Vous nous avez colonisé·es voilà des décennies.
C’est désormais à mon royaume que vous en voulez.
Vous avez abattu mes frères dans les rues de Tripura,
Et voulez maintenant arrêter le Dr Hiren Gohain.
Vous inculpez au nom de la NSA des gens qui ont osé parler
Mais quelle taille fait votre prison ?
Mais quelle taille fait votre prison ?
Vous nous tuez avec l’AFSPA,
Mais quelle taille fait votre morgue ?Extrait de la chanson Stand United Against CAB
Écrite par Akhu Chingangbam
(AFSPA - Armed Forces Special Powers Act of 1985 (Loi de 1985 sur les pouvoirs spéciaux des forces armées), NSA - National Security Act (Loi sur la sécurité nationale)
En décembre 2019, le gouvernement indien a proposé le très controversé Amendement de la loi sur la citoyenneté, un texte législatif hostile aux musulman·es et autochtones qui a suscité les critiques des partis politiques, des associations d’étudiant·es, des militant·es culturel·les, des artistes et des organisations de la société civile. Le Projet d’amendement de la loi sur la citoyenneté (Citizenship Amendment Bill, CAB) visait non seulement à concrétiser les rêves de l’organisation paramilitaire suprémaciste Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), mais aussi à remettre en cause les droits culturels et fonciers des groupes autochtones des États du Nord-Est de l’Inde : Assam, Arunachal Pradesh, Mizoram, Meghalaya, Manipur, Tripura et Nagaland. Lors de violentes manifestations, le Dr Hiren Gohain, un célèbre intellectuel et récipiendaire du prix Sahitya Akademi (une distinction littéraire qui récompense les œuvres remarquables écrites dans les langues de l’Inde), le militant Akhil Gogoi et le journaliste Manjit Mahanta ont été inculpés pour sédition en raison de leurs discours.
Mais les intellectuel·les et militant·es politiques n’étaient pas les seul·es à s’élever contre l’État-nation tyrannique qui, depuis sa création, mène une campagne de colonisation interne contre les peuples autochtones du Nord-Est de l’Inde. Des poète·sses, chanteur·ses et autres artistes politiquement engagé·es ont ainsi rallié le mouvement populaire contre le nouveau projet de loi sur la citoyenneté. Parmi ces dernier·es figuraient le chanteur Akhu (également connu sous le nom de Ronid) Chingangbam, originaire du Manipur, et son groupe de folk-rock alternatif Imphal Talkies and the Howlers. En 2019, Akhu a composé un morceau de rap intitulé Stand United Against CAB (« Tou·tes uni·es contre le CAB »), dans lequel il dénonce la militarisation de l’État indien du Manipur, et les violences qui y sont perpétrées depuis l’indépendance du pays.
À l’instar d’autres discours, écrits et manifestations artistiques contre l’ordre établi, la chanson des Imphal Talkies n’a pas échappé à la vigilance des groupes nationalistes hindous. Très vite, Akhu et le rappeur du groupe, Irom Singthoi, ont commencé à recevoir des menaces d’internautes en réponse à leur chanson contestataire, notamment sur Facebook. Originaire d’Imphal, Akhu est astrophysicien, parolier, compositeur et chanteur. Il me confie par Zoom qu’ils ont « même été la cible d’une campagne pour exiger que nous retirions notre chanson contre le CAB... Voilà ce qui se passe quand nous chantons. »
Cela fait longtemps que le Manipur, situé dans le Nord-Est de l’Inde, à la frontière avec le Myanmar (ancienne Birmanie), se bat pour la liberté : d’abord contre les colons britanniques, puis contre l’État indien post-colonial. En 1958, pour neutraliser les insurrections et les mouvements autonomistes dans le pays, le premier chef du gouvernement indien a promulgué la Loi sur les pouvoirs spéciaux des forces armées (Assam et Manipur), rebaptisée Loi sur les pouvoirs spéciaux des forces armées, ou AFSPA. Cette loi a été pour ainsi dire calquée sur un texte législatif similaire datant de 1942, c’est-à-dire de l’Inde britannique, qui visait à réprimer le mouvement indépendantiste indien. Le champ d’application de l’AFSPA a été dans un premier temps limité aux zones dites « agitées » et violentes, puis étendu, à partir de 1980, à la quasi-totalité du Manipur et à certaines régions d’autres États du Nord-Est. La loi y confère à l’armée indienne, aux Forces de police de la réserve centrale, aux Forces de la sécurité transfrontalière et à la police d’État toute latitude pour tuer impunément « en vue de maintenir l’ordre public ».
