En uniforme ils se ruent,
Sur des gens sans défense,
Font pleuvoir les balles
Qui sait combien de vies ils ont emportées !
Il nous faut réagir,
Combien de temps allons-nous tolérer cela ?
Pourquoi, pourquoi sommes-nous muets ?
Floyd en Amérique,
Fenix en Inde,
Combien de corps joncheront à nouveau le sol !
– Original : Amit Sharma et Mohammad Khan, traduction par Angelina Minocha (ANG) et Adrien Gauthier (FR)
En 2020, la chanson ci-dessus a été jouée par les artistes de Yalgaar Sanskrutik Manch à l’occasion du festival de musique en ligne « Justice Rocks : Armed and Dangerous », au milieu d’autres chansons engagées sélectionnées par le Vettiver Collective. Une chanson qui critique les violences policières universelles commises sur les civil·es. Ce festival international, qui s’est tenu sur deux jours, se voulait une réponse musicale à la « pandémie de brutalité policière, de racisme et du système de castes » qui sévit en Inde, en Afrique du Sud et aux États-Unis, et a contribué à ce que le cœur de la culture de la contestation délaisse le discours au profit de la musique.
Un groupe de jeunes musicien·nes, acteur·rices, écrivain·es et compositeur·rices désireux·ses de faire de la poésie et de la musique une forme de protestation indépendante, s’est rassemblé à Mumbai pour fonder Yalgaar Sanskrutik Manch, un mouvement culturel alternatif pour la libération de l’être humain. Selon Dhammrakshit Urmila Srirang, l’un de ses fondateur·rices, le terme yalgaar désigne un appel - musical - lancé contre l’exploitation et tous les autres clivages systémiques séparant les humains. Basé dans le Maharashtra, le groupe reprend à son compte la culture contestataire anti-castes de cet État de l’Ouest de l’Inde, où la musique populaire est un bastion de résistance, l’expression même de la dissension.
Au Maharashtra, la chanson engagée n’est pas qu’un acte d’expression de sa solidarité et de son soutien à une manifestation : c’est une forme artistique d’organisation, d’éducation et de militantisme. Elle puise son inspiration dans les plaies de l’oppression, et se chante au rythme de la résistance. Dans un article pour le Firstpost, l’écrivain et éditeur Yogesh Maitreya raconte que B. R. Ambedkar, un philosophe dalit et penseur politique, fut galvanisé par la démonstration de jalsa (une forme de musique populaire du Maharashtra) du lok shahir (littéralement, « poète du peuple ») Bhimrao Kardak, lors d’un rassemblement en 1937. « La jalsa a tout dit. Une seule jalsa de Kardak et de sa troupe vaut bien dix de mes discours », écrivit Ambedkar, considéré comme le père de la constitution indienne.
Les interprètes dalits (qui appartiennent aux castes opprimées) de jalsa, tel que Kardak, ont contribué à une prise de conscience des rapports de classe et de caste, que ce soit en chantant l’œuvre et la vie du Dr Ambedkar, ou les luttes de classe dans l’Inde industrialisée. Dans son article, Maitreya, un poète anti-castes, écrit que la jalsa était un mode de critique des pratiques brahmaniques et de la domination culturelle. Dans les années 1990, la jalsa ambedkarienne vit le jour sur le modèle de la jalsa Satyashodhak alors sur le déclin, et contribua à la diffusion d’un mouvement de résistance culturelle parmi les masses. Au Maharashtra, le corpus de shahiri-geet (chansons-poésies) ambedkariennes légué par Kardak a été perpétué par des chanteur·ses des rues tels Annabhau Sathe, Amar Sheikh, Vilas Ghogre, Shantanu Kamble, Sambhaji Bhagat et d’autres encore, dont s’inspirent aujourd’hui les groupes culturels anti-castes du Maharashtra. Parmi ces groupes figurent Yalgaar Sanskrutik Manch (ci-après, Yalgaar) et Samata Kala Manch (SKM).
