La résistance culturelle face à la montée de l’autoritarisme en Inde

Kabir Kala Manch : une histoire du chant révolutionnaire et de la répression d’État

, par GURLHOSUR Geetanjali

Depuis sa fondation au début des années 2000, le groupe Kabir Kala Manch a été pris pour cible par l’État. À mesure que sa popularité grandissait, ses membres étaient jeté·es en prison où ils et elles croupissaient de longues années, ou étaient constamment harcelé·es par les gouvernements qui se sont succédés. Geetanjali Gurlhosur nous raconte l’essor et la chute de ce collectif culturel.

« Je me souviens qu’il pleuvait ce jour-là. Je devais avoir 23 ans. Quand j’ai entendu le groupe faire sa représentation dans notre basti [quartier défavorisé sans existence officielle], j’en ai eu la chair de poule ! Je n’avais jamais entendu de chansons parlant des difficultés auxquelles sont confronté·es les femmes, les Dalits et les pauvres. J’étais subjuguée. »

Rupali Jadhav a rejoint le groupe culturel contestataire Kabir Kala Manch en 2009. Deux ans plus tard, elle s’est vue contrainte de fuir sa maison, de se cacher de la police et de passer à la clandestinité. Au cours des deux années qui ont suivi, la police d’État a inculpé et arrêté six membres de son groupe.

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En Inde, l’année 2002 a été marquée par un mécontentement croissant de la population face à l’atonie du gouvernement vis-à-vis des émeutes intercommunautaires ayant éclaté dans l’État du Gujarat, dans l’Ouest du pays, et des effroyables violences de caste dans l’État du Maharashtra. Des appels à manifester ont été lancés dans plusieurs régions du pays, pour protester contre les violences religieuses et castistes et les discours de haine. Au cours de la décennie qui a suivi, des rassemblements de masse ont été organisés à l’instigation des mouvements populaires et des groupes culturels qui dénonçaient les politiques d’État hostiles aux masses, ainsi que le fondamentalisme religieux en plein essor. Les membres de Kabir Kala Manch (KKM) ont participé activement à ces manifestations. À travers leurs chansons, ils et elles ont mené leur combat contre le castisme, le fondamentalisme religieux et l’oppression d’État aux quatre coins du Maharashtra. Les gouvernements nationaux et régionaux les ont pris·es pour cible, indépendamment du parti politique au pouvoir.

Performance de rue du KKM.

KKM, dont le nom vient du saint et poète mystique indien du XVe siècle Kabir, a vu le jour vers 2002 à Pune, une ville de la région indienne du Deccan au patrimoine culturel foisonnant. Selon ses militant·es, son objectif affiché était de promouvoir l’entente entre hindou·es et musulman·es, et de se réapproprier la lutte contre le système de castes. Tous les membres de KKM proviennent des communautés autochtones et des castes opprimées de la région, et beaucoup sont issu·es de la jeunesse pauvre et ouvrière qui a grandi au son de la musique populaire. Traditionnellement, les communautés mang et mahar (les Dalits intouchables) du Maharashtra étaient des ouvrier·es agricoles sans terre et des musicien·nes des villages.

« Bien que la musique fasse partie de la culture et des traditions de notre communauté, j’ignorais que j’étais une artiste jusqu’à ce que je rejoigne le groupe », m’a confié Rupali, chanteuse, artiste dramatique et shahir (poétesse) lors d’une conversation téléphonique avec, en fond sonore, des enfants qui criaient, des femmes qui riaient et de la musique traditionnelle qui résonnait dans le basti où elle vit.

Les artistes et militant·es de KKM donnent des représentations de théâtre de rue, déclament des poèmes et proposent des activités musicales pour instruire, organiser et dénoncer l’oppression. La poésie et la musique anti-castes représentent une part importante de la tradition musicale du Maharashtra. Bhagat Singh, Rajguru, Sukhdev, Savitribai et Jotiba Phule ou encore Bhimrao Ramji Ambedkar (surnommé Babasaheb) sont quelques un·es des combattant·es révolutionnaires indien·nes pour la liberté à qui les membres de KKM rendent hommage dans leurs poèmes et chansons. L’État indien a toujours été méfiant vis-à-vis des discours radicaux et de la liberté d’expression. Mais lorsque les voix dissidentes appartiennent à des communautés déjà vulnérables et opprimées, il n’hésite pas à s’en prendre à elles.

