qu’en 1983 que Jean-Pierre Lefebvre rétablit le sens de cette phrase en corrigeant accumulation par collection. Cette hésitation dans la traduction française entre accumulation et collection me semble très troublante. Cette ambivalence entre les deux termes pointe en effet un étrange effet miroir : non seulement le musée se veut le reflet fidèle et exhaustif des plus beaux artefacts du monde entier, mais c’est le capital lui-même qui se transforme en musée en produisant une esthétisation du monde.

Aujourd’hui, la carte de Google Earth que nous faisons défiler sous nos yeux a pris la place du territoire, qu’il ne nous est même plus nécessaire de fouler de nos pieds. On peut imaginer demain une espèce de Spotify en 3 dimensions qui nous permettrait de visiter un musée hologramme gigantesque où tout, vraiment tout, serait à notre disposition en un seul clic. Est-ce bien ce que nous voulons ? Présenter Malraux et Marx comme des visionnaires d’un certain musée du futur, c’est les considérer un peu à la manière d’un Jules Verne conceptuel. Pour ma part, je préfère cependant ne pas oublier la menace proférée à l’égard de Michel Strogoff, avant qu’il ne perde la vue : « Regarde de tous tes yeux, regarde ! ». Il serait bon que nous gardions cet avertissement à l’esprit, sous peine de risquer l’aveuglement total, qui nous ferait prendre la carte pour le territoire et qui nous ferait lâcher la proie pour l’ombre.

Notes

[1L’origine et les implications de mathesis universalis, autrement dit l’idée d’un ordre universel accessible à la raison, sont examinées dans l’ouvrage d’Edmund Husserl La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale [1935], trad. Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1976. Voir aussi Immanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], traduit par Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1974 ; et Krzystof Pomian, Le musée, une histoire mondiale, Paris, Gallimard, 2020.

[2« Le rôle des musées dans notre relation avec les œuvres d’art est si grand, que nous avons peine à penser qu’il n’en existe pas, qu’il n’en existât jamais, là où la civilisation de l’Europe moderne est ou fut inconnue ; et qu’il n’en existe chez nous depuis moins de deux siècles ». André Malraux, Le Musée imaginaire, Paris, Gallimard, 1951, p. 11.

[3Heinz Weinmann, « Galileo Galilei : de la précision à l’exactitude », dans Études françaises, vol.19, no 2, automne 1983, p. 23, mon soulignement.

[4Cf. Peter Weibel et Hans Belting (éds.), Contemporary Art and the Museum : A Global Perspective, Ostfildern, Hatje Cantz, 2007.

[5Cf. « The Rhetoric of Disobedience : Art and Power in Latin America », Latin American Research Review, 2016, vol. 51, no 2, pp. 46‑66.

[6Thomas Hecken, Gegenkultur und Avantgarde 1950-1970 : Situationisten, Beatniks, 68er, Tübingen, Francke, 2006.

[7Gerald Raunig, Art and Revolution : Transversal Activism in the Long Twentieth Century, Los Angeles, Semiotext(e), 2007, notamment le chapitre « “Art and Revolution,” 1968 : Viennese Actionism and the Negative Concatenation ».

[8Allan Kaprow et Robert Smithson, « What is a Museum ? A Dialogue » (1967) dans A. Alberro et B. Stimson (éds.), Institutional Critique, op. cit., pp. 56-61.

[9Miwon Kwon, One Place after Another : Site-Specific Art and Locational Identity, Cambridge, Mass.  ; Londres, The MIT Press, 2002, p. 3.

[10En 1969, Asher avait installé des ventilateurs au-dessus de la porte du Whitney Museum of America Art, de sorte que les spectateurs·rices devaient traverser des courants d’air aussi tangibles qu’invisibles lorsqu’ils et elles pénétraient dans l’espace de la galerie.

[11Enzo Traverso, L’histoire comme champ de bataille  : Interpréter les violences du XXe siècle, Paris, La Découverte, 2012.

[12Francis Fukuyama, ‘The End of History ?’, The National Interest, 16 (1989), pp. 3–18.

[13Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff, « Glissements de terrain », dans Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff (éds.), Géoesthétique, Paris, B42, 2014, p. 5.

[14En octobre 2022, la Fondation Maison Science de l’Homme (FMSH) à Paris et l’Universidade Lusófona de Humanidades e Tecnologias (ULHT) à Lisbonne ont organisé le colloque international « Reinventing museology. The role of conceptual art », dans le cadre de la Saison croisée France-Portugal 2022 etau cours duquel les discussions autour de la new museology ont été centrales. Cf. Sara Alonso Gómez, « Vers des muséologies multiples ? Réflexions sur les frontières des regards et sur le décentrement des politiques de représentation », conférence d’ouverture.

[15Nora Sternfeld, « Deprovincialising the Museum. What would a museum be if it were not a Western concept ? », in Body luggage : Migration of gestures, Berlin ; Graz, steirischer herbst  ; Kunsthaus, 2016, p. 159.

[16Andrea Fraser, ’From the Critique of Institutions to an Institution of Critique’, Artforum, 44.1 (2005), pp. 100–106.

[17Gerald Raunig, « Instituent Practices : Fleeing, Instituting, Transforming » dans Gerald Raunig and Gene Ray (éds.), Art and Contemporary Critical Practice. Reinventing Institutional Critique, Londres, MayFlyBooks, 2009, pp. 3-12.

[18Nato Thompson et Gregory Sholette (éds.), The Interventionists : Users’ Manual for the Creative Disruption of Everyday Life, North Adams, Mass., MASS MoCA, 2004.

[19Yates McKee, Strike Art : Contemporary Art and the Post-Occupy Condition, Londres, New York, Verso, 2016.

[20Andrea Fraser, « L’1%, C’est Moi », Texte zur Kunst, 2011, vol. 83, pp. 114‑127.

[21Jaime Vindel, « What is Art Able To ? Notes on Politicized Art Between Institutional Critique and Constituent Social Practices » dans NO Rhetoric(s) : Versions and Subversions of Resistance in Contemporary Global Art, Sara Alonso Gómez, Isabel Piniella, Nadia Radwan et Elena Rosauro (éds.), Bienne : Diaphanes, 2023.

[22Pour une étude plus approfondie des paradoxes de l’activisme artistique à l’ère de la mondialisation, voir Sara Alonso Gómez, « L’activisme artistique face aux apories de l’esthétisation », in Figures de l’art (2022), No 40 « L’activisme artistique », pp. 49-62.

[23Karl Marx, Le Capital, livre premier [1867], traduit par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 1965, p. 561.