La résistance culturelle face à la montée de l’autoritarisme en Inde

En Inde, les manifestations contre la loi sur la citoyenneté galvanisent et politisent toute une génération

, par KUMAR Sunil

À l’hiver 2019, un groupe de musulmanes qui protestaient dans le quartier de Shaheen Bagh, à New Delhi, contre le nouvel Amendement de la loi sur la citoyenneté (CAA), en sont vite venues à incarner la résistance. Les manifestations de Shaheen Bagh ont fait boule de neige à travers le pays, rassemblant mouvements sociaux, syndicats et simples citoyen·nes politisé·es.

Un amendement pour le moins controversé à la Loi de 1955 sur la citoyenneté (CAA) a été passé en force au parlement indien par l’Alliance démocratique nationale, menée par le Premier ministre Narendra Modi, et avalisé dans la foulée par le président indien dans la nuit du 12 décembre 2019. Contrairement au texte d’origine, cette nouvelle loi fait de la religion un critère central dans l’obtention de la nationalité. Elle prévoit ainsi que les hindou·es, sikhs, bouddhistes, jaïns, parsis et chrétien·nes qui ont migré en Inde depuis le Pakistan, le Bangladesh et l’Afghanistan jusqu’au 31 décembre 2014 pour des raisons de persécutions religieuses se voient accorder la nationalité indienne. En revanche, les migrant·es musulman·es sont exclu·es de ce dispositif, ce qui a suscité un véritable tollé à travers le pays et de grandes craintes chez les musulman·es, échaudé·es par l’exemple du Registre national des citoyen·nes (NRC) dans l’Assam. La version finale de ce registre, établie sous la supervision de la Cour suprême et publiée le 31 août 2019, laissait planer le doute quant au statut de 1,9 million de personnes de cet État du nord-est du pays, pour l’essentiel des musulman·es. Ils et elles ont dû produire des documents supplémentaires pour prouver leur citoyenneté et risquaient, en cas de manquement, d’être envoyé·es dans des centres de détention, voire déporté·es arbitrairement dans un autre pays.

Dans l’Assam, l’adoption de cette loi par le parlement a immédiatement soulevé une vague de protestation qui s’est soldée, le 12 décembre, par la mort de trois manifestant·es, tué·es par balles aux mains de la police, et de deux autres manifestant·es lors d’incidents similaires. Au total, 430 personnes ont fait l’objet d’une procédure judiciaire en lien avec ces manifestations contre le CAA, et 573 personnes ont été arrêtées dans l’Assam.

Les slogans et graffitis remplissent les routes de Shaheen Bagh.
Crédit : page Facebook de Priya Puthoor.

À New Delhi, des étudiant·es de l’université Jamia Millia Islamia (JMI) ont commencé à manifester sur le campus le 13 décembre. Deux jours plus tard, des étudiant·es et des citoyen·nes se sont mis·es en route vers le lieu de rassemblement désigné de Jantar Mantar, au cœur de New Delhi, près du Parlement. La police s’est toutefois interposée aux portes de l’université, déclenchant une confrontation avec les manifestant·es. Elle a fait usage de la violence et forcé la serrure de la porte d’entrée du campus pour y pénétrer sans y avoir été formellement autorisée. Les policier·es se sont montré·es d’une brutalité scandaleuse en défonçant les portes et les fenêtres de la bibliothèque, et en tabassant sans pitié les étudiant·es qui s’y trouvaient. Les forces de l’ordre ont eu recours au gaz lacrymogène pour en faire sortir les étudiant·es, qui avaient levé les mains en signe de capitulation. Elles ont également tabassé les gens qui offraient leurs namaz (prières) dans la mosquée extérieure au campus, et endommagé les véhicules qui y étaient garés. De nombreux·ses étudiant·es ont été blessé·es et ont dû être transporté·es d’urgence vers les hôpitaux les plus proches. Par ailleurs, la police a arrêté plus de cinquante étudiant·es et a poursuivi sa traque jusque dans les auberges des environs. Un universitaire du nom de Shahzad a protesté, nu malgré le froid hivernal mordant, devant la porte n° 7 de l’université, pour dénoncer les atrocités commises par la police. Un acte qui s’inspirait du Satyagraha si cher à Gandhi : s’infliger une souffrance pour contester la violence d’État.