Comme le montre l’historique des violences systémiques que KKM a subies, l’oppression des communautés socialement marginalisées a toujours été l’une des fonctions de l’État, indépendamment du parti au pouvoir. La répression d’artistes populaires, tel·les que Dhavala Dhengle, Siddharth Bhosale, Shital Sathe, Ramesh Gaichor, Sachin Mali, Jyoti Jagtap ou Sagar Gorkhe de KKM, est même antérieure à l’intronisation du BJP de Narendra Modi au gouvernement en 2014.

Depuis 2011, l’État a arrêté et inculpé plusieurs membres de KKM en vertu des lois controversées de 1967 et 2019 sur la prévention des activités illicites (dites « lois UAPA »). La loi UAPA, dont l’objectif premier était essentiellement de combattre les organisations terroristes et les groupes anti sécessionnistes, est devenue au fil des ans un puissant outil dans les mains de l’État indien, qui l’invoque pour réprimer légalement et systématiquement les organisations qui remettent en cause l’ordre établi. Néanmoins, sous la houlette de l’alliance actuellement au pouvoir (la NDA), la loi UAPA (modifiée en 2019) est utilisée de façon plus arbitraire que jamais contre celles et ceux qui écrivent, s’expriment ou chantent contre la classe dirigeante. En début d’année, la mort en garde à vue du Père Stan Swamy, un militant tribal de 84 ans, a fait dire à des juristes indien·nes qu’un acte d’accusation au titre de l’UAPA et le processus judiciaire qui l’accompagnait étaient déjà une sanction en soi, plus qu’une procédure visant à démontrer une faute.

Les premières arrestations de militant·es culturel·les de KKM ont été motivées par l’existence présumée de « liens » entre ces dernier·es et l’organisation de gauche Communist Party of India (Maoist), officiellement interdite. Le groupe d’intervention antiterroriste (ATS) de l’État a monté de toutes pièces un dossier d’accusation pour « activités illégales » contre Dhavala Dhengle, père de deux enfants et employé à la municipalité de Pune, et contre Siddharth Bhosale. L’ATS est une force de police spéciale déployée dans plusieurs États d’Inde, dont le Maharashtra, depuis les années 1990. Dhavala a été suspendu par son employeur public et incarcéré durant près de deux ans en vertu de la loi UAPA.

Assis en face de moi dans son deux-pièces à Pune, il raconte : « Le 12 mai 2011, l’ATS est arrivé sur mon lieu de travail et m’a kidnappé ! L’un de ses membres s’est fait passer pour une vieille connaissance et m’a accompagné jusqu’à une voiture. D’un coup, plusieurs hommes m’y ont fait entrer de force et m’ont emmené directement à la prison Arthur Road de Mumbai. » Ce militant tribal, écrivain et chanteur âgé de 50 ans fait partie de la communauté autochtone de Mahadev Kolis, dans le Maharashtra. Il est aussi un Vidrohi shahir (poète rebelle) du mouvement.

Lors de ses années en prison, Dhavala a écrit Who All Will You Imprison ? (« Qui emprisonnerez-vous ? »), l’un des nombreux poèmes qu’il souhaite compiler dans un recueil intitulé Behind Bars (« Derrière les barreaux »).

Qui emprisonnerez-vous ?
Traduction Geetanjali Gurlhosur et Madhuresh Kumar
Des millions d’oiseaux de liberté
Qui emprisonnerez-vous ?
À votre insu nous prendrons
notre envol avec nos cages.
Nous avons extrait le fer dont
Les barreaux de cette cage sont faits
Et pour fondre ce fer
Nous avons fait bouillir notre sang.
Seul le fer reconnaît le fer, et qu’adviendra-t-il ensuite ?
À votre insu nous prendrons
notre envol avec la cage.
Les murs de cette cage
Sont faits de notre sueur
Pour en faire les briques et le ciment
Nous avons trempé le sol.
Le sol ne peut trahir, que voulez-vous ?
À votre insu nous prendrons
notre envol avec la cage.
Chaque morceau de la cage
Nous raconte une histoire
De travailleur·ses enseveli·es
Sous le sol de cette cage.
Les travailleur·ses sont avec nous, alors qui nous arrêtera ?
À votre insu nous prendrons
notre envol avec la cage.
Emprisonnez-nous, pendez-nous,
Dépecez-nous vivants,
Nous foulons le chemin de la justice.
Érigez vos palissades, étalez vos épines,
Combien de temps nous persécuterez-vous, la lassitude vous gagnera.
À votre insu nous prendrons
notre envol avec nos cages.

