La résistance culturelle face à la montée de l’autoritarisme en Inde

Le mouvement paysan en Inde, pourfendeur du fascisme et héraut d’une nouvelle culture de la contestation

, par KUMAR Sunil

Depuis novembre 2020, l’Inde connaît l’un de ses sit-ins les plus longs et fédérateurs depuis la partition des Indes. Aux commandes, des paysan·nes qui font le siège de New Delhi en trois points névralgiques de la capitale, sur les autoroutes qui la relient aux États voisins. Avec ses chansons contestataires, ses slogans, sa redéfinition des normes de genre, ses revendications nouvelles et ses préoccupations, le mouvement apporte sa pierre à l’édifice de la culture contestataire, et est parvenu à contraindre le gouvernement d’accepter ses revendications.

Le mouvement paysan n’en finit pas de décoller et de prendre de l’ampleur depuis le 26 novembre 2020, ce jour où des paysan·nes de tout le pays ont planté leurs tentes sur plusieurs kilomètres le long des trois grandes autoroutes qui irriguent New Delhi. L’Inde avait déjà connu des manifestations paysannes de cette envergure dans les années 1980 et 1990, à l’instigation de Mahendra Singh Tikait, du professeur Nanjundaswamy, de Sharad Joshi et d’autres personnalités. Les manifestant·es réclamaient alors une juste rémunération du produit de leur travail, et protestaient contre les réformes économiques mises en place au début des années 1990. À première vue, le mouvement actuel semble être une simple contestation des trois lois agraires favorisant la corporatisation du secteur agricole. Il en est pourtant venu à incarner un combat plus large : sauver l’Inde des griffes des multinationales et défendre la souveraineté populaire. Cette campagne rappelle le mouvement « Pagadi Sambhal Jatta » (« Garde ta fierté ») qui s’opposait à trois lois britanniques au début du XXe siècle : le Doab Bari Act, le Punjab Land Colonisation Act (Loi sur la colonisation des terres du Pendjab) et le Punjab Land Alienation Act (Loi sur l’aliénation des terres du Pendjab). À sa tête se trouvaient Sardar Ajit Singh et Kishan Singh, respectivement oncle et père du jeune révolutionnaire Bhagat Singh, pendu par les Britanniques à l’âge de 23 ans, ainsi que Ghasita Ram, Sufi Amba Prasad, etc. Le mouvement s’inspirait de la chanson « Pagadi Sambhal Jatta », écrite par Banke Dayal, qu’il chanta pour la première fois le 3 mars 1907 à l’occasion d’un rassemblement paysan à Lyallpur (actuelle Faisalabad, Pakistan).

Reprenant cette tradition à leur compte, des milliers de paysan·nes du Pendjab, de l’Haryana et de l’Uttar Pradesh occidental ont installé leurs tentes aux trois « portes » de New Delhi (Singhu, Tikri et Ghazipur), à Shahjahanpur à la frontière entre le Rajasthan et l’Haryana, ainsi qu’à de nombreux péages et sièges de district du Pendjab et de l’Haryana. Leurs doléances s’articulent autour de 8 revendications, dont l’abrogation des trois lois agraires promulguées par le gouvernement de Narendra Modi : le Farmers’ Produce Trade and Commerce (Promotion and Facilitation) Act, 2020 (Loi de 2020 sur la promotion et la facilitation du commerce des produits agricoles), le Farmers (Empowerment and Protection) Agreement of Price Assurance, Farm Services Act, 2020 (Loi de 2020 sur les services agricoles, les prix garantis et l’autonomisation et la protection des agriculteur·rices) et l’Essential Commodities (Amendment) Act, 2020 (Loi modificatrice de 2020 sur les matières premières essentielles). Ces 11 derniers mois, des paysan·nes des quatre coins de l’Inde ont affiché leur solidarité en organisant de nombreux programmes de soutien dans leurs États et régions respectifs. La contestation ne se compte plus en jours mais en mois, rappelant le mouvement Occupy dont les participant·es avaient investi et occupé des espaces publics pour protester. Les paysan·nes qui se sont installé·es aux abords de New Delhi ont enduré la rigueur de l’hiver, la canicule estivale et les pluies diluviennes. Quelque 700 paysan·nes sont devenu·es des martyrs du mouvement pour diverses raisons, et leur nombre continue d’augmenter.

