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Sommaire du dossier

La Fabrique de l’absence : féminisme décolonial et négrophobie

Entretien à Selamawit Terrefe par Fania Noël

, par NOËL Fania

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« Parfois, la noirité [blackness] est un phénomène phobique défiguré et défigurant ; parfois, c’est un outil conscient que l’on déploie gaiement pour des raisons et selon un agenda qui ont très peu à voir avec la libération noire. [...] Un constat m’a sauté à la figure, à savoir qu’en plus d’être tenu, dès l’origine, à l’écart du dénouement de la rédemption historique et politique, les frontières de cette rédemption sont patrouillées à la fois par des blancs et des non-blancs, quand bien même ils s’entretuent ». [1] Ce constat de Wilderson, à savoir comment le fait-Noir est utilisé pour servir les projets et théorisations politiques qui ne sont pas liés aux personnes, voire les exclut et crée leur absence, est une position que l’on retrouve dans l’article de Selamawit Terrefe sur le féminisme décolonial tel que théorisé par Maria Lugones. [2] Si j’ai été frappée par son article, c’est que cette question parcourt mes deux livres [3] mais aussi mon travail universitaire. En effet, ma thèse de doctorat portant sur les espaces de la politique noire en France, la question de la fabrique de notre absence par différents mouvements politiques est une problématique centrale. L’analyse méticuleuse de la théorie de Lugones par Terrefe nous permet de comprendre qu’il ne s’agit pas d’effacement et/ou de silenciation, mais de la création de l’absence, un procédé qui suit les lignes de la violence négrophobe. En effet, les théories venant dans la pensée radicale noire, et spécifiquement des féminismes noirs, sont nommées et mobilisées pour mieux être mises de côté en fabriquant leur absence.

Manifestation Black Lives Matter (« Les vies noires sont importantes ») à Washington D.C., nov 2015.
Crédit : Johnny Silvercloud (CC BY-SA 2.0)

Fania Noël : Les lecteur·rices français·es ne connaissent pas les travaux d’Hortense Spillers. [4] Du fait des évolutions récentes dans la pensée décoloniale en français, ils et elles sont plus susceptibles de connaître Maria Lugones, [5] étant donné que le féminisme décolonial est impulsé par de nombreuses féministes non-blanches, et notamment des féministes non-noires. Pourquoi invoquer précisément Hortense Spillers dans votre critique du féminisme décolonial de Maria Lugones, plutôt que Joy James et son concept de « captive maternals » par exemple ?

Selamawit Terrefe : Lorsque j’ai commencé à me pencher sur l’analyse du féminisme décolonial, et de la décolonialité en général, ma motivation était double. J’étais d’abord intéressée par l’effacement des Africain·es continentaux·ales, mais aussi par ce que je considère comme une corporatisation de la profession. J’entends par là que certains courants de pensée qui affirment corriger leur mise à l’écart fondatrice sont, en réalité, des discours révisionnistes (joliment présentés) qui prétendent à l’exactitude historique alors qu’ils sont erronés. Par exemple, l’idée selon laquelle la théorie post-coloniale [6] n’est pas originaire d’Afrique n’est valable que si cette théorie est présentée comme un domaine ou une profession formalisée et délimitée. Quant à la théorie décoloniale, ce qu’elle prétend faire en tant que pratique en lieu et place de la théorie qu’elle propose est invoqué par ces mêmes masses qui sont exclues du discours professionnalisé.

Je constate un effacement à plusieurs niveaux. « Effacement » n’est pas vraiment le mot, car il n’est pas porteur des mêmes connotations violentes qu’un terme comme « amputation », qui ne peut s’appliquer qu’aux pensées, aux savoirs, aux pratiques ou au « néant » dans le cadre du « n’est pas » employé par David Marriott dans son dernier ouvrage, Whither Fanon ? Pour ce qui est de l’effacement de l’Afrique, c’est à une analyse différente mais connexe qu’il faut procéder. L’amputation de l’indigénéité africaine et des apports fondamentaux de l’Afrique aux féminismes post-colonial et décolonial fait écho à l’omission violente de la théorie décoloniale des universitaires autochtones latino-américain·es, avec lesquelles le féminisme décolonial interagirait s’il souhaitait réellement proposer quelque chose de pratique.

