À contre-courant : arts, politique et transformation sociale

L’Escola Livre de Dança da Maré : l’art pour s’impliquer dans le monde

, par PAVLOVA Adriana, SOTER Silvia

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En 2004, la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues a opéré un changement décisif dans sa carrière artistique : elle quitte la Zona Sul, la région la plus riche de Rio de Janeiro où elle a travaillé la plupart du temps depuis la création de sa compagnie en 1990, pour une résidence dans l’agglomération de 16 favelas dite Maré, au nord de la ville, où vivent 140 000 personnes.

Dès le départ, l’artiste s’est appuyée sur le partenariat de l’organisation de la société civile Redes da Maré, avec laquelle elle a fondé en 2009 le Centro de Artes da Maré (Centre d’art de Maré), où est basée sa compagnie, et inauguré en 2011 l’Escola Livre de Dança da Maré (L’école libre de danse de Maré), avec des cours réguliers pour les résident·es et une formation à la danse pour les jeunes.

Des étudiants du Núcleo 2 dansent l’« Exercice E ».
©Sammi Landweer

C’est dans cet immense hangar, divisé en deux ailes, que Lia Rodrigues, les danseur·ses et la professeure et dramaturge Silvia Soter ont créé toutes les œuvres de la compagnie depuis lors, y compris Fúria (2018) et Encantado (2021), fait des premières, mené des recherches et reçu des visites de plusieurs pays du monde. Et, grâce au projet de formation à l’Escola Livre de Dança da Maré, ils et elles ont approfondi les questions complexes et les différentes facettes de la vie dans une favela, établissant ainsi des liens avec l’environnement extérieur. L’école est actuellement le résultat le plus important du long et fructueux partenariat de Lia Rodrigues avec Redes da Maré.

Lia Rodrigues est une artiste internationalement reconnue dont la compagnie survit surtout grâce à des partenariats à l’étranger, en particulier en Europe. En France, par exemple, Lia Rodrigues est artiste associée au Cent-quatre à Paris et à la Maison de la danse à Lyon. Avec une carrière marquée par un art militant et engagé, où l’idée d’un art politique se matérialise parfaitement sur la scène mais aussi en dehors, Rodrigues a reçu le prix de la Personnalité chorégraphique de l’année 2020 décerné par le Syndicat professionnel de la critique de théâtre, de danse et de musique de France.

Pour comprendre le fonctionnement actuel de l’Escola Livre de Dança da Maré, il est important de faire deux pas en arrière et de se plonger dans l’histoire du quartier et de l’arrivée de la compagnie dans la favela. Le projet de déplacement de la Lia Rodrigues Companhia de Danças (LRCD) a été initié par Silvia Soter, coordinatrice à l’époque d’une autre expérience de formation dans la favela, l’École de danse de Maré, et qui assure depuis 2002 la dramaturgie des spectacles de la compagnie. L’idée de démocratiser l’accès aux pratiques de danse et de lutter contre l’inégalité des opportunités a guidé la création de cette première école, née également dans le cadre de Redes da Maré et qui a fonctionné de 2004 à 2005, réunissant plus de 500 élèves âgé·es de 4 à 88 ans. Cette expérience pédagogique a pris fin, faute de moyens.

Après ses premières années à Maré, la chorégraphe s’est mise à la recherche d’un espace dans la favela qui servirait de siège à la compagnie et, en même temps, accueillerait une nouvelle école de danse pour les habitant·es, un autre rêve qu’elle avait nourri avec Silvia Soter et Eliana Sousa Silva, directrice de Redes da Maré, dès les premiers instants de leur partenariat. Il a fallu des mois d’errance dans les rues de la favela pour que Rodrigues découvre le hangar abandonné dans une zone très centrale et très fréquentée, à proximité de l’Avenida Brasil, l’un des principaux axes routiers de la ville. Cette localisation facilitait les allées et venues des personnes extérieures à Maré, sans pour autant s’éloigner du public à l’intérieur.

« La Maré est une partie importante de mon travail, elle m’a transformée en tant que personne, en tant qu’artiste et en tant que citoyenne. J’y rencontre des personnes et des projets qui me donnent envie d’exister. Tout ce que fait Redes da Maré est empli d’excellence et montre le pouvoir de la favela, d’où l’importance de diffuser ses projets et actions bien au-delà de Rio de Janeiro », a déclaré la chorégraphe lors d’une conversation en 2021.