L’une des estrades des paysan·nes à Singhu, à la frontière Delhi-Haryana.
Crédit : Madhuresh Kumar.

Sanyukt Kisan Morcha (Front paysan uni, SKM), l’entité coordinatrice qui chapeaute les différentes organisations paysannes qui portent le mouvement, a mis en place tout un tas de services sur les lieux de la manifestation. Elle a ainsi construit des abris temporaires en chaume ou des tentes le long des autoroutes ou sur des remorques de tracteur, et supervise des soupes populaires, l’idée étant de poursuivre le combat jusqu’à ce que les revendications du mouvement soient satisfaites. Chaque village a mis en place un système ingénieux de rotation : chaque famille envoie des membres sur le lieu de la manifestation pendant que les autres continuent d’exploiter la ferme et de se charger des diverses tâches. Les noms des villes et villages sont indiqués sur des jalons placés devant les tentes avec des bornes kilométriques « zéro ». Le lieu de la manifestation est ainsi devenu un prolongement de ces villes et villages. Le site a par ailleurs été divisé en plusieurs zones nommées d’après des révolutionnaires célèbres, dont Netaji Subhash Nagar, Banda Bahadur Nagar, Sardar Bhagat Singh Nagar, Rajguru Nagar, Sukhdeo Thapar Nagar, Kartar Singh Sarabha Nagar ou Chandrashekhar Azad Nagar à la porte de Singhu, et Guru Nanak Deo Nagar, Chacha Ajit Singh Nagar, Banda Bahadur Singh Nagar ou encore Gulab Kaur Nagar à la porte de Tikari.

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Aux commandes de toute cette agitation, on retrouve les mouvements paysans et ouvriers des quatre coins de l’Inde, en lutte contre une crise économique et agraire qui n’en finit pas. Ces mouvements reprochent vertement au gouvernement fédéral d’avoir amendé la législation sur le travail et promulgué trois lois agraires sans passer par la voie parlementaire traditionnelle, en violation des normes et traditions démocratiques, au profit du patronat et des multinationales.

L’All India Kisan Sangharsh Coordination Committee (Comité coordinateur panindien Kisan Sangharsh, AIKSCC), avec le soutien de la plateforme collective des syndicats nationaux, a lancé un appel national à manifester contre les lois agraires et la violation du droit du travail à New Delhi les 25 et 26 novembre. L’AIKSCC a été créé après que la police a ouvert le feu et fait cinq morts lors d’une manifestation de paysan·nes à Mandsaur (Madhya Pradesh), en juin 2017. Les syndicats ont mis en pratique l’appel à la grève le 26 novembre 2020 pour protester contre la modification du droit du travail ; de leur côté, les organisations paysannes battaient le pavé jusqu’à New Delhi et demandaient l’autorisation de converger sur le terrain de Ramlila Maidan (un grand terrain d’importance historique, qui a été le théâtre de plusieurs manifestations d’envergure au cœur de la vielle ville). Comme on pouvait s’y attendre, le gouvernement a refusé et décidé d’empêcher le convoi de pénétrer dans la ville. Le 25 novembre, la police de New Delhi a creusé des fossés, posé de gros rochers, des sacs de sable et de la terre, installé des barbelés et des clôtures, recouvert le sol de clous et barré les routes avec des bus et d’énormes containers pour stopper les paysan·nes. La police en a fait de même aux frontières de l’Haryana et du Rajasthan, de l’Uttar Pradesh et du Madhya Pradesh, pour bloquer les paysan·nes en provenance de ces États. Par la suite, elle réitèrera à plusieurs occasions pour empêcher les paysan·nes de manifester.

Voyant que les paysan·nes continuaient d’avancer, la police a eu recours au gaz lacrymogène et aux canons à eau malgré le froid hivernal. Mais il en fallait plus pour enrayer le mouvement. Des paysan·nes du Pendjab ont transformé leurs tracteurs, remorques et autres outils agricoles en armes de résistance, semblant faire écho au célèbre ver du poète Balli Singh Cheema : chikhati hai har rukawat, thokaron ki mar se (« les obstacles hurlent sous les coups de la résistance »). En chemin, les paysan·nes de l’Haryana ont rejoint le convoi de leurs homologues du Pendjab. À l’arrivée à New Delhi, la police locale les attendait en combinaison anti-émeute, armée de gaz lacrymogène, de canons à eaux, de matraques et d’armes à feu. Le panneau qui souhaite la « bienvenue à New Delhi » à l’entrée de la ville en prenait une tournure ironique. À la porte de Singhu, les paysan·nes du Pendjab ont décidé de s’installer et de bloquer l’autoroute nationale, tandis qu’un autre groupe plantait ses tentes à la porte de Tikri et que les paysan·nes de l’Uttar Pradesh établissaient leur campement à la porte de Ghazipur. Lorsque la police a finalement cédé et annoncé que les paysan·nes pouvaient camper sur un vaste terrain jouxtant New Delhi au nord-est, ces dernier·es ont refusé.

