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Sommaire du dossier

Dettes coloniales et réparations

Entretien avec Saïd Bouamama

, par BOUAMAMA Saïd

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Interview de Saïd Bouamama pour le numéro daté du premier trimestre 2019 de la revue « Les autres voix de la planète » ayant pour titre « Dettes coloniales et réparations ». Les questions étaient formulées par Robin Delobel, Jérome Duval et Milan Rivié pour le CADTM. 

Plusieurs pays africains (Côte d’Ivoire, RDC, Guinée, etc.) ont récemment demandé la restitution de leurs biens culturels pillés durant l’époque coloniale. La Belgique et la France, deux des acteurs majeurs de la colonisation, sont particulièrement concernés au travers notamment de la réouverture du musée de Tervuren et du récent « rapport Savoy-Sarr ». En quoi cela constitue aujourd’hui une question essentielle ?

 
Répondre à cette question suppose de prendre la mesure de ce qu’est la colonisation dans son essence. Elle est, selon nous, un processus de spoliation totale c’est-à-dire touchant l’ensemble des sphères de la vie d’un peuple. Si la spoliation terrienne et plus largement la mainmise sur la sphère économique (agricole et minière) en est l’objectif premier, celui-ci ne peut être atteint qu’en produisant une aliénation du colonisé dont une des dimensions est la dépossession de son histoire, de son patrimoine et en définitive de son identité. Amilcar Cabral soulignait à juste titre que la colonisation était l’interruption de l’histoire des colonisé·es et la libération nationale sa remise en marche. Ce redémarrage historique suppose logiquement une réappropriation identitaire et une désaliénation dont une des dimensions incontournables est la réappropriation culturelle et identitaire. Bien entendu cette réappropriation ne se limite pas, ni ne nécessite absolument le retour des œuvres spoliées. Ce retour est cependant un facilitateur et un symbole de la désaliénation dans la mesure où il est un des marqueurs d’une histoire autonome redémarrée ou d’une rupture avec la séquence de dépossession coloniale.

La fréquence de la revendication de restitution est, à elle seule, un analyseur de l’enjeu sous-jacent : de la Grèce exigeant la restitution des frises du Parthénon, à l’Égypte réclamant celle de la pierre de Rosette ou le buste de Nefertiti en passant par le Pérou revendiquant celle des œuvres Incas volées dans la citadelle du Machu Picchu. Les revendications africaines qui se multiplient ces dernières années s’inscrivent ainsi dans un mouvement plus ample reliant restitution et réappropriation culturelle. Car tel est en effet, selon nous l’enjeu central. Si l’esclavage et la colonisation nécessitent pour s’installer dans la durée une « honte de soi », l’émancipation suppose une réappropriation de soi et une fierté de soi. La restitution des œuvres culturelles spoliées est un des outils de ce processus de réappropriation de soi.

La réappropriation de soi (dont les œuvres culturelles sont une des dimensions) comme phase nécessaire de l’émancipation est l’objet d’une longue littérature produite par les penseur·ses et les acteur·rices du combat contre l’esclavage, la colonisation et le racisme et par les pratiques culturelles populaires des dominé·es d’autre part. Sur le plan des pratiques, on peut citer pêle-mêle les esclaves révolté·es d’Haïti réinvestissant le culte Vaudou, la pratique clandestine des cultes indigènes dans l’Amérique colonisée par les espagnols ou la sauvegarde et la cache des manuscrits musulmans de Tombouctou à Alger pour les soustraire au colonisateur. Sur le plan de la pensée, on pense bien sûr à Césaire et à la négritude, à Fanon et aux « masques blancs », à Malcolm X et sa redécouverte de l’histoire et des civilisations africaines, à Cabral et à la « culture comme noyau de résistance », etc. La restitution des œuvres culturelles spoliées est une des dimensions de cette résistance et réappropriation culturelle.

Que l’on ne se trompe pas. Ce dont il s’agit ici n’est pas une affaire du passé mais bien une exigence du présent et de l’avenir. Il n’est pas question ici seulement d’une récupération nostalgique de traces d’un passé révolu. Nous sommes en présence d’un moment de la lutte pour une culture vivante sans laquelle l’indépendance nationale est un leurre ou une imitation du modèle jadis imposé par la force militaire coloniale. Cette culture ne peut fleurir qu’en se ré-enracinant dans le terreau nié et/ou détruit et/ou dévalorisé et/ou folklorisé par le colonialisme puis par le néocolonialisme, non pas pour tenter de reproduire nostalgiquement cet héritage mais pour ouvrir et créer de nouveaux possibles. Loin de se réduire au retour à une origine, cette culture signe surtout la possibilité d’un nouveau commencement ou d’une reprise de l’histoire propre. La restitution des œuvres culturelles spoliées apparaît dès lors comme une des phases de la lutte de libération nationale qu’il faut entendre comme un long processus dont l’indépendance politique n’est qu’une des premières étapes en appelant d’autres : combat pour l’indépendance économique, lutte pour la désaliénation culturelle et identitaire.