Nous avons donc affaire à une forme de colonisation de la pensée et de construction de paradigmes historiques et théoriques qui parasite ou instrumentalise la souffrance des Noir·es pour brouiller et effacer, et c’est principalement pourquoi j’ai opté pour une analyse féministe noire hémisphérique au lieu d’une analyse africaine continentale.

Enfin, j’ai constaté que l’utilisation et la critique du féminisme noir dans la pensée de Lugones étaient prévisibles dans leur anti-noirité et pernicieuses, car elles mobilisent une dimension érotique particulière que l’on retrouve constamment dans ces projections théoriques, historiques et sociales sur la relation entre les pensées, les pratiques noires et la souffrance noires d’un côté, et le projet politique colonial aux Amériques et la production discursive dans le milieu universitaire de l’autre.

On pourrait dire que ce pornotropisme (ou le terme en lui-même, que j’ai amené de façon heuristique) a été pensé pour (tenter de) scruter à la loupe les courants de l’anti-noirité qui étaient manifestes mais jamais discutés.

Dans votre question, vous mentionnez le concept de « Captive Maternal » de Joy James. [7] Pour moi, ce n’est pas la même chose, car il s’agit d’un concept relativement nouveau de la part de James et qui constitue une pierre de touche sinon politique, du moins corrective pour les différents types de pensée et de production féministe noire aux Amériques, si l’on veut bien rejoindre James dans son interprétation du Combahee Collective, [8] de son projet et de sa définition des féminismes noirs, sur la base de ses précédents travaux publiés. Présenter George Jackson [9] comme le captive maternal par essence, au lieu d’y reconnaître un sujet genré réducteur à travers le prisme de la politique identitaire (qui ne sert selon moi qu’une finalité contre-révolutionnaire), revient à étouffer la critique politique légitime au XXIe siècle (a minima). Mais je me réjouis de l’ouvrage de James sur les captive maternals et de voir qu’il y a désormais un vrai débat public sur la façon dont le féminisme noir a été marchandisé et corporatisé, à l’instar du féminisme décolonial, quand bien même ce dernier repose sur des fondations libératoires plutôt que sur des fondations opportunistes et associées à l’exploitation. Je pense donc que si j’ai choisi de réaliser une analyse à partir d’une universitaire féministe noire hémisphérique, c’est parce que le cadre de Lugones prétend être une forme de théorisation universaliste alors qu’il est plus ou moins calqué sur l’Amérique hémisphérique.

FN : Vous soulignez l’utilisation du « nous » par Lugones, mais ce « nous » fait l’impasse sur la distinction ontologique entre femme noire, minorité de genre noire et non-Noir·e. Doit-on faire un rapprochement avec la panique morale qui s’est emparée des médias de la gauche marxiste radicale, comme le magazine Jacobin pour ne pas le citer ? La question est de savoir si le recentrage sur la noirité et l’anti-noirité empêche les personnes noires de s’investir dans des formes d’organisation de classe et, donc, de genre. Pour le dire autrement, on constate que certain·es redoutent un séparatisme noir, et craignent que si l’on sombre dans le séparatisme noir, et que si le féminisme et le radicalisme noirs sombrent dans le séparatisme, alors les personnes noires délaisseront les autres enjeux, effaçant ainsi leur mobilisation bien réelle sur ces autres enjeux.

ST : C’est une problématique cruciale. Je dirais d’abord qu’il est très généreux de considérer que Jacobin, par exemple, dans son souci de recentrage sur l’anti-noirité, dissuade les gens de s’organiser et se coaliser. Les ripostes intellectuelles de plus en plus basées sur l’affect et les émotions, dont les auteur·rices ne sont guère tenu·es de sourcer leurs affirmations, témoignent de la tendance des marxistes blanc·hes étasunien·nes et des organisations communistes à vouloir dicter les termes du débat. Si l’on se penche dans le détail sur l’histoire de la participation des Noir·es à ces organisations, et de leur départ de celles-ci, on aura bien du mal, du moins aux Amériques, à trouver une organisation communiste ou marxiste aux États-Unis qui ait activement appelé à une organisation noire révolutionnaire ou qui l’ait accompagnée.