Le groupement de favelas de Maré est situé à l’entrée de la ville de Rio. En quittant l’aéroport international, il est impossible de ne pas longer les 16 favelas, qui sont entourées par trois des principales artères de la ville. Leur situation géographique est aussi symbolique que stratégique. Les premières constructions (précaires) de cette ancienne zone industrielle datent des années 1940, réalisées grâce à la main-d’œuvre de migrants du nord-est du Brésil, pour répondre au problème du logement bon marché à Rio.

La région de Maré s’étend sur environ 4,5 kilomètres carrés et compte plus d’habitant·es que 96 % des 5 570 municipalités du Brésil. Sur les 161 quartiers de la ville de Rio de Janeiro, il est le neuvième en nombre d’habitant·es. On y compte plus de 3 000 établissements commerciaux, 11 unités de santé publique et 50 écoles publiques. Cependant, la fourniture de services publics garantissant les droits fondamentaux de la population reste loin d’être à la hauteur des besoins. Depuis les années 1970, c’est aux habitant·es et aux institutions de la société civile de se mobiliser pour obtenir des services essentiels tels que l’assainissement, la santé, le logement et l’éducation. Le processus de consolidation de Maré en tant que territoire urbain de la ville de Rio de Janeiro a été marqué par une action de l’État à la fois violente et négligente, engendrant des injustices sociales complexes dans la vie quotidienne locale, liées, d’une part, à l’action militarisée des forces de l’ordre public et, d’autre part, à la négligence des équipements sociaux existants, déjà insuffisants.

Au Brésil, les favelas étaient, jusqu’à très récemment, officiellement qualifiées d’« agglomérations subnormales ». Même si cela a changé, notamment au cours des dernières décennies, l’imaginaire de la ville de Rio et des habitant·es des quartiers de classe moyenne s’est construit sur un discours politique et un sens commun où les favelas sont essentiellement perçues comme des espaces « vides », de « manque », de « précarité », de « violence », « en marge ». Sa population est donc facilement considérée comme étant composée de criminels potentiels ou de victimes passives. La violence est la dimension à laquelle ces espaces populaires sont constamment réduits. Tous ces facteurs font de la favela un lieu peu visité et peu fréquenté par des personnes qui n’y vivent pas. C’est si frappant que, pendant longtemps, les favelas sont apparues comme des zones grises sur les cartes, comme si elles ne faisaient pas partie de la ville.

À Rio de Janeiro, mais aussi au Brésil en général, l’accès à l’art n’est pas un droit garanti pour tou·tes. Il y a une concentration incontestable d’équipements culturels (théâtres, musées, galeries, cinémas) dans les quartiers de Rio au pouvoir d’achat le plus élevé (Zona Sul - Centro). Ainsi, malgré une population importante et le statut de « quartier », les investissements publics à Maré ne correspondent pas aux besoins structurels du territoire et ce, également dans le domaine de l’art et de la culture.

Redes da Maré a été créée à la fin des années 1990 par des habitant·es qui participaient à des mouvements associatifs et qui avaient pu accéder à l’université. Dès le départ, son objectif était de créer un réseau pour contribuer au changement structurel des indicateurs sociaux de Maré, aider à réduire les inégalités urbaines et changer la représentation des favelas et des espaces populaires. Redes da Maré mobilise et encourage la population locale à jouer un rôle de plus en plus important, en renforçant le potentiel socioculturel, éducatif et économique des habitant·es. Le travail intense d’articulation territoriale, basé sur des méthodologies vivantes et l’engagement, a pour but de pousser les différents organes gouvernementaux vers des politiques publiques plus efficaces qui garantissent aux résident·es de Maré les mêmes droits et opportunités qu’à celles et ceux qui vivent dans d’autres parties de la ville.

