Décoloniser ! Notions, enjeux et horizons politiques

Sommaire du dossier

Vers un pluriversalisme transmoderne et décolonial

, par HURTADO LOPEZ Fátima

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L’universalisme fait partie des concepts et des valeurs liés au mouvement des Lumières, concept cher à la République française, avec celui de tolérance, de liberté, de démocratie et d’égalité de droits et de devoirs. À l’époque des Lumières la notion d’universalisme constituait un véritable progrès vers l’émancipation. Défendre l’universalisme, c’était défendre l’idée qu’il existe une essence commune à tous les êtres humains sans exception, indépendante de tout ancrage ou enracinement particulier, et permettant de proclamer l’égalité de tous les êtres humains en dignité et en droits. [1] Pourquoi donc cet universalisme moderne s’est-il retrouvé au cœur de nombreuses controverses et débats politiques ? C’est en fait que le concept moderne d’universalisme a en réalité aussi servi à justifier le colonialisme. Comme le signale Samir Amin, « la culture moderne dominante prétend être fondée sur l’universalisme humaniste. En vérité, dans sa version eurocentrique, elle s’inscrit contre lui. Car l’eurocentrisme implique la destruction des peuples et des civilisations qui résistent à l’expansion de ce modèle ». Ainsi, la visée universelle des droits de l’homme qui était fondamentale lors de la Déclaration de 1948 a été depuis contestée depuis plusieurs fronts. On a pu en ce sens objecter le fait que ces droits ont été inventés par l’Occident, et qu’ils sont donc nécessairement marqués par cette origine particulière. Prétendre donc imposer cette conception en réalité particulière des droits de l’homme à tous les êtres humains serait ainsi considéré comme étant une nouvelle forme de l’ethnocentrisme et d’impérialisme culturel occidental. La première critique forte adressée à l’universalisme moderne est celle d’avoir en réalité érigé la particularité occidentale en modèle universel. Ainsi, « la communication en vue de parvenir à des normes susceptibles d’être partagées par tous apparaît, non pas comme un libre débat entre des sujets responsables de ce qu’ils énoncent, mais comme une sublimation de rapports de force, où les uns imposent aux autres, comme valeurs ou références universelles, ce qui n’est que l’expression de leurs perspectives particulières ». [2] L’universalisme moderne a été également contesté quant à son abstraction. Il s’agit en effet d’une conception qui réserve les manifestations des particularismes à l’espace privé. L’universalisme moderne est ainsi fondé sur un sujet abstrait et une suspension des différences considérée comme nécessaire pour parvenir à l’égalité. Le sujet d’énonciation de l’universel est donc un sujet qui se veut « sans visage et sans lieu », [3] « dégagé, vidé de toute corporéité et de tout contenu, de toute localisation dans la cartographie du pouvoir global à partir de laquelle s’opère la production de connaissances ». [4] Or l’effacement des différences permet-il réellement d’accéder à une universalité et égalité effectives ?

Photo de l’École Primaire Rebelle Zapatiste, Chiapas (sud du Mexique). La fresque murale dit : « L’éducation autonome construit des mondes différents, dans lesquels de nombreux mondes ont leur place »
Crédit : Mr. Theklan (CC BY-SA 2.0)

Cependant, le risque en sortant de l’universalisme de surplomb, abstrait et aux risques impérialistes et unificateurs est de tomber dans le travers inverse : un relativisme total, une négation de l’idée d’une unité du genre humain et une émergence d’idéologies identitaires et communautaristes. Le risque est alors aussi de simplifier les débats à ces deux alternatives et d’accuser toute critique de l’universalisme moderne d’être nécessairement « indigéniste », relativiste et identitaire. Or les termes du débat se réduisent-ils uniquement à cette dichotomie binaire et de polarisation extrême ? Peut-on échapper au dilemme opposant les particularismes relativistes à l’universalisme abstrait (un pseudo-universalisme au fond tout aussi particulier et ethnocentrique) ? Comment décoloniser l’universalisme moderne sans pour autant tomber dans des particularismes provinciaux isolés ? Le contexte actuel appelle à une clarification des termes et à une définition nouvelle de l’universel, un universel non pas de départ et de surplomb, mais d’arrivée et de dialogue. Critiquer les excès de l’universalisme moderne occidentalo-centré, abstrait et homogénéisant aux dérives impérialistes n’implique pas nécessairement un retour culturaliste aux accents fondamentalistes, ni la négation de toute référence à l’universel. Des issues plus nuancées sont possibles. Ainsi, il s’agit de souligner l’importance d’une réflexion sur les conditions nécessaires pour un véritable universalisme. La troisième voie proposée dans cette réflexion reste donc paradoxalement de l’ordre de l’universalisme, mais d’un universalisme en construction permanente et ouvert à la diversité.

Un universalisme qui devra être, pour être authentique, concret et pluriversel.