FN : En France, nous avons la fameuse lettre d’Aimé Césaire au Parti communiste français.

ST : Exactement. Par exemple, le Communist Party of the United States of America [10] a toujours été une organisation très anti-révolutionnaire, en fin de compte. Prenez le mouvement révolutionnaire et radical noir : il a été de toutes les luttes internationalistes, anti-impérialistes, et parfois même armées. Pourtant, à ma connaissance, aucune organisation, aucun mouvement non-noir ne défend le même genre de programme politique tout en laissant de la place pour les autres groupes, et notamment les groupes noirs... Seules les revendications politiques qui iraient dans l’intérêt du groupe concerné se voient accorder une place, alors que c’est l’inverse lorsque ce sont des Noir·es qui militent et s’organisent.

Là encore, ce qui est particulièrement violent quand des Noir·es ou des formations politiques noires sont taxé·es de réactionnaires ou de séparatistes en réponse à leurs critiques légitimes des pratiques organisationnelles, c’est d’abord le révisionnisme des discours sur la politique radicale et révolutionnaire noire. Ensuite, la critique s’exprime dans la théorie et dans les faits à travers l’agression, une agressivité projetée sur les formations noires qui ont consenti les plus grands sacrifices corporels, en partageant des stratégies et des techniques pour la libération de toutes les communautés marginalisées. Quand je parle d’agressivité, j’inclus le besoin et le désir de déployer des lieux communs conservateurs et réactionnaires anti-noir·es (on en revient au séparatisme), j’irais même jusqu’à dire le plaisir et la jouissance qui en découlent, comme des appels du pied subliminaux, ceci afin de dire aux Noir·es de passer à autre chose ou de rester à leur place.

C’est la même chose avec le « nous » et l’aplanissement des positionnalités en termes de différences ontologiques, dans le féminisme décolonial. Le terme de « panique morale » ne m’était jamais venu à l’esprit, mais il me plaît bien. Il exprime combien il est irrationnel de craindre la noirité, d’y voir une menace pour la sécurité ou le bien-être des personnes, cela reviendrait à avancer une analyse dépourvue de toute structure. La noirité, la pensée noire et la politique noire comme injonctions contre le passé, le présent et le futur. C’est le fantasme de la temporalité et de la spatialité qui fait de la souffrance noire le pivot des mythes, donne des airs de métaphysique, narrativise sa violence comme une loi positive, lisible à travers toutes sortes d’investissements libidinaux, d’agressivités et d’anxiétés, de sorte que la noirité recèle le potentiel de renverser ce qui jusqu’ici était voilé dans ces catégories d’articulation.

FN : Pour rester sur la question du milieu universitaire, le féminisme décolonial tel que Lugones l’a conceptualisé fait office de passerelle entre ce milieu et les militant·es, en étant porteur de l’intention ou d’une injonction d’unifier (le féminisme). Selon vous, quel public est visé par cet appel à l’unité ?

ST : Ce n’est jamais la noirité qui est visée, sauf s’il s’agit d’un public captif à invisibiliser. C’est le message qui est constamment envoyé à la noirité en réponse à la moindre tentative noire de renverser quoi que ce soit. Je dirais donc qu’en effet, on observe une injonction globale à inventer des idées, mais tout en effaçant l’énergie et l’imagerie du féminisme révolutionnaire noir au sein d’une coalition. C’est une injonction d’universitaire et de militant·e, ou d’« universitaire militant·e » comme on l’entend de plus en plus dans le milieu universitaire. Si le terme apparaît dans une offre d’emploi publiée par une entité publique ou privée qui, hier ou aujourd’hui, était ou est financée par des marchés aux esclaves, par les revenus des plantations, par les complexes carcéro-industriels et militaro-industriels, par un apartheid ou par l’exploitation de terres volées ou occupées, le poste en question n’a rien de radical, pas plus que les travaux de l’universitaire qui en arborera fièrement le titre. Cela s’inscrit dans le droit fil de la prise de contrôle de certaines institutions voilà plusieurs décennies, chargées de la production et de l’obfuscation discursive par des groupes qui se sont dressés contre la suprématie blanche et les idéologies impérialistes. Par exemple les Black studies ou les départements d’études ethniques.