L’organisation compte actuellement 11 installations (y compris des bâtiments et des espaces) et est répartie en cinq axes de travail : art, culture, mémoire et identité ; droit à la santé ; droit à la sécurité publique et à l’accès à la justice ; droits urbains et socio-environnementaux ; éducation. Les cinq axes développent à leur tour des projets avec le soutien de dizaines de partenaires et donateur·rices à l’échelle nationale et internationale, y compris des universités, des institutions de la société civile et des représentant·es du gouvernement. En 2022, les 45 projets actifs ont directement aidé 7 952 personnes. Les actions structurantes cherchent, entre autres, à allonger le temps de scolarisation de la population de Maré, offrant plus d’accès à la formation qualifiée, à la génération de revenus et aux droits des femmes. Une autre action importante est la production de connaissance, la compréhension, l’analyse de la vie quotidienne des habitant·es à travers la recherche et les données, qui offrent de nouveaux imaginaires et récits sur la favela.

L’institution estime qu’en travaillant à partir de ces questions, à moyen et à long termes, les habitant·es de Maré verront une amélioration de la garantie de leurs droits fondamentaux. Cela signifie une meilleure qualité de vie, une réduction des inégalités, la diminution des différentes formes de violence présentes sur ce territoire et une plus grande intégration dans la ville.

L’Escola Livre de Dança da Maré (ELDM) matérialise la rencontre entre Lia Rodrigues Companhia de Danças et Redes da Maré et leur désir commun de disposer d’un lieu permanent dédié à l’art, qui franchirait les murs invisibles de la ville et en déplacerait le centre. D’une part, la reconnaissance des droits culturels comme enjeu central pour la réduction des inégalités et, d’autre part, la volonté de rapprocher l’art et le travail social.

Au cours de la dernière décennie, le Centro de Artes da Maré (CAM), qui abrite le LRCD et l’ELDM, est devenu une partie intégrale du paysage de Maré et de la vie de ses habitant·es. Le centre accueille régulièrement un public venant de l’extérieur de la favela, contribuant ainsi à l’inclusion de Maré dans une nouvelle cartographie de la ville. L’École libre de danse de Maré est le point d’ancrage du CAM, qui est divisé en deux grandes ailes, séparées par un mur. Sur le côté gauche de l’entrée se trouvent la réception et l’école, qui dispose d’une petite scène et de gradins. C’est là que se déroulent les cours de danse, ainsi que divers spectacles, conférences, expositions, concerts, débats et toutes sortes d’événements et de rencontres du programme culturel et militant de Redes. Sur le côté droit se trouve le siège de la Lia Rodrigues Companhia de Danças.

L’école a ouvert ses portes en octobre 2011 et a été créée en tant que centre d’activités intégrées d’enseignement de la danse dans la communauté Nova Holanda à Maré. L’espace accueille directement des enfants, des adolescent·es et des adultes de la Maré et d’autres parties de la ville. Plus d’un millier de personnes se sont inscrites depuis son ouverture et, en 2023, l’école comptera environ 300 élèves actif·ves. ELDM intègre la pratique de la danse, la formation de jeunes artistes et de publics, et des activités socio-éducatives.

Des cours de danses urbaines, de danse de salon, de danse contemporaine, de danse afro-brésilienne, de danse créative, de danse classique, de yoga et de conscience corporelle (éducation somatique) sont ouverts au grand public. Depuis 2012, l’école effectue un travail important avec un groupe de jeunes sélectionné·es par des auditions. Le groupe suit des cours et des ateliers en dialogue direct avec la Lia Rodrigues Companhia de Danças. Ce groupe, nommé Núcleo 2, reçoit plus qu’une formation technique en danse : cette branche de l’école met l’accent sur la formation en danse en tant que langage artistique, articulé avec la création contemporaine. Le Núcleo 2, ainsi appelé parce que les autres classes ouvertes au public font partie du Núcleo 1, est la matérialisation des activités de formation de Lia Rodrigues et de sa compagnie, devenant le lien principal entre l’école, la chorégraphe et son équipe. Lia dit de ce processus de formation qu’il est plus qu’une école de danse, c’est une école de citoyenneté. Dans le documentaire Make the World Dance – Maré Dance School de Catherine Palmart, elle déclare :