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Les paysan·nes ont su tourner à leur avantage toutes les oppositions, et sont allé·es jusqu’à servir à manger dans leurs langars (cuisines communautaires) aux policier·es de service sans la moindre animosité envers elles et eux. Les Nihangs, un ordre religieux du Pendhab, ont profité des rochers utilisés pour former des barricades pour y attacher leurs chevaux. De même, les barres de fer et les barricades ont permis aux manifestant·es d’attacher leurs tentes et des banderoles. Au fil des jours, la police et les paysan·nes se sont mis·es à échanger, ont appris à se connaître et expliqué leurs revendications.

Cette manifestation paysanne tranche avec les manifestations traditionnelles de courte durée. Voyant que les pourparlers avec le gouvernement en décembre 2020 et janvier 2021 ne suffiraient pas à sortir de l’impasse, les paysan·nes ont vite compris que le combat ne faisait que commencer. Ils et elles ont tendu la main aux travailleur·ses du secteur informel, dans la zone industrielle voisine de Kundali, et les ont invité·es à manger dans leurs langars. Pendant le confinement dû à la pandémie, les paysan·nes ont ouvert les portes de ces langars et de leurs abris à tout le monde, sans discrimination. Quand la deuxième vague a déferlé brutalement en avril-mai, ils et elles ont formé un « couloir de l’oxygène » le long de l’autoroute qu’ils et elles occupaient pour contribuer à remédier à la crise de l’oxygène. Les paysan·nes ont demandé à la police de New Delhi et au gouvernement de retirer leurs barricades, mais la police a refusé.

Le mouvement a également ouvert les portes de son centre de soins et de son infirmerie aux habitant·es des environs. Le 10 juillet, le SKM annonçait même la création d’un Sadhbhawana Mission Swasthya Shivir, un camp médical de bons offices, à la porte de Singhu. Des consultations ophtalmologiques gratuites y sont proposées les jeudi, vendredi et samedi, et les patients souffrant de cardiopathies peuvent s’y faire traiter le dimanche. Ce camp médical est accessible aux manifestant·es comme aux autres. Les paysan·nes ont également mis en place des bibliothèques, où une éducation gratuite est dispensée aux enfants des environs issu·es de familles à bas revenus. Des œuvres littéraires et politiques y sont en accès libre, et l’on peut aussi y dessiner à volonté.

Le gouvernement accuse les paysan·nes de bloquer les routes, alors que le mouvement paysan s’est montré déterminé à sauver les vies des gens. Les paysan·nes défendent une culture de la contestation radicalement différente du portrait turbulent qu’en brossent souvent les médias institutionnels.

Dans le passé, la paysannerie de caste avait manifesté plus d’une fois dans la région, souvent pour exiger une hausse des quotas de personnes issues des classes inférieures dans les institutions et le marché du travail, ainsi qu’une meilleure représentation politique. Ces manifestations de la paysannerie foncière et des castes dominantes s’accompagnaient souvent de vandalisme, de pillages de magasins, d’incendies criminels et de harcèlement des femmes. C’est ce qui explique pourquoi, quand les paysan·nes sont arrivé·es aux portes de New Delhi, les magasins, les gargotes, les centres commerciaux et les stations-service des environs ont fermé. Cependant, voyant qu’ils et elles protestaient de manière pour le moins différente, ces divers établissements ont rapidement rouvert. De nouvelles échoppes ont même fleuri le long des chemins environnants, transformant les abords en un mini bazar. Les stations-service, les foyers et les chambres d’hôtes ont permis aux paysan·nes d’accéder à leurs toilettes, installé des multiprises pour recharger les téléphones portables et brancher des lampes, donné accès à leur Wi-Fi, etc.