À un moment, on a assisté à une prise de contrôle de ces institutions dans le but d’affronter les idéologies en vigueur et de défier l’État. Au départ, cette proximité avec la jeunesse blanche a suscité une certaine panique, il y a eu une remise en question de l’État et une forme de radicalité. Mais je dirais que le rôle de l’universitaire et du/de la militant·e, ou de l’universitaire-militant·e, a bien changé ces dernières décennies. Il/elle ne menace plus le statu quo, au contraire. Il n’y a plus aucun domaine d’études académique qui, à travers la cooptation d’autres groupes, représente une menace ou une injonction. À la place, une bourgeoisie ou une petite bourgeoise s’est créée, constituée d’universitaires féministes noires dont les intérêts politiques, professionnels et personnels sont calqués sur ceux de l’État plutôt que sur ceux d’un groupe ou d’une idéologie politique appelant au démantèlement de l’État ou à la révolution. Donc quand on dit qu’il existe un public de féministes noires ou de personnes noires, il s’agit en fait d’une petite bourgeoisie noire qui fait le jeu de la gauche blanche ou non-noire en étouffant la moindre étincelle féministe noire révolutionnaire.

Le fait est qu’il existe plusieurs courants féministes noirs, et qu’il y a une marchandisation du féminisme noir à travers le féminisme abolitionniste, disons libéral. Concrètement, qu’ont apporté les universitaires-militant·es aux masses ? La question se pose aussi pour le féminisme décolonial. Regardez le fléau des féminicides en Amérique centrale. J’attends de voir ce que peut bien faire le féminisme décolonial pour lutter contre la violence concrète des féminicides. Je n’ai pas le sentiment que le milieu universitaire cherche à remédier à une quelconque forme de violence. J’ai plutôt l’impression qu’il cherche à instrumentaliser la souffrance des masses au bénéfice des intérêts professionnels de certains domaines d’étude ou de certain·es chercheur·ses, qu’il s’agisse des féministes noires appelant à voter ou du DNC (Democratic National Commitee). [11]

C’est l’antithèse même de ce qu’a pu faire un groupe féministe noir comme Combahee dans les années 1970. Combahee a été pensé comme un collectif œuvrant à la libération de tou·tes. C’est un postulat féministe noir. Et puis quelques années après sa création, Boston a été frappée par une série de meurtres visant des femmes noires. C’était en 1979 je crois. Le Combahee River Collective a écrit au sujet de ces meurtres. Il me semble qu’il y en a eu 15 au total. Mais au bout du cinquième ou du sixième assassinat, le collectif a publié une déclaration avec une série de conseils pour se protéger contre les tueurs en série, et a distribué des pamphlets dans toute la ville. Ces femmes noires ont été étranglées, poignardées et battues à mort. Cinq femmes noires ont été étranglées à mort et une autre poignardée à mort, chez elle, et c’est à ce moment que Combahee a publié « Six Black Women : Why Did They Die ? » (« Six femmes noires : pourquoi sont-elles mortes ? ») dans Radical America. [12] Ce faisant, le collectif a véritablement créé un lien avec les masses, un lien avec le monde extérieur au milieu universitaire. Les membres de ce collectif avaient rejoint ce milieu pour enseigner la théorie féministe noire comme une praxis. Il n’y a pas d’équivalent au XXIe siècle, si ce n’est à des fins politiques libérales.

Poing levé, symbole du Black Power (pouvoir noir).
Crédit : Mangokeylime (CC BY-SA 4.0)

FN : Vous pensez donc que très peu de domaines ou disciplines universitaires sont effectivement à même de déstabiliser le milieu universitaire ?