Gravure représentant un groupe d’esclaves est mené à travers l’Afrique Centrale vers la côte atlantique.
Source : Horace Waller : The last journals of David Livingstone in Central Africa, from 1865 to his death. London, 1874. (domaine public)

Dans un récent article du politologue camerounais Achille Mbembé paru dans AOC, celui-ci considère que la restitution des biens culturels africains doit aller de paire avec une reconnaissance des pays colonialistes de l’ensemble de leurs méfaits à cette époque. Que penses-tu de cette position ?

Je partage entièrement cette position pour deux raisons au moins. La première est que la « mission civilisatrice » de la colonisation est en fait un projet de dé-civilisation. Elle suppose une chosification de l’autre soulignera Césaire, une déshumanisation intégrale précisera Cabral. En détruisant les modes d’être au monde de peuples entiers, elle les plonge dans la désintégration, l’incohérence et le non-sens. En imposant la propriété privée de la terre et les rapports sociaux capitalistes, elle sape l’ensemble des repères moraux et sociaux. En dévalorisant comme « sauvages » tous les héritages issus des histoires pluriséculaires, elle confisque le passé et rend indisponibles les liens de cohérence entre passé et présent. La violence physique de masse accompagne, on le voit, une violence encore plus ample, plus profonde, plus destructrice et aux effets plus durables. Le dépassement d’un tel crime contre l’humanité est-il possible sans sa reconnaissance ? J’ai tendance à penser qu’une page scandaleuse de l’histoire ne peut se dépasser qu’en se lisant jusqu’au bout à haute voix.

La seconde raison est la prise en compte des conséquences sur la longue durée d’une telle violence à la fois systémique et atmosphérique étalée sur plus d’un siècle et se surajoutant pour de nombreux territoires à plusieurs siècles d’esclavage. Une telle intrusion marquée du sceau de la violence ne peut pas ne pas avoir de conséquences « traumatiques » sur les victimes, qui sont ici des peuples entiers. Il se trouve que nous savons désormais que la disparition totale des conséquences d’un trauma suppose et nécessite qu’il soit nommé et reconnu dans son intégralité. Se débarrasser de ces conséquences suppose la reconnaissance des victimes qui nécessite elle-même au minimum la fin de la négation du crime. La restitution des œuvres culturelles spoliées est ainsi un des moyens de ce dépassement mais pas le seul. Sans être exhaustif, d’autres moyens peuvent être cités : la reconnaissance de la réalité pour ce qu’elle a été réellement mais aussi des réparations collectives pour les destructions matérielles et humaines.

La querelle sémantique qui secoue les organismes internationaux est significative du lien nécessaire entre restitution des œuvres culturelles spoliées et reconnaissance du crime colonial. Les anciennes puissances coloniales n’aiment pas le concept de « restitution » et lui préfère celui de « retour ». La France en particulier mais aussi l’Allemagne sont montées au créneau lors de la conférence de Venise de 1976 sur cette question. L’enjeu était la dénomination du comité en charge de la question de la restitution. Sur la pression de ces actuelles puissances néocoloniales, le comité s’appelle désormais « comité intergouvernemental pour la promotion du retour des biens culturels à leurs pays d’origine ou leur restitution en cas d’appropriation illégale ». Ce qui est refusé dans le terme restitution, c’est son implicite d’illégalité c’est-à-dire la caractérisation de vol pour désigner la présence de ces œuvres dans les grands musées occidentaux. L’utilisation du concept de « restitution » n’est acceptée qu’en l’accolant à l’expression réductrice « en cas d’appropriation illégale ». Les querelles de mots dans les instances internationales ne sont jamais anodines. Ce qui est refusé dans le terme « restitution », c’est une caractérisation de la période coloniale. Ce qui est apprécié dans le terme « retour », c’est sa neutralité c’est-à-dire son silence sur la caractérisation.