Quand le gouvernement de l’Haryana a envoyé ses employé·es couper l’électricité à un fleuriste qui alimentait en électricité le lieu de la manifestation, le syndicat des électricien·nes est intervenu et les en a empêché·es. Globalement, les entreprises locales et les riverain·es pâtissent de tout ce tumulte dans leur quartier. Pourtant, le mouvement paysan s’est assuré leur soutien en les convaincant qu’il se battait pour toutes les classes de la société.

Dans un contexte de crise agraire et de détérioration constante de la place des paysan·nes dans la société, ces manifestations ont redonné à ces dernier·es leur estime de soi et leur dignité. Jusque-là, seul·es les paysan·nes d’un certain âge brandissaient les banderoles des syndicats agricoles, mais dorénavant, même les propriétaires de voitures de luxe les arborent fièrement. On trouve désormais des banderoles, badges, autocollants et casquettes parés du slogan No farmer, no food (« pas de paysan·nes, pas de nourriture »), I love Kisan (« paysan·ne ») ou I am a farmer (« je suis un·e paysan·ne ») dans des millions de foyers et d’espaces privés. Les syndicats paysans ont également démoli les péages aux coûts exorbitants le long des autoroutes nationales, devenues de facto gratuites, une revendication de longue date des associations de routier·es et d’automobilistes. Le mouvement a ciblé les capitaines d’industrie bien connu·es, ainsi que le gouvernement anti-paysan·nes et les responsables du parti au pouvoir. Les manifestant·es ont fermé les stations-service exploitées par Reliance Industries et ses enseignes de matériel agricole au Pendjab, et organisé des boycotts dans l’État voisin de l’Haryana.

Différentes organisations ont fait converger leurs efforts pour établir des lieux de soins au coeur des manifestations, frontière de Singhu, 2021.
Crédit : Madhuresh Kumar.

En décembre 2020, le gouvernement national a invité des représentant·es de syndicats agricoles à la table des négociations. Pendant le déjeuner, les leaders paysan·nes ont refusé le repas offert par le gouvernement et mangé, assis·es par terre, leur propre nourriture qui leur avait été apportée depuis l’une des langars. Ce faisant, ils et elles ont fait forte impression sur le grand public, tout en mettant le gouvernement dans l’embarras. Lors des pourparlers suivants, les paysan·nes ont continué à apporter leur propre repas, et ont même proposé à manger aux ministres et bureaucrates contraint·es de se joindre à elles et eux le 30 décembre. C’était un acte symbolique qui reflétait la nouveauté de la culture contestataire affichée par le mouvement et lui donnait un sens nouveau ; ce n’était d’ailleurs pas le seul. Rakesh Tikait, l’un des leaders du syndicat Bhartiya Kisan, a déposé des roses sur les clous dont la police avait tapissé le sol pour entraver la marche paysanne. Des manifestant·es se sont aussi mis·es à faire pousser des légumes sur le terre-plein central de l’autoroute nationale qu’ils et elles occupaient.

Pour la première fois depuis 1947, des paysan·nes ont organisé un « contre-défilé » pour le Jour de la république, le 26 janvier. En général, les célébrations du Jour de la république sont l’occasion pour l’État indien de mettre en avant sa puissance et ses exploits, comme en témoignent le défilé de l’armée et des forces de sécurité du pays, ainsi que les pavillons et les reconstitutions historiques des gouvernements des différents États constitutifs, qui se déroulent au cœur de la capitale politique à laquelle tout le monde n’a pas accès. De leur côté, les paysan·nes ont défilé sur leurs tracteurs et chevaux, et ont marché vêtu·es d’habits colorés, en brandissant le drapeau national, en signe de réappropriation de la république par le peuple. Le défilé s’est déroulé le long de la rocade qui fait le tour de New Delhi. Cependant, un groupe de paysan·nes est sorti des rangs et a contourné le cordon policier pour se rendre à Red Fort, le lieu des célébrations du Jour de l’indépendance. Dans le chaos qui s’en est suivi, un paysan a perdu la vie, en plus de déclencher une polémique pour avoir hissé le drapeau du syndicat agricole en haut du mât du fort. Un prétexte tout trouvé pour la police d’un côté, qui a lancé une véritable chasse aux sorcières et arrêté les leaders paysan·nes, et pour les médias institutionnels de l’autre, qui en ont profité pour attiser l’hostilité envers les agriculteur·rices. Les responsables du SKM ont condamné les violences, et ont choisi de se concentrer sur les célébrations du défilé paysan qui n’a globalement pas fait de vagues, tout en présentant ses excuses auprès de celles et ceux que le comportement d’une poignée de paysan·nes avait heurté·es.

