Comme toujours dans les débats épistémologiques, la connaissance des faits sociaux oppose généralement deux camps : une posture réaliste qui considère que les faits sociaux existent indépendamment de leur observateur·rice et une posture subjectiviste qui estime qu’on ne peut les dissocier de qui les observe.
Il y a pourtant ici un espace d’entente possible entre les marxistes et les « identitaires ». Les chercheur·ses parmi les féministes et les antiracistes marxistes ne s’y sont d’ailleurs pas trompé·es. Pourquoi ? Parce que l’École de Francfort, d’inspiration marxiste, a mis en évidence avec Horkheimer [1] la théorie critique, laquelle pose que la connaissance n’est pas extérieure à la réalité, qu’elle se doit d’être transformatrice et de tenir compte de celui ou celle qui pense, ainsi que des intérêts qu’il ou elle poursuit. Dans le camp d’en face, on retrouve l’approche durkheimienne consistant à « traiter les faits sociaux comme des choses ». [2] Dans ce cas, les outils méthodologiques de la sociologie « suffiraient » à garantir la distance neutre d’avec son objet de recherche : la « société est extérieure à ce qui se passe dans nos esprits singuliers ». [3]
Pourquoi ce débat, apparemment très théorique, est-il important ? Parce qu’il dit quelque chose de qui est légitime dans la prise de parole, dans la production de connaissances, dans la prise de décision – notamment lorsqu’il est question d’exploitation. Des débats qui ont des conséquences très concrètes, par exemple sur les plateaux télés (des hommes blancs, comme Zemmour, ne sont pas légitimes pour parler de l’oppression vécue par les femmes noires), mais aussi lorsqu’il s’agit de penser qui fait les lois, qui rédige les manuels scolaires, etc.
Les personnes dominées se caractérisent notamment par leur relative absence des lieux décisionnels des « appareils idéologiques d’État » (médias, école, politique, église – au sens d’Althusser [4]). Par conséquent, si on peut démontrer qu’on ne tient pas compte d’elles et eux en leur absence, ni d’un point de vue théorique, ni d’un point de vue politique fondé sur ces théories (ne fut-ce que parce que les phénomènes de dominations raciale et patriarcale persistent), alors il faudra considérer que « l’objectivisme sociologique » est une imposture et que tout est organisé pour reproduire en l’état les dominations dont nous sommes témoins. Et avec la possibilité de conclure que la parole des non-concerné·es est tout simplement incapable de rendre compte fidèlement des situations d’oppression.
C’est à Donna Haraway, à la suite de Sandra Harding, que l’on doit la radicalisation de la prise en compte du sujet connaissant au service de la construction d’une objectivité sociologique. Son concept de « savoirs situés » (voir le chapitre éponyme dans son livre Le Manifeste cyborg et autres essais [5]) est une critique explicite de l’objectivisme qui, mettant à distance les faits sociaux, invisibilise les auteur·ices, leur permettant ainsi de ne pas être redevables. On « oublie » alors que les chercheur·ses sont celles et ceux qui répondent aux questions, mais surtout qui décident de celles qu’il faut poser. Or, par définition, on ne peut poser une question… qu’on ne se pose pas ! Le risque est énorme de ne pas voir ses propres biais. Et c’est ainsi qu’un penseur aussi essentiel que Karl Marx n’aurait pas vu le travail gratuit – donc le travail volé – des femmes dans la sphère domestique…
Au contraire, un « point de vue situé » précisément produit, selon Haraway, de l’objectivité. Le point de vue situé responsabilise. Il ne prétend pas dire au-delà de ce qu’il permet, par l’expérience, de connaître. Cette posture est modeste, elle ne prétend à aucune « transcendance ». L’idée est avant tout de « faire confiance au point de vue des assujettis », [6] d’autant que ces dernier·es, parce qu’ils et elles font quotidiennement l’expérience d’être réduit·es au silence, sont « moins susceptibles d’autoriser le déni » [7] accompagnant la production de savoir. Ainsi, une chercheuse faisant une étude sur les violences des hommes au sein du foyer posera d’autres questions, trouvera d’autres chemins pour faire émerger la parole, interprétera autrement les silences. Son « point de vue situé », loin d’être un handicap, devient un véritable atout pour sa recherche, tandis qu’on observe au contraire une « crispation » vis-à-vis de la libération de la parole des femmes victimes, bien trop souvent jugées coupables a priori (de mensonge, d’exagération, de provocation, etc.). On voit combien le fossé est grand.