« Il ne s’agit pas seulement de former des danseurs ou des artistes. Il s’agit de les former en tant que citoyens, afin qu’ils puissent créer d’autres possibilités dans la vie par le biais d’un travail et d’une profession. Je pense que l’éducation consiste à construire quelqu’un qui s’implique dans le monde. C’est pourquoi il est important de placer cette école au centre du monde, ouverte. Sinon, à mon avis, on ne changera rien sur des questions comme le racisme et les inégalités. »

Soulignons que cette formation n’a pas pour but unique l’obtention d’un diplôme, mais aussi d’élargir l’horizon des possibilités pour les jeunes, en permettant à la danse de devenir un choix de carrière possible. Depuis 2012, une centaine de jeunes sont passé·es par le Núcleo 2, la plupart issu·es de familles à faibles revenus. Chaque jeune reçoit une allocation pour couvrir les frais de transport et, en même temps, pour lui permettre de consacrer plusieurs heures par semaine à la danse. Les 19 jeunes du groupe actif en 2023 ont tout·es terminé l’école secondaire, certain·es ont déjà terminé l’enseignement supérieur et d’autres ne sont pas encore entré·es à l’université. Lia Rodrigues définit ainsi son travail avec le groupe :

« Le Núcleo 2 est une expérience pédagogique qui réunit mon désir de partage avec Silvia [Soter], une rencontre dans un projet de formation continue qui me donne beaucoup de joie et aussi beaucoup d’inquiétude. C’est un combat quotidien, car nous réfléchissons en permanence à comment gérer les questions pratiques telles que les absences. C’est un défi, ce n’est pas seulement une formation de danse, un cours, c’est pour leur vie. Tout n’est pas toujours génial, ni beau, mais en même temps, c’est beau de les voir travailler, déjà si matures. »

Au Brésil, l’accès des jeunes issu·es des quartiers défavorisés aux places dans les universités publiques gratuites a toujours été difficile. L’examen d’entrée est très compétitif et, en général, ce sont celles et ceux qui ont étudié dans les meilleures écoles secondaires, souvent privées et coûteuses, qui finissent par obtenir les places dans les bonnes universités gratuites, perpétuant ainsi les inégalités sociales et éducatives. Au cours des dix dernières années, les politiques publiques de quotas se sont multipliées pour changer cette situation et réduire l’écart.

L’ELDM se maintient sans presque aucun financement public, qui, lorsqu’il existe, se fait dans le cadre de lois de soutien à la culture par crédits fiscaux. Mais ce sont les partenariats avec des fondations internationales, comme la Fondation d’entreprise Hermès, qui permettent d’assurer la continuité du travail.

Ces dernières années, certains échanges internationaux se sont distingués. En 2013, les jeunes du Núcleo 2 ont échangé avec des jeunes de l’Académie de danse des écoles municipales artistiques de Vitry-sur-Seine, en France. En 2016, 2017 et 2018, des élèves ont participé à Camping, une importante rencontre d’écoles de danse et de formations au Centre national de la danse (CND) à Pantin, en France. En 2016 également, ils et elles ont participé à la première phase du programme d’échange avec Bachelor Danse de La Manufacture à Lausanne, en Suisse. En 2017, les étudiant·es de troisième année du Bachelor Danse de cette école suisse ont effectué une résidence d’un mois à l’Escola Livre de Dança da Maré. Toujours en 2016, quatre membres du Núcleo 2 ont été sélectionnés pour auditionner à la classe 2016-2019 de formation en danse contemporaine de l’école belge P.A.R.T.S, à Bruxelles, et ont obtenu deux places sur 44 candidat·es. De 2019 à 2021, deux autres ont suivi une formation à P.A.R.T.S. En 2023, dix étudiant·es de l’école du Centre national de danse contemporaine d’Angers ont réalisé un stage de dix jours avec Núcleo 2 à Maré. Depuis le début, l’une des caractéristiques de Núcleo 2 est la diversité des professeur·es et des chorégraphes avec lesquel·les les jeunes ont suivi des cours ou ont travaillé, des opportunités nées, en grande partie, des partenariats et des contacts de Lia Rodrigues et de Silvia Soter au Brésil et dans le monde entier. La liste des expériences comprend des ateliers avec des artistes tel·les que Dani Lima, Cristina Moura, Carmen Luz Thomas Hauert, Thierry Thiêu Niang, Christophe Béranger, Jonathan Pranlas-Descours, Caroline Baudoin, parmi beaucoup d’autres. Une autre rencontre remarquable a été celle de la chorégraphe française Maguy Marin, qui a transmis au groupe son chef-d’œuvre « May B. » La première de « May B » par le Núcleo 2 a eu lieu au siège de sa compagnie à Lyon en 2018 et l’œuvre a ensuite tourné dans cinq autres villes françaises.