Cette répression féroce des étudiant·es a ulcéré les membres de leur famille, leurs ami·es et leurs proches. Le syndicat des enseignant·es de l’université JMI et les riverain·es sont venu·es apporter leur soutien aux étudiant·es. Nazma Akhtar, le vice-chancelier de l’université, a accusé la police d’avoir pénétré illégalement sur le campus, et a fait part de ses griefs au gouvernement et menacé de saisir les tribunaux pour porter plainte contre la police. L’université s’est vu contrainte de fermer plus tôt que prévu pour les vacances d’hiver et n’a rouvert que le 5 janvier 2020. La violence de l’incident a provoqué une grande colère dans tout le pays, et entraîné dans la foulée des manifestations de solidarité sur d’autres campus universitaires.

Le quartier voisin de Shaheen Bagh, dans le Sud-Est de New Delhi, essentiellement ouvrier et populaire et dont les enfants fréquentent l’université JMI, s’est lui aussi mobilisé. Les étudiant·es, leurs parents et proches et des citoyen·nes ordinaires ont ainsi commencé à protester de façon plus organisée contre le CAA et le NRC, à la fois devant les portes de l’université et à Shaheen Bagh. Au 25 décembre, les manifestant·es de Shaheen Bagh, rejoint·es par de nombreux·ses habitant·es de la capitale indienne, avaient déjà bloqué un long tronçon de la route 17A qui relie Mathua Road (New Delhi) à Noida en franchissant la rivière Yamuna. Aux avants-postes de ce sit-in, qui a duré nuit et jour, se trouvaient des musulmanes et des citoyen·nes ordinaires, soutenu·es par des juristes, des intellectuel·les pro-démocratie, des citoyen·nes lambda, des syndicats, des mouvements sociaux, des groupes de paysan·nes et même des stars du cinéma.

Pour la première fois, des femmes pauvres, analphabètes et vêtues de leur burqa, si souvent raillées et traditionnellement confinées chez elles, étaient propulsées à la tête d’une manifestation qui a rassemblé des femmes d’autres religions, des nonnes chrétiennes, des étudiant·es, des ouvrier·es et des paysan·nes venu·es des quatre coins du pays. Des musulmanes de tout âge ont pris part au mouvement, qui a brisé le mythe selon lequel les musulmanes n’ont pas le droit de quitter leur foyer. À Shaheen Bagh, Bilkis « Dadi » (grand-mère), âgée de 82 ans, a régulièrement participé au sit-in jusqu’à devenir un symbole de la résistance. Elle a ainsi lancé, à l’adresse du Premier ministre : « Nous sommes hindoustan·es [1] de naissance. Je peux énumérer plusieurs générations de mes ancêtres. Pouvez-vous en dire autant ? ». Time Magazine l’a fait figurer parmi son classement des 100 personnes les plus influentes de 2020. À part bloquer les routes, la police ne savait que faire pour empêcher les jeunes enfants, les mères et les grands-mères de revenir inlassablement, ou pour expulser l’énorme foule qui s’était rassemblée.

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L’énergie dégagée par le mouvement de Shaheen Bagh a inspiré des sit-ins et des manifestations contre le CAA et le NRC en bien d’autres endroits de New Delhi : Khuriji, Jafarabad, Kardampuri, old Mustafabad, Wajeerabad, Turkman Gate, Inderlok, Hauzrani, etc. Chaque fois, des musulmanes étaient à l’avant-garde de la contestation : du jamais vu. De leur côté, des femmes ordinaires de Bhalswa, une colonie de réinstallation, organisaient des marches aux chandelles quotidiennes contre le CAA et le NRC, après être rentrées du travail. Elles se faisaient appeler les Shaheen de Shaheen Bagh, et tout le monde voulait prétendre à ce titre. En persan, « shaheen » se traduit par « faucon », un oiseau connu pour sa vitesse en piqué, ainsi que par l’expression « esprit faucon », qui désigne l’éveil de la pensée, le fait d’être en alerte et de changer pour le mieux. Les manifestant·es rassemblé·es à Shaheen Bagh ont célébré en grande pompe la nouvelle année 2020 et le Jour de la république le 26 janvier, et entonné une lecture collective du préambule de la constitution indienne : « Nous, peuple de l’Inde ». Ils et elles ont réaffirmé les valeurs de la république socialiste, laïque et démocratique, et mis en garde le gouvernement qui souhaite à tout prix remettre en cause la nature laïque du pays. De nombreux drapeaux indiens flottaient çà et là sur le lieu de la manifestation, comme pour le reprendre des mains des miliciens de droite qui l’instrumentalisent pour s’attaquer aux minorités au nom de la protection des vaches, et pour semer la terreur au nom du nationalisme.