ST : Un domaine d’études, non, mais peut-être ce que Wilderson qualifierait de structure de sentiment ou de positionnalité. [13] Je parlerais tout simplement de noirité, de pensée noire. C’est la seule chose qui soit capable de déstabiliser quoi que ce soit. Voilà pourquoi les garde-fous du milieu universitaire, qu’ils et elles soient noir·es ou non, cherchent à préserver l’espèce d’hégémonie, d’emprise qu’ils et elles ont sur la théorisation noire, et donc sur ce qu’ils et elles qualifieraient de pratique politique noire. Le XXIe siècle n’a rien produit de révolutionnaire. Lugones ne parle jamais de révolution dans Toward a Decolonial Feminism ni dans La colonialité du genre. Les termes « révolution » et « révolutionnaire » n’apparaissent jamais dans ses travaux. L’accent est toujours mis sur les luttes de libération. Quelles sont ces luttes ? À part le vote, quelle lutte concrète ce mouvement a-t-il défendu à l’égard du féminisme noir ? Il est incapable d’en mentionner ne serait-ce qu’une, car il sait que la seule forme de lutte qui permettrait effectivement de renverser le système, c’est la lutte violente, or il ne veut pas parler de violence, n’est-ce pas ?

FN : Pensez-vous que le féminisme décolonial propose une vision satisfaisante pour notre statut paradigmatique potentiel (en tant que femmes noires) dans le cadre d’une vraie révolution féministe décoloniale ?

ST : À mon sens, pas du tout. Comme je l’ai dit, il n’est jamais question de révolution. J’en parle dans mon article, [14] où j’évoque une tentative de déformation ou de discréditation du féminisme noir ; ça ne va pas aussi loin, mais les féminismes des femmes de couleur et du tiers monde ainsi que la critical race theory sont visés. Une théorie féministe, décoloniale, noire, tiers-mondiste, abolitionniste dans la pratique ne peut être associée à quoi que ce soit de révolutionnaire, dans la théorie ou la pratique, si elle met l’accent sur les différences en termes de catégories d’identité, tout en considérant de façon réductrice la violence comme quelque chose d’unidirectionnel ou en l’examinant à travers le seul prisme de la morale. Je crois que c’est de là que découle la distorsion, la cooptation, la marchandisation, la dépolitisation des féminismes non-noirs, le tout avec l’aval des chercheur·ses non blanc·hes. Ce n’est donc pas forcément apolitique dans le sens de neutre. C’est ouvertement anti-révolutionnaire, et tacitement contre-révolutionnaire, justement de par le refus de faire quoi que ce soit qui changerait concrètement les choses, ce qui passerait peut-être par une nécessaire violence pour mettre fin à la violence.

Ces paradigmes continuent de profiter aux populations non-noires et non-blanches qui pâtissent de la suprématie blanche, mais qui obtiennent souvent une légitimité en rejoignant les rangs de la blanchité à travers la pratique de l’anti-noirité.

Pour répondre plus directement, je ne crois pas que le féminisme décolonial ni que toute autre théorie politique contemporaine, féministe ou non, propose une interprétation satisfaisante du statut paradigmatique des Noir·es dans le monde, hormis l’analyse afropessimiste. Comment parler de révolution ou d’idéologie révolutionnaire en tant que produit d’une théorie quand cette même théorie ne considère toujours pas la révolution comme une pratique ou un objectif politique viable ? À ma connaissance, aucun domaine d’études, aucune théorisation ne comprend ou ne réfléchit véritablement, sérieusement à la violence révolutionnaire, à l’exception de l’afropessimisme.

Prenons Lugones : elle dit porter un point de vue libératoire sur la noirité et l’indigénéité en invoquant la multiplicité, et s’empresse de les unir au sein d’une même coalition idéalisée sans analyser en détail en quoi ces catégories de différence ont recours à la violence ou en font l’expérience différemment, en fonction de divers corps au sens cartographique ou corporel. Les coalitions ne sortent pas de nulle part, elles ont des antécédents. La décolonialité et le féminisme décolonial insistent sur cette idéalisation, qui serait peut-être plus crédible si elle renvoyait aux alliances concrètes du passé dans les histoires continentales et insulaires de l’Occident, de l’hémisphère occidental.

C’est là l’une des plus grandes énigmes et l’une des plus grandes hypocrisies : il y a un groupe qui lutte contre la suprématie blanche, l’impérialisme, le nationalisme et le fascisme, tout en luttant pour l’abolition, la décolonisation, les droits humains et civiques. Un groupe qui a réclamé et obtenu des avancées qui ont profité à tou·tes, voire ont été libératoires pour tout le monde, pas juste pour les membres de ce groupe, mais qui se sont également faites au détriment des membres de l’avant-garde noire qui se bat pour de telles avancées. C’est ce même groupe qui est fustigé, raillé au motif qu’il serait régressif ou tribaliste ou refuserait de former des coalitions.