Pour Suvarna Savale, la jalsa participe à créer une conscience de classe et de caste : « La jalsa est un bon moyen d’instruire la population au sujet des différents types d’exploitation. Cette tradition orale exerce depuis longtemps une influence considérable. Je ne prétends pas qu’une seule chanson suffise à faire changer quelqu’un·e d’avis. Mais après avoir écouté une lok-geet (chanson populaire), les gens vont commencer à remettre certaines choses en question, et se demander si cette chanson dit la vérité ». Pour cette coordinatrice de SKM à Mumbai âgée de 26 ans, « l’expression culturelle est une manière de raconter aux autres ce que l’on a vécu. »
Suvarna a rejoint le mouvement culturel en 2011, à l’âge de 17 ans, et affirme qu’adhérer au chalval (le terme local pour désigner un mouvement) lui a fait voir les choses sous un angle nouveau. « Le mouvement m’a donné confiance en moi et m’a apporté de l’autonomie. Sans lui, Suvarna aurait été une tout autre personne », m’a-t-elle confié par téléphone, tard dans la nuit. Suvarna venait de passer une longue journée passée à superviser l’installation de SKM dans ses nouveaux locaux à Govandi, une banlieue de l’Est de Mumbai.
Depuis 2007, SKM est la branche culturelle du groupe Republican Panthers Caste Annihilation Movement, constitué en réponse aux violences de caste dans le pays. Ce n’est toutefois qu’en 2017 qu’il a pris le nom de Samata Kala Manch, samata signifiant « égalité », et kala « art ». Le groupe se compose essentiellement d’étudiant·es et d’ouvrier·es qui sont par ailleurs des militant·es sociaux·les. D’après Suvarna, diplômée depuis peu, SKM est en plein essor et compte aujourd’hui 50 artistes membres. Néanmoins, ajoute-t-elle d’une voix affligée, les jeunes rejoignent ce mouvement car ils ou elles ont été personnellement victimes d’effroyables violences de caste, ou ont entendu des témoignages.
Le Maharashtra est l’un des dix États déplorant le plus de violences commises à l’encontre des Dalits. Chez les femmes dalits, le viol est l’atrocité la plus fréquemment dénoncée. Selon les chiffres du National Crime Records Bureau, le nombre de crimes commis contre des membres de castes répertoriées a presque doublé depuis 2000. Pour autant, le système judiciaire indien applique encore trop peu la Loi de 1989 sur la prévention des atrocités à l’encontre des castes et tribus répertoriées. En 2018, plus de 80 % des dossiers relevant de cette loi étaient toujours en cours.
Pour Suvarna, la résistance est inhérente à la culture bahujan (un terme qui englobe les Dalits, les Adivasis et les autres castes inférieures). Les membres de SKM cherchent à sensibiliser à l’intersection des questions de caste, de classe et de genre, et expriment leur résistance à travers différentes formes d’expression artistique, allant de la koligeet (musique autochtone des communautés de pêcheur·ses du Maharashtra) au qawwali (des chants sacrés liés au mouvement mystique du soufisme) en passant par le rap et la jalsa. Le collectif organise également des présentations, des lectures d’œuvres littéraires, des échanges, des manifestations et des campagnes dans les ghettos.
De leur côté, en plus d’expérimenter sur une grande pluralité de compositions musicales, les militant·es de Yalgaar tournent et projettent des films de résistance, organisent des ateliers artistiques pour les enfants et enregistrent des chansons parodiques sur la tyrannie et l’autoritarisme du gouvernement indien. L’un des membres du groupe, Dhammrakshit, est originaire du district de Satara, dans l’Ouest du pays. Pour ce comédien, qui s’intéresse à toutes les formes de musique traditionnelle du Maharashtra, Yalgaar se veut plus démocratique dans sa vision de l’art et de la culture. Dhammrakshit estime que l’art traditionnel n’a pas vocation à être immuable.