Le mouvement contre le CAA et le NRC a fait des émules dans d’autres régions du pays : à Ghanta Ghar (Lucknow), Mansur Ali Park (Allahabad), Md. Ali Park (Kanpur), l’université Aligarh Muslim (Aligarh), Idgah Maidan (Deoband), Islamia College (Bareilly) dans l’État de l’Uttar Pradesh ; à Motihari, Gopalganj, Patna, Madhubani et Gaya dans le Bihar ; et à Nagpur, Pune, Nanded et Aurangabad dans le Maharashtra. Des manifestations ont également eu lieu à Hyderabad, Bhopal Indore, Calcutta, Kochin, Ahmedabad, Jaipur et Kota. Les femmes, qui revendiquaient le titre de Shaheen, ont participé massivement à chaque fois. Elles exprimaient leur résistance à travers le slogan Ham kagaz nahin dikhayenge (« Nous ne montrerons pas nos documents d’identité »), comme pour dire : ce n’est pas un bout de papier qui fait de nous des Hindoustanies, mais notre sang. C’était une véritable prise de conscience.

Ham Kagaz Nahin Dikhayenge par Varun Grover

Les dictateurs iront et viendront,
Mais jamais nos documents NRC nous ne montrerons.

Vous nous aveuglez avec du gaz lacrymogène
Et empoisonnez notre eau
Mais notre amour la purifiera
Et nous l’engloutirons d’une traite.

Nos documents NRC, jamais nous ne montrerons
Nos documents NRC, jamais nous ne montrerons

Tout ce que nous avons, c’est cette nation
Où Ram Prasad est aussi Bismil
Comment comptez-vous diviser la mère patrie ?
Pour laquelle chaque Indien·ne a saigné et s’est sacrifié·e.

Vous pouvez bien brandir vos matraques
Et supprimer tous les trains
Nous marcherons, nous circulerons
Mais jamais nos documents NRC nous ne montrerons.

Nous planterons nos tentes ici
Et jamais nos documents NRC nous ne montrerons
Nous sauverons la constitution avant de partir
Nos documents NRC, jamais nous ne montrerons

Nous chanterons l’hymne national
Et jamais nos documents NRC nous ne montrerons
Vous cherchez à nous diviser au nom des castes et des religions
Ensemble, nous continuerons à revendiquer à manger et la vérité
Mais jamais nos documents NRC nous ne montrerons
Nos documents NRC, jamais nous ne montrerons.

Fatima Sheikh et la librairie Saviti Lbirary au sein de manifestations en 2020.
Crédit : Joe Athialy.

La police ayant barricadé le site choisi pour la manifestation, à Shaheen Bagh, y accéder par la route principale n’a pas été simple. Le seul moyen de s’y rendre était de descendre à la station de métro Jasola – Shaheen Bagh, puis de marcher ou de prendre l’un des pousse-pousse électriques, dont les conducteurs proposaient de transporter gratuitement celles et ceux qui n’avaient pas les moyens de les payer. L’arrêt de bus proche du lieu de la manifestation s’est transformé en centre de loisirs pour enfants et en bibliothèque, baptisés en hommage à Fatima Sheikh et Savitri Bai Phule, deux pédagogues du XVIIIe siècle érigées en symbole du féminisme dalit et musulman. Grâce à de nombreux·ses donateur·rices, la bibliothèque s’est enrichie des œuvres d’auteur·rices célèbres et radicaux·les Premchand, Shaheed Udham Singh, Dr. Ambedkar, Bhagat Singh, Ismat Chughtai, Ramchandra Guha et d’autres encore, en anglais, hindi et ourdou.

De part et d’autre de la route, les murs ont été recouverts d’affiches, d’inscriptions et de graffitis fustigeant le CAA et le NRC, dénonçant les problèmes que connaît le pays ou exprimant la résistance du peuple. Bien des murs ont été ornés d’une photo du Dr Ambedkar [2] accompagnée du slogan « Sauvez la constitution - Sauvez l’Inde ». Sur le lieu de la manifestation, l’ambiance était festive et propice aux débats, aux discussions, aux rencontres. De nombreuses activités étaient organisées dans le campement des bénévoles : ateliers culturels, peinture, ateliers d’inscriptions murales, etc. Les bénévoles fatigué·es, hommes et femmes, pouvaient s’y reposer en toute sécurité. Des slogans et des graffitis créatifs et révolutionnaires ont été créés, tels que Yahan kala dharne par hai, kahin sach kee hatya hui hai, soit : « Ici, l’art est contestation, ailleurs, la vérité a été assassinée ».