La campagne de désinformation menée par les médias indiens, dont la qualité dégringole, est des plus préoccupantes pour une société qui se veut libre et démocratique. Les médias institutionnels dociles, souvent surnommés « médias Godi », ont fait l’objet de critiques de la part de certains médias, de la communauté progressiste et des partis d’opposition, qui ne cessent de dénoncer les errances du gouvernement et de l’interpeller. Les mouvements paysans sont extrêmement méfiants vis-à-vis des médias, qu’ils accusent de diffamation et de répandre des mensonges. Les sections de jeunes du mouvement ont décidé d’agir en faisant part de leur mécontentement aux médias à travers des affiches et des slogans, tels que « Journalistes, dites la vérité », « Nous sommes des paysan·nes, pas des terroristes », ou encore « Non aux médias Godi ». Ces jeunes sont allé·es jusqu’à expulser du lieu de la manifestation les reporters de Zee News, d’Aaj Tak, de Republic TV et d’autres groupes médiatiques aux avants-postes de cette campagne de désinformation. Les leaders paysan·nes et le mouvement ont alors pris les choses en main. Avec l’aide de jeunes instruit·es, des bénévoles et militant·es ont créé des chaînes YouTube, des pages Facebook, des comptes Twitter et même leur propre journal, le Trolley Times. C’est un véritable écosystème de sources d’informations alternatives qui a vu le jour, et qui a été largement relayé par une multitude de chaînes YouTube, de comptes sur les réseaux sociaux ou de portails d’information, exerçant une vraie pression sur les journaux et chaînes de télévision dominants.

Les jeunes du Pendjab-Haryana ont fini par considérer le sit-in comme leur foyer. Ils et elles y ont passé beaucoup de temps et dépensé beaucoup d’énergie pour diffuser les actualités du mouvement sur les réseaux sociaux et les portails d’information. Ces jeunes se sont formé·es en autodidacte et ont exprimé leurs réflexions à travers des poèmes, des écrits, des blogs et des chansons. Comme l’ont montré les manifestations contre le CAA début 2020, les réseaux sociaux ont été l’un des hauts lieux de la contestation face à la propagande en ligne du parti au pouvoir. En réponse, le gouvernement a décrété de nouvelles règles informatiques destinées à étouffer les témoignages de soutien que les mouvements paysans recevaient de la société (stars, personnalités culturelles, écrivain·es, journalistes indépendant·es, etc.). Les comptes Twitter de plusieurs leaders paysan·nes et d’autres manifestant·es associé·es à l’incident du 26 janvier ont été bloqués, avant d’être rétablis suite au tollé général suscité.

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Le lieu de la manifestation se double d’un important lieu d’échanges culturels. La nuit, le site résonne au son de chansons et de poèmes déclamés dans plusieurs langues, de conversations sur la résistance, le creusement des inégalités, l’autoritarisme, la répression de la dissension, l’inflation ou encore la discrimination de caste. Bon nombre de ces expressions culturelles ont été mises en ligne sur YouTube et les autres réseaux sociaux, mais davantage encore sont passées sous silence, invisibles. Plusieurs stars du cinéma et chanteur·ses ont écrit des rôles et composé des chansons en lien avec les manifestations. Même des sportif·ves d’Inde et d’ailleurs sont venu·es soutenir le mouvement. Kewal Grewal, Babbu Mann, Diljit Doshanji, Sonia Mann, Amitoj Mann, Gul Panag, Swara Bhaskar, Sushant Singh et d’autres encore sont venu·es passer du temps sur le site. L’une des chansons les plus populaires et les plus entendues sur les tracteurs est Modi ji Thari Top Kade Hun Delhi Aa Gaye (« Modiji où sont tes canons à eaux, nous sommes arrivé·es à Delhi »), ou l’hymne Kisan composé par de nombreux·ses chanteur·ses. Le Pakistanais Shahzad Sidhu est également venu faire part de son soutien, tandis que certain·es de ses homologues ont composé des chansons telles que « Fier·e d’être paysan·ne ». Une simple recherche sur Internet ou sur YouTube fera ressortir des centaines de chansons et de poèmes en soutien à la cause du Kisan Andolan.