Kabir Kala Manch
Crédit : Rupali Jadhav.

« Après l’arrestation de mon mari, nous ne recevions plus que la moitié du salaire de Deepak (le surnom sous lequel Dhavala est mieux connu au sein du mouvement), soit 3 500 roupies (40 euros) par mois. Je me suis alors mise à préparer des paniers-repas pour gagner ma vie. Aucun·e des membres de notre famille n’est venu·e nous aider. Aujourd’hui encore, elles et ils ont peur de nous appeler », m’a confié, en pleurs, Ranjana, l’épouse de Dhavala.

En parallèle, d’autres membres de KKM, dont Rupali, alors étudiante en licence, se sont vu·es contraint·es d’abandonner leur famille, leurs études et leur emploi pour passer à la clandestinité. « Pendant que j’étais en cavale dans ma région d’origine, la police harcelait les membres de ma famille en allant régulièrement les voir pour leur dire que j’étais une milicienne et une meurtrière. La police montrait à ma famille des photos quelconques de femmes qui ressemblaient à des « miliciennes » dans une forêt. En fait, ces photos sont faciles à trouver sur Google. Ma mère pensait que je finirais par être tuée. » Rupali se souvient également d’un épisode terrible lors duquel la police d’État a cherché à faire passer les membres de KKM comme des « pro-Naxal » (des milicien·nes de la gauche radicale).

Lorsque le gouvernement indien veut museler des groupes dissidents homogènes et résilients, son modus operandi consiste généralement à les taxer de « terroristes », d’« anti-nationaux », de « pro-Naxal » ou de « maoïstes ». Autant de termes utilisés pour qualifier une catégorie de personnes d’« ennemis » de l’État et de menace pour la sécurité nationale. Au cours de la dernière décennie, ce langage d’État a largement contribué à diffuser des mensonges contre les militant·es bahujans (issu·es des castes et tribus répertoriées et de la paysannerie), musulman·es et adivasis (autochtones) luttant pour les droits humains et la démocratie. Et il n’est pas rare, dans ce régime autocratique comme dans d’autres, que les médias nationaux propagent la rhétorique ultra nationaliste de l’État.

Toutefois, un documentaire intitulé Jai Bhim Comrade, qui se penche sur le quotidien et les représentations des membres de KKM, est sorti en 2013 dans le sillage des arrestations de 2011. Le réalisateur documentaire indien Anand Patwardhan avait démarré la production de son film à la suite du meurtre d’État de dix Dalits à Mumbai en 1997, et du suicide du poète dalit et militant de gauche Vilas Ghogre. Encouragé·es par le très bon accueil réservé au documentaire, Rupali Jadhav, Sachin Mali, Shital Sathe, Sagar Gorkhe, Ramesh Gaichor, Jyoti Jagtap et d’autres membres de KKM alors dans la clandestinité ont décidé d’en sortir et de se présenter à la police. Pour elles et eux, il ne s’agissait en rien d’une ‘capitulation’ mais d’une forme de satyagraha (se sacrifier pour la vérité).

Anand Patwardhan a également participé à la création d’un comité de défense de citoyen·nes inquiet·es, en vue de protéger les artistes de KKM contre les tortures en garde à vue et de se battre devant les tribunaux pour obtenir leur libération. Rupali et Jyoti n’ont finalement pas été incarcérées, contrairement à d’autres. Grâce au travail du comité de défense, Shital, alors enceinte, a été libérée sous caution, de même que Dhavala, qui a néanmoins été placé sous surveillance policière. Difficile, dans de telles conditions, pour lui et sa famille de continuer à mener une vie normale. En près de huit ans, les Dhengle ont déménagé quatre fois pour échapper au harcèlement de la police.

Sachin, Sagar et Ramesh sont restés en détention au motif de chefs d’accusation relevant de la loi UAPA, mais ont finalement été libérés sous caution en 2017 par la Cour suprême indienne. En 2018, l’État s’en est de nouveau pris aux artistes et les a accusé·es arbitrairement d’être lié·es aux violences meurtrières qui ont éclaté au Maharashtra entre deux communautés de Bhima Koregaon, un lieu chargé d’histoire pour les Dalits. La police du Maharashtra a fait des descentes dans les maisons, confisqué des téléphones et agressé les familles. Une fois de plus, la liberté d’expression s’est retrouvée menacée sous prétexte de soi-disant liens avec le terrorisme.