« Art traditionnel, ça signifie qu’il change au fil du temps et des personnes. En tant que militant·es culturel·les démocratiques, nous voulons apporter de la diversité à notre mode de contestation. Cela passe entre autres par changer les paroles des compositions traditionnelles. C’est ce que nous avons fait avec une chanson de jagran-gondhal. Nous critiquons aussi la poésie qui emploie un langage sexiste, et nous remplaçons les mots véhiculant des stéréotypes sexistes », m’a-t-il expliqué. Dernière initiative en date pour Yalgaar : un projet du nom de Hum Yuva Kalakaar Samvidhani (« Les jeunes et les artistes pour la constitution »), qui vise à incorporer les valeurs constitutionnelles dans la pratique artistique et le quotidien des jeunes.
SKM et Yalgaar s’inscrivent tous deux dans un vaste réseau d’artistes culturel·les, de militant·es et de chercheur·ses des quatre coins de l’Inde, qui considèrent que lors des rassemblements contestataires, la musique ne joue pas qu’un rôle de divertissement. Baptisé Relaa Collective, ce réseau est un mouvement démocratique composé d’artistes issu·es des États du Maharashtra, du Karnataka, du Chhattisgarh, de l’Odisha, du Bengale-Occidental et de l’Assam. Le terme relaa provient de la langue de la tribu autochtone des Gonds, et désigne une gigantesque convention populaire révolutionnaire.
Dans un entretien à l’Hindu Businessline, des membres de Relaa ont souligné qu’ils et elles ne limitaient pas leur action à des performances musicales. Le collectif est mu par une volonté d’aborder les problématiques de caste et de classe dans la musique elle-même. Parmi ses fondateur·rices et partisan·es figure Sambhaji Bhagat, un chanteur de rue révolutionnaire issu du Maharashtra qui œuvre à la création d’un front culturel alternatif semi-structuré, en vue d’unifier tou·tes les militant·es. Sa contribution au mouvement culturel dalit émane d’une volonté de combattre l’entre-soi communautaire, l’« ONGisation » et la pensée néolibérale qui dominent le mouvement progressiste contemporain. Dans un article publié en 2002 dans l’Economic and Political Weekly, Sharmila Rege affirme que « ces deux dernières années, les sahitya sammelans (conférences littéraires) sakal (intégrées) et vidrohi (rebelles) et les mouvements culturels ont cherché à créer des passerelles entre les militant·es culturel·les de gauche, dalits, féministes et adivasis, en vue de les unir dans un front culturel commun. »
Au sujet de ce mouvement culturel en pleine mutation, Sambhaji souligne dans un entretien que « dans la décennie des années 1990, les ONG ont fait irruption dans le pays, tant et si bien que les mouvements sociaux, certes dispersés, ont été relégués au second plan. Les représentations de théâtre de rue ont été mercantilisées. Le mouvement culturel a radicalement changé à partir de cette décennie-là : il est devenu une marchandise à beaucoup d’égards. La marchandisation de notre art nous conduirait dans une impasse. » Voilà plusieurs décennies que Sambhaji travaille à faire de la « politique culturelle alternative ». Son dernier projet en date, Manuskichi Shaala ou « École de l’humanité », est un réseau démocratique de personnes qui se réunissent sur le terrain et sur Internet pour discuter de la mise en pratique quotidienne des valeurs de l’humanité.
Pour ce compositeur de musique et lokshahir qui cumule près de 40 années au sein du mouvement culturel, ce mouvement a un immense potentiel pour enclencher une transformation politique dans une société de caste, capitaliste et patriarcale. Et d’ajouter que « même si nos dirigeants fascistes quittaient leurs fonctions, ce sont les groupes hindous nationalistes qui détiennent tout le pouvoir culturel. C’est par la politique culturelle qu’on combat la politique culturelle. Autrement dit, toucher le grand public et semer les graines du changement culturel jour après jour. »
Ce sont ces graines du changement culturel qui inquiètent le gouvernement majoritaire ultra nationaliste. Selon un rapport sur l’évolution des démocraties publié par le V-Dem Institute de l’université de Göteborg, la liberté d’expression académique et culturelle a fortement reculé en Inde depuis 2018. Le rapport sur la démocratie publié en 2020 par ce même institut souligne également que l’année 2019 a été marquée, à travers le monde, par des manifestations pro-démocratie et une opposition aux régimes autoritaires d’une ampleur inédite.