Toutefois, le « point de vue situé » pose d’autres problèmes. Le danger est « d’idéaliser et/ou de s’approprier la vision des moins puissant·es alors qu’on revendique de voir à partir de leur position ». [8] Tous les hommes se déclarant « féministes » ou « alliés » profitent de leur maîtrise des codes, des théories, des pratiques militantes féministes, mais certains de surcroît utilisent cette maîtrise pour gagner encore en pouvoir. On comprend alors l’importance de « l’expérience encorporée », au sens d’Haraway. Il ne s’agit pas seulement de voir « avec les yeux de », mais de vivre, dans sa chair, « l’expérience de ». Or on ne s’invente pas noir·e, femme [9] ou ouvrier·e. En miroir – et ça continue de se compliquer –, il ne « suffit » pas d’avoir l’expérience de la domination pour être capable de produire du savoir sur cette domination : « Nous ne sommes pas directement présents à nous-mêmes ». [10] Les outils méthodologiques de la production de savoir demeurent, pour moi, essentiels.
Que penser de tout ça ? Je vois une filiation entre le « point de vue situé » d’Haraway et le concept de « savoir local » de l’anthropologue culturel Clifford Geertz, [11] lequel considère (1) qu’il faudrait cesser de vouloir être prédictif car, après tout, si chaque situation est singulière, rien ne permet d’élaborer une théorie générale ; (2) qu’il faut prioritairement s’intéresser aux représentations des acteurs sociaux, au sens qu’ils et elles donnent à leur vécu. J’y vois par conséquent aussi la plus grande faiblesse : le risque de nier les structures. En évacuant les structures au profit d’un réseau de vécus singuliers, ces auteur·ices font courir le risque de manquer les mécanismes généralisant, [12] ce par quoi un fait est décrit, par la sociologie, comme étant « social ». Or, comme le disait Durkheim, un fait social est un phénomène « suffisamment fréquent dans une société pour être dit régulier et suffisamment étendu pour être qualifié de collectif ; c’est-à-dire qui est au-dessus des consciences individuelles et qui les contraint par sa préséance ». [13] Le rôle de ces sociologues sera donc de partir des « points de vue situés », certes irréductibles à leurs similarités, mais admettant que ces dernières pourtant autorisent la montée en généralité en cristallisant par l’exemple l’effet des structures. On ne peut mener presque huit milliards de batailles individuelles (contre qui ?).
En résumé, il me semble que le point de vue situé permet une richesse interprétative et une honnêteté dont ne peuvent se targuer les tenant·es de l’objectivité sociologique, si et seulement si ce point de vue situé s’accompagne d’une rigoureuse méthodologie. Quant aux sociologues « détaché·es » de leurs objets, je voudrais leur demander combien de fois leur « objectivité » n’a-t-elle pas été l’argument parfait pour ne pas avoir à écouter les personnes concernées et, par conséquent, pour ne pas avoir à remettre en cause leurs propres privilèges ? La question, finalement, serait donc moins de savoir s’il est possible de rendre compte d’une réalité de domination sans la subir elle-même, mais de se demander si celles et ceux qui prétendent le faire le font vraiment dès l’instant où rendre cette description fidèle c’est, potentiellement, se mettre soi-même en difficulté.
Ce texte est initialement paru sur le Blog du Radis. L’économie politique à la racine, même si ça pique ! » le 17 juin 2021, et republié avec l’autorisation de son auteur, Emmanuel Wathelet. https://leblogduradis.com/tag/point-de-vue-situe/