La société civile à New Delhi et au-delà a également répondu à l’appel lancé par le mouvement en organisant des programmes de solidarité et d’autres événements. À New Delhi, un Kisan Sansad (« parlement paysan ») a été organisé les 23 et 24 janvier par des militant·es sociaux·les très actif·ves à la porte de Singhu, dans Pune Kisan Bagh (« parc des paysan·nes »), à la limite du quartier de Shaheen Bagh. De plus, chaque fois que le SKM a lancé un appel national à l’action et à la grève, les différents mouvements ont répondu en organisant des programmes et en manifestant à travers le pays. Le SKM ayant refusé que des responsables politiques de l’opposition ou du parti au pouvoir se rendent sur le lieu de la manifestation, celles et ceux qui le souhaitaient ont entrepris leurs propres actions en soutien au sit-in des paysan·nes. Akali Dal, un allié politique du Bharatiya Janata Party (BJP) dans le Pendjab, a quitté le gouvernement d’union nationale pour protester contre les lois agraires. De leur côté, des député·es du Pendjab du parti du Congrès national indien viennent de mettre fin à 300 jours de protestation en solidarité avec les mouvements paysans.

Le SKM a par ailleurs organisé à Jantar Mantar un Kisan Sansad en parallèle à la session parlementaire officielle des mois de juillet et août, dénonçant à cette occasion la logique et les arguments utilisés par le gouvernement pour justifier les trois lois agraires. Les membres de ce parlement alternatif ont invité tou·tes les député·es du parlement à assister à la session parlementaire pour y aborder le combat mené par les paysan·nes, et pour entraver le fonctionnement normal du parlement tant que le gouvernement central n’accepterait pas les revendications des paysan·nes. Et de fait, à l’exception d’un bref débat sur un projet de loi sur les autres classes défavorisées, cette session a tourné court : slogans déclamés à l’envi, perturbations par les partis politiques d’opposition... et refus du gouvernement de satisfaire les revendications des paysan·nes et d’enquêter sur le scandale Pegasus.

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La communauté et les organisations agricoles sont foncièrement patriarcales, mais grâce au mouvement, les choses commencent à changer. Des femmes ont ainsi pu affirmer leur identité de paysannes et briser les frontières du patriarcat. En témoignent leur participation sur les lieux de la manifestation, l’organisation d’un Mahila Kisan Sansad (« parlement des paysannes ») et la condamnation sans équivoque des remarques désobligeantes envers les femmes de la part, entre autres, des responsables du BJP. Un jour, le Juge suprême de l’Inde a déclaré : « Quel est le rôle des femmes et des personnes âgées dans le mouvement paysan ? Les responsables paysans devraient leur dire de rentrer à la maison. » En réponse, plus de 800 femmes lui ont écrit un courrier pour lui rétorquer que « paysan » s’écrivait aussi au féminin et qu’elles avaient tout à fait le droit de participer à la lutte. Le 18 janvier 2021, elles fêtaient la Journée nationale des femmes paysannes ; le 8 mars, elles célébraient la Journée internationale des droits des femmes ; le 26 juillet, elles organisaient un parlement des femmes paysannes à Jantar Mantar, lors duquel elles ont débattu des lois agraires et adopté la résolution suivante :

  • 1. Les femmes n’ont pas obtenu la place ni le respect qu’elles méritent en Inde, malgré leur contribution essentielle aux activités agricoles. Elles doivent se voir attribuer un statut adéquat qui soit fonction de leur travail, de leur efficacité et de leur vitalité. Il est urgent de mener une politique judicieuse pour accroître le rôle des femmes dans le mouvement paysan.
  • 2. Un tiers des sièges doit être réservé aux femmes dans les entités locales telles que les comités de panchayat et de ville moyenne, ainsi que dans les assemblées d’État et au parlement. À cette fin, la constitution doit être modifiée de sorte que les femmes, qui représentent la moitié de la population, soient correctement représentées dans les instances dirigeantes.