Notes

[1Wilderson III, Frank B. Afropessimism. Liveright Publishing, 2020, p.12

[2Terrefe, Selamawit D. « The pornotrope of decolonial feminism ». Critical Philosophy of Race 8.1-2 (2020) : pp. 134-164

[3Noël-Thomassaint, Fania, éd., Afro-communautaire : appartenir à nous-mêmes. Syllepse, 2020 ; Noël-Fania. Et maintenant le pouvoir. Un horizon politique Afroféministe. Cambourakis, 2022.

[4Hortense J. Spillers, universitaire et critique littéraire, est l’une des théoriciennes-clés des féminismes noirs aux États-Unis. Son article « Mama’s Baby, Papa’s Maybe : An American Grammar Book » fait figure de référence. Elle est professeure à Vanderbilt University.

[5María Cristina Lugones (1944-2020) était une philosophe et militante féministe argentine. Elle enseignait la littérature comparée et les Women’s Studies à Carleton College à Northfield (Minnesota) et Binghamton University dans l’État de New York. Elle est connue pour ses théories autour du féminisme décolonial, en particulier pour son article « La colonialité du genre » (https://journals.openedition.org/cedref/1196).

[6Les théories post-coloniales sont souvent associées aux théoricien·nes d’Inde (Gayatri Chakravorty Spivak), et les théories décoloniales aux théoricien·nes d’Amérique latine (Anibal Quijano).

[7Conceptualisé par Joy James (professeure et théoricienne du Radical Black feminism) dans The Womb of Western Theory : Trauma, Time Theft and the Captive Maternal, Carceral Notebooks, Vol. 12, 2016, le terme de « Captive maternal » renvoie à une fonction : il s’agit de la captation par les systèmes de la capacité des individus (même si ce n’est pas une fonction genrée, ce sont majoritairement des femmes noires) à fournir des soins, du support matériel et émotionnel à leurs proches afin de leur permettre de continuer d’être exploité·es et violenté·es. C’est une fonction qui stabilise le système. « Un·e captive maternal est une personne prisonnière de la violence de l’État par le biais de son agentivité non-transférable en ce qu’elle doit s’occuper de quelqu’un d’autre. »

[8Fondé en 1974, le Combahee River Collective était une organisation socialiste lesbienne Black Feminist. Dans sa déclaration constitutive, l’organisation conceptualise le terme d’« identity politics ». Voir l’épisode 8 du podcast de Fania Noël « Isolation termique » à ce sujet

[9George Lester Jackson (1941-1971) était un auteur, activiste et prisonnier étasunien. Alors incarcéré, il fonde depuis la prison la Black Guerrilla Family et devient une figure des Noir·es révolutionnaires. Il publie en 1970 Soledad Brother : The Prison Letters of George Jackson, un livre autobiographique contenant des manifestes à destination de la communauté noire. Il est tué en 1971 lors d’une tentative d’évasion.

[10Fondé en 1919.

[11L’instance démocratique interne du Parti démocrate aux États-Unis.

[12Combahee River Collective, « Six Black Women : Why Did They Die ? », Radical America 13, no 6, November–December 1979.

[13La positionnalité est une façon d’approcher la recherche et d’être dans l’institution, comment est déployée son éthique et sa politique d’identité.

[14Terrefe, Selamawit D. « The pornotrope of decolonial feminism ». Critical Philosophy of Race 8.1-2 (2020) : 134-164.

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Militante, autrice et essayiste afroféministe, Fania Noël poursuit son PhD en sociologie à The New School for Social Research (New York). Elle est cofondatrice et directrice de publication de la revue AssiégéEs, et a été membre du collectif afroféministe Mwasi en charge notamment de l’idéologie politique et de la formation. Selamawit D. Terrefe est professeur de littérature et de culture afro-américaines à Tulane Université. Son travail est spécialisé dans les Global Black Studies, le genre et la sexualité, la psychanalyse, la philosophie, la théorie critique et la politique radicale et révolutionnaire.