Soulignons au passage l’hypocrisie de celles et ceux qui au sein des anciennes puissances coloniales s’opposent à une telle reconnaissance de la colonisation comme crime contre l’humanité. Celle-ci nous dit-on relèverait de la « repentance », ouvrirait à un processus de « honte de soi », voire de « haine de soi », c’est-à-dire exactement ce qu’ont produit l’esclavage et la colonisation. La négation du statut de responsables et de coupables pour les États colonisateurs signifie dans le même temps la négation du statut de victimes pour les peuples colonisés.

Statue du mémorial de l’esclavage en Tanzanie.
Crédit : Linda de Volner (CC BY-NC-ND 2.0)

Bien que la colonisation est – officiellement – révolue, certains pays comme la France gardent sous leur contrôle de nombreux territoires dit « d’Outre-mer » (Nouvelle-Calédonie, Guyane « française », La Réunion, Mayotte, etc.). Pour toi, les questions de la restitution des biens culturels africains et d’une éventuelle indépendance de ces territoires sont-elles liées ?

Commençons par souligner l’importance de la dimension culturelle et identitaire dans la lutte des organisations indépendantistes des colonies françaises pudiquement appelées « Outre-mer » en nous appuyant sur l’exemple Kanak. C’est ainsi un festival culturel en 1975 (« Mélanésia 2000 ») qui marque l’affirmation et les progrès du mouvement nationaliste contemporain en Kanaky. Réaffirmation culturelle et nationalisme politique sont ainsi étroitement liés dans l’histoire politique de la colonie. Rappelons également l’attachement des militant·es et organisations Kanak à la « coutume », nom par lequel ils désignent la « tradition », c’est-à-dire leur culture. Toutes les initiatives et mobilisations politiques Kanak débutent par l’acte de « faire la coutume ». Comme en Afrique, la dépossession culturelle a rimé avec la domination et la lutte pour l’émancipation nationale avec la réaffirmation culturelle et identitaire. En témoigne l’insistance des indépendantistes pour que la reconnaissance de l’identité Kanak figure explicitement dans les accords de Nouméa en 1998. Ces mêmes accords prévoient d’ailleurs le « retour d’objets culturels Kanak » se trouvant dans des musées métropolitains. En Kanaky, comme dans les autres colonies, la spoliation des biens culturels a été massive. La spoliation s’est même étendue aux traces de l’histoire Kanak, comme en témoigne le maintien dans un musée de la métropole du crâne du chef des insurgés de la révolte de 1878 Ataï, ainsi que celui de son sorcier. Il faudra attendre 2014 pour ces crânes soient enfin rapatriés.

Cette mutation des positions de l’État français est à la fois le résultat de la lutte Kanak et une stratégie de sa part visant à susciter un abandon de la revendication indépendantiste en échange d’une reconnaissance culturelle. Plus largement, cette stratégie consiste à affirmer la volonté et la possibilité d’une décolonisation sans indépendance nationale. Outre les concessions que constituent la reconnaissance de l’identité Kanak et le « retour » de certains biens culturels, cette stratégie prend aussi la forme du soutien à certaines ONG revendiquant non plus l’indépendance mais le respect des droits des peuples autochtones. Alors que les indépendantistes saisissent le « comité spécial des Nations Unies sur la décolonisation », ces ONG s’adressent elles à « l’Instance permanente des Nations unies sur les questions autochtones ». Si la restitution des biens culturels est un élément de l’émancipation nationale, elle peut aussi être mise en avant pour freiner ou détourner le combat pour l’indépendance vers une impasse. Nous parlons d’impasse car la restitution de ces biens n’est émancipatoire que si elle s’inscrit dans une logique de réappropriation d’une souveraineté économique, politique et culturelle. Sans cette dimension, elle tend à se réduire à une reconnaissance dans la domination, à un respect dans la soumission, à une réduction à un folklore non vivant.

En revanche la restitution des biens culturels pour les pays africains corsetés dans les rapports néocoloniaux prend un sens plus large. Elle s’inscrit dans la logique d’un combat pour une indépendance réelle et prend de ce fait plus facilement et plus fréquemment le sens d’une remise en cause du néocolonialisme. Elle ne peut qu’encourager d’autres combats allant dans le même sens : contre la dette, contre le franc CFA, contre les accords de coopération, etc. Autrement dit le lien entre la restitution et l’indépendance réelle est posé logiquement dans le cas des pays néo-colonisés. Une dynamique de lutte africaine imposant la restitution aidera à reposer celle-ci dans son véritable cadre, celui du combat contre la dépendance, le néocolonialisme et les indépendances et souverainetés en carton. Un tel recadrage ne peut qu’être positif face aux stratégies étatiques françaises dans ses dernières colonies visant à faire des concessions pour garder l’essentiel en promouvant une illusoire décolonisation sans indépendance.