En outre, les femmes sont présentes partout sur les lieux de la manifestation. Il est intéressant de constater que dans ce combat de longue haleine, hommes et femmes ont appris à partager de façon équitable les responsabilités. Ici, point de prolongement des rôles de genre traditionnels au foyer : des hommes s’occupent de la cuisine, de la vaisselle, du nettoyage. Par ailleurs, le mouvement paysan a ceci de remarquable qu’il a su tisser des liens avec une grande partie de la population, si bien que les gens ordinaires ont pu lui apporter leur soutien de différentes manières. La contestation a aboli les frontières de caste et la binarité de genre, et a pris à bras le corps la question des femmes paysannes et des veuves dont le mari s’est donné la mort. L’Inde détient un triste record, puisque près de 3 000 000 de ses agriculteur·rices se sont suicidé·es ces quinze dernières années. L’Haryana, connu pour ses khap panchayats (assemblées de caste) basées sur les gotras (castes inférieures), organise désormais des sarva panchayats (assemblées collectives), ce qui est un premier pas vers la suppression des barrières sociales.

Les non-agriculteur·rices apportent eux et elles aussi leur pierre à l’édifice du mouvement en protégeant la communauté paysanne. Narendra Kaur est fonctionnaire, mais elle se rend à la porte de Singhu tous les vendredis soirs et n’en repart que le lundi. Comme bien d’autres, elle a rejoint le mouvement sans pour autant quitter son emploi. Mandeep est gérant de restaurant et a pris une semaine de congé pour participer à la marche des tracteurs partie de Ludhiana. Tous les jours, Simoni Sahani fait plusieurs kilomètres depuis chez elle pour donner de son temps dans les langars. Major Khan, un paysan sans terre et ancien agent de sécurité privé, a démissionné de ses fonctions et s’est installé il y a six mois à la porte de Singhu. Le 17 mai 2021, pris d’une malaise, il a malheureusement dû rentrer chez lui, à Patiala, pour se faire soigner, mais n’a pas survécu. Quant à Kamal, une étudiante, voilà six mois qu’elle n’est pas rentrée chez elle. De nombreux·ses étudiant·es protestent tout en poursuivant leurs études, et ont passé leurs examens en ligne depuis le lieu de la manifestation. Le message est clair : tous les pans de la société sont aux côtés du mouvement paysan.

À la vue d’un soutien aussi massif, il me vient à l’esprit ces vers du célèbre poète Bali Singh Cheema :

Muni·es de torches, les gens de mon village se sont mis·es en marche,
Décidé·es à conquérir les ténèbres.

Même les cabanes et les champs se demandent,
Jusqu’à quand les gens de mon village seront-ils et elles dépossédé·es ?

Conscient·es qu’ici rien ne s’obtient sans lutte,
Les gens de mon village sont prêt·es pour la lutte...

Il reste maintenant à voir si le mouvement obtiendra gain de cause. Indépendamment du résultat, il aura laissé une trace dans l’histoire de la résistance, inauguré une nouvelle ère pour les luttes paysannes, et donné espoir aux masses laborieuses du pays qui font face à un autoritarisme populiste grandissant.

Épilogue :

Le 19 novembre 2021, à l’occasion d’une allocution télévisée, le Premier ministre Narendra Modi a fini par accepter d’abroger les trois lois agraires, en se disant déçu que son gouvernement n’ait pas su convaincre les paysan·nes de tout ce que ces lois leur apporteraient. Beaucoup pensent que cette annonce est liée au fait que le BJP a eu des difficultés pour poursuivre sa campagne électorale dans les États-clés du Pendjab, de l’Uttarakhand et de l’Uttar Pradesh, dans l’optique du scrutin législatif du premier trimestre 2022. Les paysan·nes avaient refusé de se retirer si le parlement n’abrogeait pas les trois lois agraires. La loi d’abrogation a été adoptée le 29 novembre par le parlement, sans aucun débat, malgré l’insistance de l’opposition sur ce point. Prenant acte de l’adoption de cette loi, de la confirmation écrite par le gouvernement qu’il mettrait sur pied un comité où siégeraient des représentant·es paysan·nes pour élaborer un cadre en vue de fixer des prix planchers, et du retrait des procédures pénales engagées par les gouvernements locaux et central, les paysan·nes ont décidé de quitter les lieux de la manifestation et de rentrer dans leurs villages le 11 décembre 2021, mettant ainsi fin à une contestation historique qui représente le plus gros revers politique pour le gouvernement Modi. Une source de réjouissances pour tout le monde, des mouvements populaires aux partis d’opposition en passant par les médias.