À contre-courant : arts, politique et transformation sociale

La fonction sociale de la photographie

, par CHERO GUTIERREZ Miguel

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« Une photo n’est rien de plus qu’un bout de papier si aucun regard ne se pose dessus. » -Elisenda Ardèvol-

Photo de Louis Laguerre, prise en 1838.

Un·e photographe est un·e collectionneur·se de souvenirs. Ce qu’il et elle a photographié est voué à disparaître, tandis que la photographie est vouée à survivre à son sujet. Le cas le plus célèbre est celui de la première photo de l’histoire, prise en 1838 par Louis Daguerre. Près de deux siècles plus tard, la scène (un cireur de chaussures dans une rue de Paris) tient toujours lieu de souvenir collectif de ces sujets anonymes, et d’une époque que nous n’avons pas connue. Et pourtant : ce cliché nous rapproche d’une réalité spatiale et temporelle, comme un faisceau de lumière frappant la rétine. Il construit une image mentale permanente qui subsiste dans nos esprits, comme les ondes provoquées à la surface de l’eau par la pierre qu’on y a jetée. C’est sans doute cela, la fonction sociale que revêt la photographie de nos jours : se rapprocher d’une réalité.

Mais cette approche n’est pas sans risques, au premier rang desquels figure la conceptualisation du lointain. La photographie est une fenêtre sur un fragment d’une certaine réalité et peut, selon notre regard, susciter en nous de l’empathie ou du rejet. Nous pouvons tomber dans la romantisation ou la stigmatisation de ce que nous voyons sur l’image, voire, pire encore, porter un regard négatif sur un groupe humain si nous ne prêtons pas attention au contexte.

Pensons par exemple aux clichés du Brésilien Sebastião Salgado, dont la beauté tranche avec les situations exposées : les violences subies par les peuples d’Afrique pendant les guerres, les famines et d’autres drames. Ses images sont faites pour émouvoir, mobiliser : elles sont prises sous un angle militant et de photographe. Mais peut-on résumer l’Afrique à cela ? À travers cet article, j’invite justement les lecteur·rices à réfléchir à la manière dont l’image fabrique des imaginaires, à partir d’un ensemble de photos prises d’un groupe humain donné.

Photo de Sebastião Salgado.

Les imaginaires photographiques

Dans un champ de terre argileuse à l’herbe jaunie, un vautour guette une figure infantile prostrée. Ce cliché mondialement connu, intitulé « La fillette et le vautour », a été pris en 1993 par le photographe sud-africain Kevin Carter. Il a fait couler beaucoup d’encre sur l’authenticité réelle de la situation, sur l’imminence effective de la mort de la fillette. En revanche, on a peu abordé l’impact visuel qu’il a pu avoir sur l’imaginaire populaire. À première vue, cette photo résume tout un contexte, celui de la famine au Soudan, dont les camps de réfugié·es ont fait l’objet d’une couverture médiatique assurée avant tout par des photographes blanc·hes et occidentaux·ales. Mais le plus intéressant, c’est combien cette image a été diffusée et distribuée par les grands médias des pays dits « développés », suscitant la stupéfaction chez les observateur·rices de la situation en raison de la distance sociale, culturelle et économique qui les sépare de la scène. L’impact de cette photo réside dans le contraste entre le mode de vie des observateur·rices et celui des observé·es. Elle reflète surtout les représentations hégémoniques qui se sont diffusées à travers la couverture médiatique des conflits ayant secoué divers pays d’Afrique dans les années 1990.

Photo de Kevin Carter "La fillette et le vautour", 1993.

En somme, la photo de la fillette et du vautour a construit des imaginaires pour matérialiser la distance sociale entre deux groupes humains. En soulignant cette distance, les observateur·rices ont inconsciemment renforcé un préjugé victimisant qui s’appuie sur la « réalité ». Mais la photographie n’est qu’une fenêtre, une approche subjective et incomplète : ici, elle risquait d’extrapoler une simple image à tout un continent.