En 2023, le Núcleo 2 a développé un une nouvelle création dirigée par la Lia Rodrigues Companhia de Danças : Exercício E, de encontrar e esperançar. Il s’agit du troisième exercice réalisé par le groupe depuis 2013. Le nom “exercício” a été choisi parce que le terme désigne aussi au Brésil une activité scolaire, l’idée étant que les jeunes danseur·ses sont encore en cours de formation. Exercício M, de Movimento e de Maré, de 2013, réunissait des solos et des duos créés par les membres du groupe, sous la direction de la chorégraphe et de sa compagnie, à partir d’une relecture d’un passage de Ce dont nous sommes faits, œuvre de 2000 de l’artiste brésilienne.

En 2017, Lia Rodrigues et son assistante Amália Lima ont mené un processus de transmission aux dix jeunes qui composaient le groupe à l’époque. Ensemble, elles ont pris comme point de départ deux œuvres de la compagnie : Pororoca, de 2009, et Piracema, de 2011, qui ont donné naissance à Exercício P, de Pororoca et Piracema. Après l’expérience d’Exercício P et la transmission de May B, cinq jeunes du Núcleo 2 ont auditionné pour la compagnie de Lia Rodrigues et ont dès lors rejoint le groupe, participant à la création de Fúria en 2018 et aux tournées qui ont suivi. En 2023, trois ancien·nes étudiant·es de l’ELDM ont rejoint la Lia Rodrigues Companhia de Danças.

Nous avons choisi les histoires de certain·es de ces étudiant·es qui ont intégré Núcleo 2 pour rendre tangible l’impact de la formation sur la vie de ces jeunes. Nous donnons la parole à L. T. et D. Tou·tes trois sont issues de la première promotion de Núcleo 2, qui a débuté en 2012. L. et D. sont resté·es dans le groupe jusqu’en 2018, tandis que T. l’a quitté en 2015 pour se consacrer uniquement à l’université, mais n’a jamais quitté ces ami·es. L. et T. ont une histoire similaire de rapprochement avec la danse, qui a commencé avec leur participation à un groupe amateur d’une église évangélique de Maré. Avant d’entendre parler des cours de danse au Centro de Artes da Maré, ils ne connaissaient pas Lia Rodrigues et n’avaient jamais vu de spectacle de danse contemporaine. Ils avaient également très peu de contacts avec les projets artistiques, comme le dit T. :

« C’est une question de culture, les personnes issues des milieux défavorisés n’ont pas de formation artistique. Dans les cours d’art à l’école, le professeur nous donne une feuille de papier et on griffonne. C’est juste du dessin. Il n’y a pas de littérature, pas de cinéma, nous n’avons pas ces notions. On m’a toujours fait croire que c’était superflu, que seuls ceux qui ont de l’argent faisaient de l’art. Et beaucoup de gens ici à Maré ont encore ce genre de pensée aujourd’hui parce que c’est une chose culturelle. »

En 2011, dès que L. et T. ont appris que l’Escola Livre de Dança da Maré ouvrait ses portes, ils se sont inscrits aux cours et ont commencé à se préparer à l’audition pour le Núcleo 2. Une fois qu’elles ont réussi, elles ont commencé à considérer la danse comme un projet professionnel à long terme. En 2014, T. a entrepris des études en licence de danse à l’Université fédérale de Rio de Janeiro, tandis que L. et D. sont entré·es à la même université en 2015.