Des femmes ordinaires ont donné à cette manifestation une touche particulière en emmenant leurs enfants, en faisant de la couture et du tricot ou en s’occupant d’autres tâches ménagères. Sans honte et sans complexes, elles annonçaient depuis l’estrade que si quelqu’un avait besoin d’un pull pour supporter le froid, alors qu’il ou elle aille chercher de la laine. Le quotidien et la contestation se sont entremêlés jusqu’à faire de cette manifestation une question de vie ou de mort. Pour décrédibiliser le mouvement, le parti au pouvoir n’a pas hésité à faire dans la propagande en soutenant que les femmes présentes sur les lieux étaient payées 500 à 700 roupies (6 à 8 €) par jour. Cette propagande perverse diffusée par les médias institutionnels, les comptes du BJP sur les réseaux sociaux et ses partisan·es s’est néanmoins révélée incapable d’ébranler la contestation.

L’enceinte de l’université JMI a elle aussi été couverte de graffitis et d’inscriptions murales dénonçant la répression policière ou les lynchages, et louant la résistance de Shaheen Bagh et l’idée d’une nouvelle université et d’une nouvelle Inde, un souhait encore plus palpable sur le campus de la fameuse université Jawaharlal Nehru. Malgré leurs mains meurtries par la police, les étudiant·es de l’université JMI ont recouvert les murs de graffitis et d’affiches figurant une carte de l’Inde et le slogan : Julmi jab jab julm karega satta ke hathiyaron se, chappa, chappa gunj uthega, inqualab ke naaron se (« Lorsque l’oppresseur se servira du pouvoir d’État pour opprimer le peuple, les vivats de la révolution résonneront de partout »). Ces graffitis et ces affiches sont devenus des instruments de mobilisation, mais aussi de diffusion d’une pensée et d’une éducation révolutionnaire dans le quartier.

La photo d’Ayesha et de trois autres jeunes étudiantes protégeant Shaheen, un étudiant, contre des policier·es armé·es de matraques en les menaçant du doigt et en les regardant droit dans les yeux, est devenue un symbole de la résistance qui s’est retrouvé sur tous les murs et les fils d’actualité. Une version détournée de cette photo d’Ayesha est apparue sur les murs de l’université JMI : on la voit protégeant une carte de l’Inde (Bhārat Mātā [3]) des matraques de la police. D’autres affiches représentaient une carte géante de l’Inde constellée de lumières visibles de loin qui brillaient dans les ténèbres. Sur la carte, on pouvait lire : « Nous, peuple de l’Inde, rejetons le CAA, le NPR et le NRC ». Autant de symboles forts qui ont marqué les esprits.

Les étudiant·es de l’université JMI qui se relayaient pendant la grève de la faim tenaient une pancarte sur laquelle était écrit : « Nous avons des crayons et non des cartouches dans les mains ». Ils et elles s’inspiraient du mythique révolutionnaire indien Bhagat Singh, pendu par les Britanniques à l’âge de 23 ans et resté célèbre pour ces mots : « La mission principale des étudiant·es consiste à étudier. Ils et elles doivent s’y consacrer pleinement. Mais la conscience de la situation du pays et la réflexion sur le moyen de l’améliorer ne devraient-elles pas faire partie leur éducation ? Si non, alors une éducation qui ne viserait qu’à former des secrétaires ne sert à rien. »