Cet exemple montre, de façon très simpliste, comment une image diffusée à grande échelle construit des imaginaires. Mais ne le fait jamais seule : c’est à une valse permanente d’images que nous avons affaire, lesquelles ancrent collectivement une idée dans un espace et une époque en fonction de l’ampleur de leur persistance et de leur impact. La photographie est ainsi un puissant outil de synthèse d’idées en une seule image.

La vie sociale d’une photo

Poursuivons avec un autre exemple, celui d’une photo prise dans le contexte des violences politiques au Pérou dans les années 1980 et 1990, et devenue célèbre avec sa diffusion et sa récupération politique par une certaine frange aisée de la population. Cette photo du photographe péruvien Óscar Medrano est l’un des clichés principaux de l’exposition Yuyanapaq, para recordar, le complément visuel du rapport de la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) publié en 2003. On y voit un homme en plan rapproché, le visage à demi dissimulé derrière un chiffon en guise de cache-œil : un paysan victime d’un attentat dans le village de Lucanamarca, dans le département d’Ayacucho.

Cet homme avait survécu à un massacre commis par le Sentier lumineux, un mouvement d’inspiration marxiste-maoïste. Toutefois, divers médias péruviens ont fait de son image un champ de bataille, trafiquant le chiffon en le peignant en rouge et en y ajoutant la faucille et le marteau, pour faire croire qu’il était membre de l’organisation terroriste. Cette distorsion de la réalité faisait partie d’une campagne de dénigrement du rapport de la CVR, et donc de l’exposition Yuyanapaq, para recordar, orchestrée par une partie des médias qui remettaient en cause les conclusions du rapport, lequel dénonçait tout autant les violences commises par le Sentier lumineux que celles commises par l’État à l’encontre d’une population essentiellement paysanne et rurale. L’homme au cœur de cette bataille médiatique en a subi de plein fouet les conséquences, au point de se voir contraint de cacher son identité pour mettre fin à la persécution médiatique et policière dont il faisait l’objet pour avoir été qualifié (à tort) de terroriste.

Cet exemple montre combien les photographies volent de leurs propres ailes : souvent, elles sont réinterprétées dans des contextes particuliers avec des intentions bien précises. Les photos que nous prenons ne s’arrêtent pas au clic : la prise du cliché peut n’être que le début d’une longue série d’événements pour de nombreuses personnes, à commencer par le·la photographe et le·la photographié·e.

Il y aussi des exemples bien plus positifs. En 1971, Eugene Smith a pris la célèbre photo « Le bain de Tomoko ». Jusqu’alors, les conséquences de la pollution au mercure, sous-produit de l’industrialisation, dans le village de Minamata (Japon) étaient invisibles. C’est à force d’obstination que Smith, envers et contre tout, a pu débloquer les ressources nécessaires pour se plonger dans cette histoire et vivre parmi les hommes et les femmes de Minamata, dans l’unique objectif de documenter et de montrer à la face du monde les ravages que causait cet élément toxique sur les corps.

Photo d’Eugene Smith, « Le bain de Tomoko », 1971.

Ce cliché est le plus important de son reportage photo sur le village de Minamata, mais ce sont les répercussions de son travail qui nous intéressent le plus ici : à travers son œuvre, Smith a donné une envergure internationale à cet enjeu. Grâce à lui, les personnes touchées ont été prises en charge et dédommagées, et l’entreprise à l’origine de ce drame sanitaire a été contrainte de fermer.

On retrouve une situation similaire dans un autre contexte avec la photo « American Gothic » de Gordon Parks, sur laquelle une Afro-américaine se tient devant le drapeau des États-Unis, un balai à la main. Avec ce cliché, Parks a pris position dans la lutte pour les droits civils des Afro-descendant·es de son pays. La personne photographiée était la femme de ménage de l’agence photo pour qui il travaillait. Malgré des tentatives de censure, cette image a eu un retentissement médiatique considérable et suscité un grand débat public sur la façon dont les Afro-étatsunien·nes étaient traité·es aux États-Unis. Certain·es ont voulu empêcher sa publication dans divers médias, et Parks a même été expulsé de plusieurs cercles de journalistes. Ici, le but principal de l’image était de rendre visible l’invisible en ne laissant aucun détail au hasard : le sujet est une femme, ouvrière et noire.