Entre 2000 et 2012, l’armée indienne et la police du Manipur auraient mis en scène de fausses confrontations et tué 1 528 personnes, sous couvert d’opérations anti-militantisme dans des « zones propices à l’insurrection ». En 2012, l’Association manipurie des familles de victimes d’exécution extra judiciaire (EEVFAM) et Human Rights Alert (HRA) ont déposé des requêtes judiciaires auprès de la Cour suprême pour obtenir justice. En 2018, les Imphal Talkies ont dédié leur chanson « Fake Encounter » aux familles et ami·es des personnes tuées lors de ces accrochages factices. Cette chanson de deuil pour les victimes et leurs familles a été accompagnée, à sa sortie, de visuels reprenant des reportages réalisés sur les violations des droits humains et les manifestations qui ont suivi au Manipur. « Fake Encounter » s’interroge sur le sens moral et la fierté de l’armée indienne.
Rares sont les artistes indépendant·es du Manipur qui, de nos jours, chantent à propos de l’histoire turbulente de l’État, de ses conflits ethniques post-coloniaux et de ses rues militarisées, que ce soit dans leur langue maternelle ou en anglais. Comme bien des jeunes d’Imphal, la capitale de l’État, Akhu a grandi en pensant que la terreur, les disparitions et les meurtres extra judiciaires de personnes ordinaires par les forces de sécurité n’avaient rien d’« anormal ». Ce n’est qu’après être entré à l’université de Delhi pour y étudier les sciences qu’il a compris que le reste de l’Inde ne vivait pas dans un climat de terreur permanente imposée par les forces armées. Il est vrai que la militarisation ne fait pas partie du quotidien de New Delhi ; en revanche, les discriminations raciales et les violences ethniques, si. Plus particulièrement pour les personnes originaires des États du Nord-Est, aux traits de visage de type mongol. À l’université, Akhu était stupéfait que des gens se permettent de faire des commentaires racistes à son encontre parce qu’il avait l’air « différent ».
Akhu me confie que c’est à cette époque qu’il a commencé à lire de la poésie radicale, et à exprimer son identité en composant et en jouant de la musique. En 2007, quand le Dr. Binayak Sen, défenseur des droits humains et pédiatre qui a travaillé pendant des années dans les zones rurales tribales, a été arrêté pour sédition, Akhu est descendu dans la rue avec sa guitare. « Nous avons aussi chanté pour les victimes de la catastrophe industrielle de Bhopal et du génocide Tamil au Sri Lanka à la fin des années 2000. C’est à ce moment-là que j’ai compris que je voulais me mettre sérieusement à la musique », poursuit Akhu.
Depuis chez lui à Imphal, lors d’une nouvelle période de confinement et de couvre-feu décrétés en raison de la pandémie de Covid-19, Akhu, âgé de 39 ans, me parle sur Zoom des débuts de son groupe. « En 2008, je suis revenu à Imphal pour enregistrer huit chansons en studio. J’ai constitué un groupe pour l’occasion et l’ai baptisé les Imphal Talkies, puis j’ai ajouté "the Howlers" parce que je suis fan du poème "Howl" d’Allen Ginsberg. » Pour Akhu, le nom du groupe évoque une forme de nostalgie de son enfance vécue à Imphal, la capitale du Manipur.
En 2009 sort Tiddim Road, le premier album constitué des chansons enregistrées l’année précédente par Akhu et son groupe. Le titre renvoie à la route qui relie Imphal au Myanmar, et conduit aussi au Loktak, le plus grand lac d’eau douce du Nord-Est de l’Inde. Dans une publication académique de 2020 sur la circulation des chants de résistance au Manipur, Priti Laishram souligne que les Manipuri·es émigré·es à l’étranger s’identifient aux chansons d’Akhu chantées en meitei, l’une des principales langues de la vallée du Manipur, car elles leur rappellent leur contrée d’origine.