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Bien des gens ont puisé dans le mouvement un désir d’écrire, de chanter, de composer de la musique, de peindre ou d’exprimer leur colère. Beaucoup ont saisi leur clavier pour diffuser le combat sur Twitter et les autres réseaux sociaux, et y contrecarrer la propagande malveillante des médias Godiiv si dociles et des cyberactivistes du BJP. Les rues résonnaient au son du slogan Azadi (« Liberté »), de la chanson Ham Dekhenge (« Nous verrons ») du célèbre poète pakistanais Faiz Ahmed Faiz ou des vers de Dastoor (« Tradition ») du non moins célèbre poète pakistanais Habib Jalib : des chansons de défiance, et un pied-de-nez à la droite qui menace d’expulser au Pakistan les Indien·nes qui ne rentreraient pas dans le rang. Le mouvement a donné l’envie à de jeunes rappeur·ses et chanteur·ses tel·les que Sumit Roy, Armaan, Poojan Shahil, Hussain Haidry, Ajiz Ansari et bien d’autres de composer et d’écrire des chansons et des poèmes pour exprimer leur rage. Sumit Roy a ainsi écrit « Va protester » dans le sillage des violences policières à l’université JMI ; quant à Poojan Shahil, il a adapté « Bella Ciao » en hindi, une version qui a galvanisé des jeunes perdu·es et désorienté·es face à la haine qui se répandait comme une traînée de poudre, à la polarisation de leur pays, à la remise en cause de toutes les valeurs qui leur semblaient bonnes : démocratie, laïcité, fraternité, harmonie religieuse, etc. Jour après jour, au fil de leurs conversations à Shaheen Bagh, ces jeunes poète·sses ont trouvé un sens nouveau à leurs chansons et à leur créativité. Aux manifestations de droite et aux perturbations des manifestations de solidarité ailleurs dans la ville, les protestataires ont répondu en chantant l’hymne national et d’autres chansons, ou en lisant le préambule de la constitution indienne.

Les paroles de certaines de ces chansons ont servi de base aux slogans qui ornent les affiches contestataires. Sur l’une de ces affiches, on pouvait lire : « PM 2.0, pire encore que PM 2.5 », « PM 2.0 » renvoyant au deuxième mandat du Premier ministre Narendra Modi, qui a débuté en 2019, et « PM 2.5 » à la pollution qui ne cesse de s’aggraver à New Delhi. Des syndicats, organisations citoyennes, organisations féministes et autres organisations de la société civile de la capitale indienne ont organisé des marches dans des bastis (taudis informels) et des municipalités aisées, comme Dwarka ou Hauz Khas. Si la police arrêtait des manifestant·es, les autres se mobilisaient immédiatement en allant encercler les postes de police, voire le siège de la police, pour exiger leur libération.

Des livrets sur le CAA et le NRC ont été publiés dans 14 langues pour sensibiliser la population à cet enjeu. Lorsque des gens étaient arrêté·es et incarcéré·es, de jeunes avocat·es donnaient de leur temps pour les libérer. Des avocat·es plus âgé·es et chevronné·es ont publié un livret spécial à l’adresse de leurs homologues plus jeunes afin de leur expliquer le fonctionnement d’une procédure judiciaire pour une personne incarcérée, leur dire comment faire passer un examen médical au titre des articles 57 et 91 du Code pénal indien, etc. En raison de leurs actions opportunes et de leur soutien aux manifestant·es, les avocat·es se sont attiré·es les foudres de la police et ont été pris·es pour cible lors des manifestations.

Les manifestations ont contribué à diviser et polariser un peu plus l’opinion, que ce soit dans la sphère publique ou privée ; un phénomène qui s’est accentué de manière générale depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi. Il y a toujours eu un fossé dans le monde de Bollywood, plutôt en retrait et apolitique, mais dans lequel une poignée de jeunes acteur·rices engagé·es s’exprimaient jadis sur des enjeux publics. Dans l’ensemble toutefois, les acteur·rices les plus connu·es restent silencieux·ses, bien que certain·es d’entre elles et eux aillent jusqu’à apparaître dans des spots publicitaires pour le gouvernement. Mais les choses changent : une minorité bruyante a défendu l’exécutif et à sa politique d’hindutva, tandis qu’un autre groupe s’est ouvertement opposé au CAA et au NRC et a soutenu les manifestations. Quelque 300 stars du cinéma, dont Nasiruddin Shah, Meera Nair ou Swara Bhaskar, ont publié un communiqué critiquant le CAA et le NRC et exprimant leur solidarité avec les manifestant·es. Elles y déclaraient notamment : « Nous saluons cette contestation collective qui défend la diversité de la société et les principes énoncés dans la constitution indienne. Nous sommes conscient·es que nous ne sommes pas toujours à la hauteur des attentes et restons silencieux·ses, malgré les injustices. Mais aujourd’hui, la situation est telle que nous nous devons de défendre nos principes et nos valeurs. »

Le mouvement de résistance de Shaheen Bagh a redonné espoir à toute une génération de jeunes et, surtout, aux musulmanes qui se sont prises en main. Shaheen Bagh a été la vitrine d’une nouvelle culture de la résistance, qui a su toucher de nombreuses personnes sur les plans émotionnel, culturel et politique. Ce quartier est devenu le symbole de la résistance. La pandémie a interrompu cet élan, mais elle a donné une impulsion nouvelle au mécontentement et à l’espoir. Les manifestations paysannes qui ont démarré en novembre 2020 entretiennent la flamme de la résistance.