Entre 2018 et 2021, l’État a arrêté pas moins de 16 militant·es sociaux·ales, dont des auteur·rices et universitaires de gauche, accusé·es d’avoir attisé la violence à Bhima Koregaon et ourdi l’assassinat du premier ministre. Parmi ceux et celles-ci figuraient Jyoti, Ramesh et Sagar de KKM, qui ont été à nouveau placé·es en garde à vue lors du confinement en réponse au Covid-19 en 2020. À ce jour, elle et ils sont toujours derrière les barreaux.

Inquiet des persécutions politiques que subissent constamment les membres de KKM, Dhavala confie, exaspéré : « Parfois, je me sens tellement mal que je n’arrive pas à dormir pendant plusieurs jours d’affilée. Ramesh, Sagar et Jyoti n’ont été inculpé·es dans l’affaire de Bhima Koregaon que parce qu’elle et ils sont originaires de Pune ! Les membres-clés de KKM sont en prison et attendent que nous fassions quelque chose. »

Selon un rapport sur l’évolution des démocraties publié par le V-Dem Institute de l’université de Göteborg, la liberté d’expression académique et culturelle a fortement reculé en Inde depuis 2018. Certains reportages indiquent que le gouvernement a placé de fausses preuves et falsifié des informations pour incriminer des personnes qui dénonçaient les injustices encouragées par l’État. Sans surprise, la police, le système judiciaire et l’État se sont montrés moins sévères vis-à-vis des leaders hindous nationalistes Milind Ekbote et Manohar Bhide, partisans du système de castes et eux aussi inculpés dans l’affaire Bhima Koregaon.

De leur côté, Rupali et d’autres membres de KKM font les frais de la terreur d’État depuis plus d’une décennie. Mais pour Rupali, « si l’on se bat pour la justice, alors il vaut mieux faire un pas en avant qu’un pas en arrière. » Tout comme la plupart des jeunes artistes de KKM, Rupali a dû interrompre ses études à cause de l’enquête policière qui la visait. Au cours de la pandémie de Covid-19, elle a monté Roots, une boutique en ligne de t-shirts arborant des slogans révolutionnaires qui lui permet de gagner un peu d’argent. Un jour de l’après-confinement, tandis qu’elle vendait ses t-shirts à un stand, la police l’a prise à partie et a tenté de l’interroger, ce à quoi elle a répondu :

« Kisi ko itna bhi mat darao ki dar khatam ho jaaye (n’intimidez pas quelqu’un·e au point qu’il ne lui reste plus aucune peur). Nous devons être conscient·es que l’État ne cessera jamais de surveiller et de réprimer. Mais nous sommes les artistes du peuple, et nous défendrons toujours sa cause », revendique Rupali. KKM continue d’attirer de jeunes musicien·nes issu·es des communautés marginalisées et méfiant·es vis-à-vis de la surveillance d’État. Certain·es comptent bien rester dans le mouvement, mais d’autres sont harcelé·es pour les pousser à le quitter.

Dans sa décision de remise en liberté sous caution de Deepak Dhengle, le 31 janvier 2013, le juge Abhay Thipsay de la Bombay High Court a estimé que la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association l’emportaient sur la loi UAPA :

« S’exprimer au sujet de la corruption, des inégalités sociales, de l’exploitation des pauvres et ainsi de suite, et vouloir qu’une société meilleure voie le jour, n’est pas interdit dans notre pays. Affirmer que ces maux existent dans notre société ne peut être interdit ni passible de sanctions. »

En 2016, depuis sa cellule de prison, Sagar Gorkhe, un autre membre de KKM, a écrit un poème intitulé « Pourquoi nos yeux sont-ils embués ? » :

Quand la religion s’élèvera du pouvoir des dirigeants
D’aucuns marcheront sur les corps inanimés
Quand les gardiens des puissants deviennent les gardiens de la foi
Dieu lui-même maculera les burqas de sang
Alors des tridents clameront le nom de « Ram » et des épées celui de « Rahim »
Alors nos maisons brûleront et nos cœurs brûleront
Quand la religion devient ton seul moyen de survie
Alors, humain, considère-toi perdu
Ta défaite, ton chagrin seront célébrés
comme la victoire de la foi
Tu sauras ce qu’il en est de vivre des hauts et des bas
de combattre farouchement et de vivre dans le désespoir
Pourquoi demeurer silencieux
et vivre pareille vie d’asphyxie ?