Le deuxième album des Imphal Talkies a lui aussi trouvé son public chez celles et ceux qui ont grandi dans un Manipur militarisé. Intitulé When The Home Is Burning, cet album se compose de 13 morceaux inspirés chantés pour moitié en anglais et pour moitié en meitei. Akhu précise qu’il s’agit pour l’essentiel de chansons contestataires traitant de sujets importants. En voici quelques titres : When The Home Is Burning (« Quand la maison brûle »), Ode To Loktak (« Ode au Loktak »), I Wanna Go To Moscow (« Je veux aller à Moscou »), India I See Blood In Your Hands (« Inde, je vois du sang sur tes mains »), Mr. President Is Coming (« M. le président est en route »), Ei Seeragey (« Je veux mourir »). Akhu les a écrites à la fin des années 2000, mais l’album n’est sorti qu’en 2014, l’année où le Bharatiya Janata Party (BJP) et ses allié·es ont remporté une victoire triomphante aux élections générales, intronisant Narendra Modi au poste de Premier ministre de l’Inde.
Les paroles de Mr. President Is Coming font écho au passage à tabac qu’ont subi les membres du groupe aux mains de la police d’Imphal East, en 2013, au motif qu’ils étaient dans les rues tandis que le président indien visitait la ville alors sous couvre-feu. La chanson énumère des lieux que la police avait bloqués à Imphal pour des raisons de sécurité. Elle se moque des forces de sécurité d’Imphal qui entravent les déplacements des civil·es, et dresse la liste de tous les endroits où l’on peut acheter de l’alcool dans cet « État où l’alcool est officiellement interdit ». « Les nuits que nous connaissons sont noires, les journées auxquelles nous survivons sont sanglantes. Comment pouvez-vous me demander de ne pas boire ? », interroge Akhu dans cette chanson. Le Manipur est le troisième État d’Inde où la consommation d’alcool est la plus élevée. Pourtant, la vente et la consommation d’alcool y sont interdites, même les nombreuses bières locales.
Qutub Minar, l’un des morceaux préférés d’Akhu, raconte comment un homme transporte ce minaret du XIIe siècle emblématique de Delhi à bord d’un train pour le Manipur, et grave dans sa pierre les noms des Manipuri·es tué·es par l’AFSPA.
Outre la poésie brute d’Allen Ginsberg, Akhu s’inspire également des écrits de Thangjam Ibopishak et Yumlembam Ibomcha, deux autres lauréats du prix Sahitya Akademi, dont la poésie politique du siècle dernier est très appréciée au Manipur. Le poème I want to be killed by an Indian bullet (« Je veux être tué par une balle indienne ») d’Ibopishak décrit une rencontre avec l’armée indienne, dont il a réchappé en se « montrant pointilleux ». En voici un extrait traduit par Robin S Ngongam :
J’ai entendu dire il y a longtemps que l’on me cherchait ; le matin, l’après-midi,
la nuit. Mes enfants me l’ont dit, ma femme aussi.
Un matin, tous les cinq sont entrés dans mon salon. Le feu, l’eau, l’air,
la terre, le ciel, tels étaient leurs noms. Ils peuvent créer l’humain et le détruire à leur gré.
Ils font comme bon leur semble. L’avatar même de la puissance.
Je leur demandai : « Quand me tuerez-vous ? »
Concernant l’histoire de la musique contestataire au Manipur, Laishram explique que « les gens ordinaires peuvent négocier avec la structure dominante à travers leurs pratiques quotidiennes. Les créations banales du quotidien sont des outils qu’utilisent les faibles et les êtres subordonnés. Ici, la chanson fait partie de ces stratagèmes employés par les artistes et leur public pour se confronter à ce qu’ils et elles vivent au quotidien dans une zone de conflit. »
Suite à son troisième album intitulé Maria And The Flower Child (« Maria et l’enfant aux fleurs »), le groupe a sorti son tout dernier opus en 2019 : Emagi Wari, qui décrit l’invasion du Manipur par les Birman·es en 1819, ainsi que « les déplacements forcés, l’émigration, la réinstallation et les difficultés vécues par les Manipuri·es dans les vallées de Barak et Surma ». La gestation de cet album, financé par la Fondation indienne pour les arts, a commencé avec les recherches menées par Akhu auprès des communautés manipuries dans l’Assam et au Bangladesh. Les récits qu’il a recueillis au cours de ces recherch9504es sont à l’origine de sept morceaux rangés dans l’ordre chronologique des événements. Il ressort de ces chansons toute la détermination de ces communautés à vivre et à transmettre leur culture par-delà les frontières. « Emagi wari » signifie « histoires de ma mère » en meitei.