Une manifestante brandit une pancarte exigeant des réparations immédiates pour les descendant·es d’esclaves.
Crédit : Miki Jourdan (CC BY-NC-ND 2.0)

L’écho des actions de ces différents mouvements dépasse largement les frontières du continent africain. Comment les différentes diasporas africaines, personnes et organisations présentes en Europe dénonçant les mécanismes néocoloniaux peuvent-ils leur apporter un soutien ? Quelles actions préconiserais-tu ?

Elles peuvent jouer un rôle important en reliant la revendication de la restitution à la revendication plus large d’abolition du néocolonialisme. Pour le comprendre, il convient de ne pas oublier que le colonialisme n’a pas eu qu’un impact sur les pays colonisés et sur leurs peuples. Il a également travaillé en profondeur et impacté les pays colonisateurs et leurs peuples. Pour que l’esclavage et la colonisation soient possibles, il faut que ces crimes apparaissent comme justifiés, légitimes et en conséquence souhaitables. Le racisme en tant qu’idéologie de hiérarchisation de l’humanité connaît son âge d’or dans la même ère historique où se déploient l’esclavage et la colonisation. L’esclavage et la colonisation ne sont pas possible sans racisme et inversement, le racisme nécessite une base économique (l’esclavage et le colonialisme hier, le néocolonialisme aujourd’hui). Une société qui en domine d’autres ne peut être que raciste.

L’héritage colonial et le présent néocolonial sont banalisés dans la quotidienneté des sociétés européennes. On en trouve des traces dans les biens culturels entreposés dans les musées mais aussi dans le nom des rues, avenues et places, dans les images et représentations de nos concitoyens noirs, arabo-berbères ou musulmans des médias, illustrations publicitaires, bandes dessinées, chansons ou blagues, etc. C’est donc une véritable décolonisation de l’imaginaire qu’il convient de mettre en action pour assécher le fertilisant idéologique du néocolonialisme que sont ces préjugés issus de notre histoire coloniale. C’est ce que nous avons proposé d’appeler la lutte contre « l’espace mental colonial » sans laquelle le racisme ne reculera pas et le néocolonialisme gardera ici une de ses assises idéologiques essentielles.

Quant à la question du souhaitable en terme de mobilisation, nous devons le définir en gardant à l’esprit le lien entre domination et invisibilité ou entre visibilité et émancipation. Il s’agit en conséquence d’inventer des actions publiques rendant visible l’invisible. Des ballades anticoloniales permettant de visibiliser les traces de la colonisation dans nos villes, aux opérations de débaptisation des noms de rue, place ou avenue rendant hommage à des esclavagistes et assassins coloniaux, aux campagnes exigeant que les statues symbolisant la colonisation par la mise à l’honneur de ses acteurs soient démontées et exposées dans des musées (avec, si le rapport de forces est réuni, l’exigence d’un texte de légende condamnant la colonisation), en passant par des sit-in devant les musées en soutien aux revendications de restitution des biens culturels, etc., le point commun est de visibiliser l’invisible. Si le combat essentiel se mène dans les pays africains, ces mobilisations ici peuvent les renforcer considérablement.

Terminons en soulignant que ce combat n’est pas seulement un soutien au combat des peuples africains. Il est aussi une lutte pour le type de société dans laquelle nous voulons vivre ici. À moins de se résoudre à vivre dans une société raciste, nous avons à soutenir de manière beaucoup plus offensive qu’aujourd’hui les combats contre le néocolonialisme des peuples africains d’une part et à mener un combat radical pour décoloniser nos sociétés d’autre part.


Ce texte est une version réduite de l’article du même nom, initialement paru dans la revue Les Autres Voix de la Planète (AVP n°76), édité par le CADTM. Pour lire l’entretien complet : https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2019/05/10/dettes-coloniales-et-reparations-entretien-pour-la-revue-du-cadtm-les-autres-voix-de-la-planete/

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Saïd Bouamama est un sociologue et chargé de recherche à l’IFAR (Lille). Militant associatif et politique, il est membre du Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires. Il a publié de nombreux ouvrages portant sur les milieux populaires, les jeunesses et l’immigration, et notamment La France, Autopsie d’un mythe national (Larousse, 2008) et Les Classes et Milieux populaires (Éditions du Cygne).