Depuis que les jeunes ont commencé à fréquenter la compagnie, à regarder les spectacles, à parler et à débattre avec les danseur·ses professionnel·les, leur vision de la danse a également changé. Si la nudité des pièces de Lia Rodrigues a d’abord choqué L., elle est ensuite devenue naturelle, comme elle le dit elle-même :

« Je ne viens pas ici uniquement pour danser. Nous y sommes arrivées d’une certaine manière et nous en sommes reparties d’une autre, beaucoup plus mûres. En ce qui concerne les spectacles de Lia, je n’avais jamais vu de danse contemporaine et soudain, j’ai vu des gens nus sur scène, ce qui m’a choquée et m’a offensée. J’y ai pensé pendant des semaines. Puis je me suis arrêtée pour l’analyser et je me suis dit : pourquoi a-t-elle mis des gens nus sur scène ? Aurait-elle pu le faire avec des vêtements ? J’ai vu toutes les œuvres, parce qu’il y avait un marathon ici au Centro de Artes da Maré, j’ai vu Incarnat (2005), Ce dont nous sommes faits (2000), Formes Breves (2002). La première que j’ai vue était Formes Breves. Je me souviens qu’Amália [Lima] est entrée nue et j’ai été choquée de la voir agir si naturellement. Lia nous a expliqué pourquoi. Et aujourd’hui, je vois cela comme quelque chose de naturel. C’était vraiment une rupture avec les préjugés. C’était une rupture avec moi, de l’intérieur. »

D. ne réside pas à Maré. Il vit à Vila Isabel, un quartier de la zone nord de Rio de Janeiro. Il a commencé à prendre des cours de danse près de chez lui en 2006, mais ce n’est qu’en 2012, lorsqu’il a rejoint le Núcleo 2, qu’il a commencé ses « études intensives de la danse et des arts en général ». En 2018, à l’âge de 25 ans, il a évalué l’impact de son passage au Núcleo 2 à l’Escola Livre de Dança da Maré :

« C’est au cours de cette formation que j’ai découvert ma véritable vocation pour la danse, que j’ai réalisé que l’art que je pratiquais ne consistait pas seulement à reproduire des mouvements, mais qu’il s’agissait d’un mouvement gigantesque capable de changer des trajectoires, de changer et de sauver de nombreuses vies. Avec la formation au Núcleo 2, j’ai pu voir le changement dans ma façon de penser ma vie et ce que je voulais vraiment pour mon avenir. J’ai pu commencer à formaliser et à mettre en œuvre mes objectifs, comme aller à l’école de danse. Réfléchir à ma place dans la société à travers l’art est devenu un devoir pour moi. J’ai pris conscience de ma place et de mon rôle en m’engageant pour les autres, en me nourrissant de toutes les expériences que j’ai pu acquérir à cette époque, ma vision politique s’est élargie et j’ai commencé à m’informer par le biais de la danse. Aujourd’hui, je peux dire que la danse et toutes les formations que j’ai suivies jusqu’à aujourd’hui ont été essentielles pour ma croissance en tant qu’être humain. »

Cependant, l’absence de garantie de financement permanent associé aux défis posés par le développement d’un travail artistique à Maré, un territoire également marqué par l’insécurité et habité par des familles défavorisées, obligent Lia Rodrigues et Silvia Soter à réévaluer constamment leurs stratégies d’action. Lia Rodrigues parle d’une « méthodologie mutante », soulignant que l’adaptation aux limites, possibilités et opportunités offertes par le maintien d’une école de danse à Maré est une condition pour y rester et assurer la continuité du travail avec les jeunes, dans un lieu qui change tout le temps.

« C’est un projet en mouvement, qui est victorieux dans le sens où il parvient à survivre. C’est notre pédagogie. Je pense qu’il est très important de montrer comment nous avons survécu, qu’il y a un énorme investissement de la part des personnes impliquées. Tout cela n’existe que parce que nous avons Redes da Maré comme partenaire. Nous avons trouvé une façon de travailler ensemble qui nous rend plus fort·es. Il n’y a pas de formule, nous pratiquons un exercice quotidien de dépassement des différences, qui ont en commun la croyance en l’éthique, le dévouement, le travail acharné, la certitude que l’éducation et la formation sont extrêmement importantes et qu’il faut investir à long terme. C’est de l’insistance et de la permanence. Aujourd’hui, Maré est imprégnée en moi. Tout ce que je pense et fais vient de Maré. J’y mets les deux pieds. » conclut la chorégraphe.