Les morceaux de l’album bénéficient des arrangements de Sachidananda Angom et Karnajit Laishram à la guitare acoustique, électrique et à la basse, d’Akhu à l’ukulélé, de Chaoba Thiyam au pena (un instrument manipuri monocorde et recourbé fait en bambou, en coquille de noix de coco et en cuir), d’Irom Singthoi au cajon (un instrument de percussion péruvien en forme de boîte) et de Sunil Loitongbam à la batterie, et racontent l’histoire des migrations et des réinstallations des Manipuri·es. L’album se conclut sur la chanson Angangba Korou qui signifie « soleil rouge ». Selon Akhu, ce morceau annonce le début d’une révolution et se veut un appel à l’amour, l’espoir et l’unité par-delà les frontières. Ayant grandi dans un État chaotique, Akhu, membre de la communauté ethnique majoritaire des Meiteis, a entendu maintes histoires sur le conflit ethnique qui oppose de longue date les « tribus des collines et celles des vallées » du Manipur.
Dans un article publié en 2015 dans le Journal of South Asian Studies, intitulé Beyond the Ethno Territorial Binary : Evidencing the Hill and Valley Peoples in Manipur (2015), le Dr Yengkhom Jilagamba affirme que cette dichotomie (tribus des vallées et tribus des collines) dans le Nord-Est de l’Inde est une construction coloniale, qui participait de « la politique globale d’expansion coloniale et du contrôle des frontières ». Il souligne que, de nos jours, « tensions ethniques », « confrontation ethnique » et « purification ethnique » sont « des mots du quotidien dans la région », car les Meiteis, qui occupent les vallées, et les Nagas et les Kukis, des clans des collines, ont été classé·es les un·es par rapport aux autres au sein d’« une hiérarchie civilisationnelle ». Cette fracture dictée par la géographie a ainsi déterminé le développement (ou son absence) sur les plans socio-économique, culturel et politique dans la région.
Voilà pourquoi Akhu tient autant à chanter un passé commun, à chanter la paix et la réconciliation. Il est intimement convaincu qu’une histoire commune rassemble les différents groupes ethniques en conflit, et qu’il est possible de l’étudier à travers les points communs entre leurs instruments traditionnels. Ainsi chez les Nagas, les pena, bena, ra et tingtelia ne présentent que des « différences mineures » en fonction de la communauté qui les fabrique. Au fil de ses pérégrinations parmi les collines et vallées du Manipur, Akhu a recueilli 17 instruments traditionnels différents, dans l’optique de les présenter dans un musée. Malheureusement, la pandémie l’a empêché de l’ouvrir cette année.
« J’essaie d’examiner ces instruments sous un angle anthropologique. Le Manipur a connu de nombreux conflits ethniques, donc j’essaye d’identifier les similitudes culturelles entre des communautés qui se détestent depuis si longtemps », m’explique l’artiste, dont les efforts en faveur de la paix et de l’harmonie à travers la musique ne s’arrêtent pas là. À l’été 2015, il a lancé un projet artistique et musical pour les enfants atteints du VIH d’un orphelinat en zone de conflit. Baptisée A Native Tongue Called Peace (« Une langue maternelle appelée paix »), cette initiative musicale réunit des enfants de différentes communautés ethniques. Une première chanson, produite avec l’aide des musiciens Rudy et Keith Wallang du Meghalaya, a vu le jour en 2015 sous le titre All We Need Is Love (« Nous n’avons besoin que d’amour »).
Les artistes et militant·es du Manipur expérimentent volontiers le mélange d’airs traditionnels et de problématiques sociales, politiques et culturelles contemporaines. C’est pour les y aider qu’en décembre 2020, Akhu a créé le centre artistique communautaire The Foothill à Imphal. Pour lui, c’est d’ailleurs dans cette liberté d’expression que réside toute la force de son groupe, les Imphal Talkies and the Howlers.