Photo de Gordon Parks, « American Gothic ».

Le grand photographe étatsunien Ansel Adams s’est lui aussi servi de l’image pour façonner la réalité et encourager une transformation sociale. À travers ses photos de nature et de paysages, il a su montrer l’importance de protéger les parcs nationaux de son pays. À l’instar des deux cas précédents, il a braqué les projecteurs sur ses sujets non seulement grâce à sa technique, mais aussi à la diffusion de son œuvre dans des ouvrages et des expositions photo. Ce faisant, il a contribué à la formulation de politiques de conservation des espaces naturels qu’il avait photographiés.

Photo d’Ansel Adams.

Bien que chaque situation soit différente de par les intentions et le contexte dans lequel s’inscrit le discours, il faut bien comprendre que la photographie peut exercer un impact positif si elle a pour but de dénoncer ou de faire la lumière sur quelque chose, ou peut se révéler destructrice ou humiliante si elle vise à dénigrer et instrumentaliser. Il est également primordial de tenir compte de l’origine, de la condition et de la classe sociales, et de l’origine géographique du ou de la photographe si nous voulons comprendre de quel point de vue, pour qui et pourquoi une photo est prise.

En ce sens, une photo est aussi un terrain d’affrontement pour les discours et les luttes mémorielles, dans le sens où la constitution d’une imagerie entraîne aussi celle d’un imaginaire, qui servira de boussole à l’action politique.

Il est donc essentiel de prendre un recul critique, et de réfléchir à comment et où publier nos photos. Il faut mettre un terme au mythe du/de la photographe innocent·e, qui prend un instantané de la vie humaine d’autrui sans intention ni positive, ni négative : nous avons tout·es des intentions et une position dans le monde, qu’elles soient conscientes ou non. Mieux vaut l’accepter et lui donner un sens plutôt que de « faire l’innocent·e », en cédant aux autres le pouvoir de l’intention politique.

La dignité des personnes photographiées

Il n’existe pas de recette miracle, de schéma préétabli qui dirait à un·e photographe comment agir. Nous pouvons toutefois emprunter certaines voies d’où nous pourrons éclairer les ténèbres. Prenons justement deux exemples spécifiques que nous analyserons du point de vue du/de la photographe.

Le premier concerne le traitement de la thématique à photographier, c’est-à-dire non seulement la façon dont on choisit une bonne histoire, mais aussi dont on donne du sens à la dignité des personnes photographiées. Cet exemple, c’est celui du photographe étatsunien James Natchwey, et de sa photo d’un homme amputé d’un bras et d’une jambe qui donne le bain à ses enfants au bord d’un cours d’eau. Cette image donne à voir la condition de mendiant de l’homme et de sa famille, mais aussi l’accomplissement de son devoir de père qui, malgré ses limitations, continue de remplir son rôle avec tendresse et affection. Natchwey nous montre ici l’importance de considérer la manière dont une personne confrontée à une situation difficile peut tout de même affronter dignement son quotidien, sans éluder ses responsabilités.

Photo de James Natchwey.

Le deuxième exemple concerne le regard global sur la vie humaine, un regard qui dépasse la simple souffrance. Patricia Aridjis a signé un reportage photo très important intitulé Las horas negras, fruit de plusieurs années passées à suivre des femmes en prison au Mexique. Aridjis nous montre à la fois les privations de liberté et le quotidien de ces femmes, les circonstances dans lesquelles elles sont contraintes de vivre leur maternité, mais aussi l’amour qu’elles ont les unes pour les autres, la tendresse, l’espoir et les contradictions qui émaillent leur vie. Un jour, l’une de ses sujets lui a dit : « Prends-moi en photo, c’est la seule façon que j’ai de sortir d’ici ».

Photo de Patricia Aridjis, dans son reportage "Las horas negras".