Rien n’a été oublié, tout est gravé dans les mémoires : le courage, la résistance face aux atrocités commises en masse et à la répression, si bien mise en mots par le jeune poète Aamir Aziz. Il a dédié son poème majeur au Cachemire, à l’université Aligarh Muslim, à l’université Jamia Millia Islamia, à l’Uttar Pradesh, à l’université Jawaharlal Nehru, à New Delhi et à tous les lieux où des lâches se tapissent dans l’ombre

Sab Yaad Rakha Jayega, Sab Kuch Yaad Rakha Jayega
(Nous nous souviendrons de tout. Nous n’oublierons rien.)

Écrivez vos mensonges, nous ne sommes pas dupes.
Un jour la vérité sera écrite et publiée, avec notre sang s’il le faut.
Vous pouvez bien écrire la nuit, nous écrirons la lune.
Jetez-nous en prison, nous en gravirons les murs pour continuer d’écrire.

Attaquez-nous en justice, nous écrirons l’injustice dont nous sommes les victimes.
Assassinez-nous, nos fantômes continueront d’écrire.
Nous écrirons les preuves qui feront le jour sur les meurtres que vous avez commis.

Vous aimez plaisanter au tribunal,
Mais nous écrirons sur les routes et les murs la justice que nous escomptons.
Nous parlerons assez fort pour que même les sourd·es puissent nous entendre.

Nous écrirons assez gros pour que même les aveugles puissent lire.
Invoquez la rose noire à votre gré, nous écrirons la rose rouge.
Opprimez-nous sur Terre, justice sera rendue dans l’au-delà.

Nous nous souviendrons de tout. Nous n’oublierons rien.
Mes ami·es les plus cher·es que vous avez assassiné·es à coups de lathi ou par balle,
En leur mémoire nos cœurs demeureront fendus.

Poster de Shaheen Bagh.
Auteur·rice inconnu·e

Notes

[1L’Inde est souvent désignée par le terme « Hindoustan », qui fait écho à la nature culturelle composite du pays.

[2Dr Bhimrao Ramji Ambedkar (1891‑1956) : L’un des hommes politiques indiens les plus influents du XXe siècle, fondateur de la rhétorique dalit en politique indienne. Il contribua à un renouveau du bouddhisme en Inde (néo-bouddhisme). En tant que premier ministre de la Justice de l’Inde indépendante et président de l’assemblée constituante chargée de la rédaction de la constitution du pays, il est aussi considéré comme le « père » de la constitution indienne. Il a quitté son poste de ministre de la Justice en 1951, lorsque le parlement a rejeté son projet de loi hindoue qui visait à promouvoir l’égalité des genres. Son jour de naissance, le 14 avril, est un jour férié en Inde, connu sous le nom d’Ambedkar Jayanti. De nombreux·ses Indien·nes le surnomment affectueusement Babasaheb. Dans les cercles progressistes et chez les Dalits, il est fréquent de dire « Jai Bhim ! » (en référence à son prénom) en guise de salutations. En 1990, le gouvernement indien lui a remis, à titre posthume, sa plus grande distinction civile, le prix Bharat Ratna.

[3Bhārat Mātā ou Mother India (Mère Inde) est une figure allégorique désignant l’Inde, utilisée dans la rhétorique populaire et dans les luttes antibritanniques. Cependant, le BJP et le groupe nationaliste Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) se la sont appropriée et lui ont donné une tonalité religieuse pour populariser l’image d’une Inde hindoue. Elle est représentée comme une déesse-mère parée d’un sari rouge ou safran, un drapeau national à la main, se tenant parfois debout sur un lotus et accompagnée d’un lion.

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Sunil Kumar est un activiste politique et écrivain. Cet article a été écrit en hindi, traduit par Arjun Prasad Singh et édité par Madhuresh Kumar.

Traduction de l’article depuis l’anglais : Adrien Gauthier.