En 2019, des membres de la société civile indienne ont manifesté contre le système de citoyenneté extrêmement discriminatoire instauré par le gouvernement hindou nationaliste, à travers l’Amendement de 2019 sur la citoyenneté. Cette année-là, Survana de SKM et sa mère ont battu le pavé lors de rassemblements à Mumbai, et ont été inculpées de plusieurs délits par la police. La mère de Survana, qui l’avait initiée à la musique contestataire, est ainsi visée par trois procédures en justice. Les membres de SKM reçoivent régulièrement des citations à comparaître pour s’être rassemblé·es et avoir manifesté dans l’espace public.
« Mais nous n’y prêtons plus attention. Avant d’organiser un événement, nous veillons juste à ce qu’il ne coïncide pas avec le jour de notre comparution », ironise Survana. À l’instar de leurs homologues de SKM, les membres de Yalgaar sont fréquemment harcelé·es par les forces de police. De nombreuses personnes associent à tort le nom du groupe à Elgar Parishad, un événement culturel dans la ligne de mire du gouvernement depuis 2018. « Beaucoup de gens m’ont conseillé de changer le nom du groupe. Un jour, des voisin·es suspicieux·ses et la police ont même interrompu la projection d’un documentaire organisée par Yalgaar. Mais nous ne changerons pas de nom », affirme Dhammrakshit, bien décidé à ne pas céder face aux intimidations de la police.
Nombreux·ses sont celles et ceux qui, au sein du mouvement culturel, jugent primordial pour sa vitalité de toucher le grand public à l’occasion de rassemblements et de représentations sur le terrain. Pour Dhammrakshit, il faut donc aller à la rencontre de ce public, et travailler avec chaque citoyen·ne indien·ne. Cependant, les mobilisations de masse battent de l’aile depuis 2020 et l’irruption de la pandémie de Covid-19. Les espaces de protestation ne sont plus physiques mais virtuels, ce qui nuit à la visibilité du mouvement, sans compter que les artistes peinent à financer leurs activités. Les membres de SKM et de Yalgaar soulignent que les artistes à plein temps du mouvement Vidrohi (rebelle) ont besoin d’argent pour financer les déplacements, l’impression de revues Vidrohi, l’achat d’instruments de musique, les formations, l’hébergement et leurs autres dépenses, sachant que ces deux groupes sont largement tributaires des dons.
SKM et Yalgaar suivent une même règle stricte : ne pas accepter de fonds de partisan·es du système de castes, de capitalistes ou de fonctionnaires. Dans une vidéo mise en ligne sur la chaîne YouTube de SKM, qui demande aux spectateurs, en ces temps de crise financière, de faire des dons au Republican Panther Caste-Annihilation Movement et à ses branches étudiante et culturelle, Survana déclare : « Ce mouvement est un mouvement populaire, qui doit aller de l’avant avec l’argent du peuple. » Un dohol (instrument de percussion) dans les mains, Survana chante une composition mélodieuse du poète Yash Malviya :
La lumière s’immisce sans bruit,
Les histoires sont scrutées à nouveau,
Un visage émerge de la brume,
Quelqu’un inscrit l’aube sur l’horizon,
Des mots vont briser le silence,
Les cœurs bouillonnent de colère.
Vous pouvez soutenir Samata Kala Manch en donnant de l’argent, des instruments, des supports didactiques, des vêtements ou du matériel audiovisuel à cette adresse.