Les apports des penseurs afro-caribéens aux débats entre le particulier et l’universel

On retrouve cette critique de l’universel abstrait moderne, qui ne s’enferme pas dans des identités particulières mais revendique l’ouverture de l’universel à la reconnaissance de la différence, chez un des penseurs afro-caribéens majeurs : Aimé Césaire, né en Martinique en 1913 et professeur de Frantz Fanon. Césaire est notamment connu pour avoir introduit et défendu, en réaction au projet colonial d’assimilation culturelle, le concept de négritude pour désigner l’ensemble des caractéristiques et valeurs culturelles des peuples noirs ainsi que l’appartenance à ces peuples. Mais l’œuvre d’Aimé Césaire est aussi incontournable pour « dissiper la confusion qui entoure les débats sur l’identité et traquer les faux universalismes ». [5] Dans sa lettre de démission du Parti communiste français en 1956, adressée au secrétaire général de l’époque Maurice Thorez, Césaire énumère quelques-uns des défauts très apparents qu’il a constatés chez les membres de ce parti, et en particulier « leur conviction [...] de la supériorité omnilatérale de l’Occident ; leur croyance que l’évolution telle qu’elle s’est opérée en Europe est la seule possible ; la seule désirable ; qu’elle est celle par laquelle le monde entier devra passer ». [6] Césaire démissionne donc du Parti communiste français, car l’anti-colonialisme même des communistes européen·nes porte encore les stigmates de ce colonialisme qu’il combat. Il attaque ainsi le réductionnisme et l’universalisme abstrait de la pensée marxiste européenne (et eurocentrique) qui fait qu’il n’y aura jamais de variante africaine, ou malgache, ou antillaise, etc. du communisme parce que le communisme français et européen trouve plus commode de leur imposer la sienne. Aimé Césaire dénonce alors ce qu’il qualifie de réductionnisme européen, « l’instinctive tendance d’une civilisation éminente et prestigieuse à abuser de son prestige même pour faire le vide autour d’elle en ramenant abusivement la notion d’universel à ses propres dimensions ». [7] Or aucune civilisation n’a le « monopole de la beauté ou de l’intelligence ». Mais Césaire prévient une objection :

Provincialisme ? Non pas. Je ne m’enterre pas dans un particularisme étroit. Mais je ne veux pas non plus me perdre dans un universalisme décharné. Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans « l’universel ». Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers. [8]

Césaire défend donc bien « l’universel, oui […] non pas par négation, mais comme approfondissement de notre propre singularité […]. Notre engagement n’a de sens que s’il s’agit d’un ré-enracinement certes, mais aussi d’un épanouissement, d’un dépassement et de la conquête d’une nouvelle et plus large fraternité ». [9] Contre l’universalisme abstrait et monologique qui établit des relations verticales et impériales entre les peuples, Césaire revendique un universalisme à la fois enraciné, c’est-à-dire prenant racine dans une réalité concrète, et dialogique, c’est-à-dire horizontal et fraternel. Cette nouvelle et plus large fraternité contre ce que Césaire appelle le réductionnisme européen est donc bien celle d’un universalisme « autre » et concret dans lequel sont déposés tous les particuliers, ce qu’en 1988 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant ont appelé « la chance du monde diffracté mais recomposé, l’harmonisation consciente des diversités préservées : la diversalité ». [10] Elle est un « pluri-vers » au lieu d’un « uni-vers », et surmonte ainsi les écueils des fondamentalismes eurocentriques et tiers-mondistes. L’intuition philosophique de Césaire a de ce fait constitué une source d’inspiration importante pour l’élaboration de la notion de plurivers.

Les apports de la pensée critique latino-américaine à la construction d’un universalisme « autre », concret et pluriversel

Dans ces débats entre le particulier et l’universel, les apports conceptuels des chercheur·ses critiques latino-américain·es ont été d’une grande richesse. D’abord, à partir des années 1960, avec la philosophie de la libération et en particulier avec son fondateur, Enrique Dussel. Puis, à partir des années 1990, avec les auteur·rices réuni·es autour des études dites « Modernes/Coloniales » ou « Décoloniales ». Ces différents courants, bien que distincts, sont en étroite relation et s’approfondissent et enrichissent mutuellement. Ensemble, ils sont à l’origine de nombreuses innovations conceptuelles dans la réflexion pour un universalisme autre, concret et pluriversel.

Enrique Dussel et la philosophie de la libération

Enrique Dussel est un philosophe argentin fondateur du courant nommé philosophie de la libération. La philosophie de la libération est née en Amérique latine dans les années 1960 et a été depuis ses origines un mouvement collectif, résultat du travail de différent·es penseur·ses. Pris·es dans leur ensemble, les penseur·ses qui ont développé ce courant de pensée critique partagent la conviction que pour parvenir à une philosophie authentique et originelle, l’Amérique latine avait besoin d’un double processus de libération. D’une part, les nouvelles sciences sociales latino-américaines avaient montré le caractère essentiellement structurel de la dépendance économique, de sorte que la libération était premièrement comprise comme une rupture avec le système de dépendance. D’autre part, la libération de la dépendance impliquait également une décolonisation intellectuelle, c’est-à-dire une rupture avec les traditions de pensée occidentales, considérées par ces auteur·rices comme insuffisantes pour penser leur propre réalité et la transformer.

Parmi les innovations conceptuelles majeures de Dussel au débat qui nous intéresse, il faut souligner l’introduction de la notion de transmodernité. Pour Dussel, derrière le concept émancipateur de la modernité se cache un mythe d’occultation de l’Autre, basé sur deux concepts étroitement liés : l’eurocentrisme, c’est-à-dire « l’imposition violente à d’autres particularismes […] du particularisme européen à prétention universaliste », [11] et la tromperie développementiste, c’est-à-dire la position selon laquelle on considère que le développement qu’a suivi l’Europe devra être suivi unilinéairement par toute autre culture. L’eurocentrisme conduit donc à un déni de co-temporalité entre les peuples : l’autre est nié, occulté, considéré comme barbare, sauvage, arriéré ou sous-développé. Selon Dussel :

Les Indiens voient leurs propres droits niés, ainsi que leur civilisation, leur culture, leur monde, leurs dieux, au nom d’un « dieu étranger » et d’une raison moderne qui a donné aux conquistadors la légitimité nécessaire pour conquérir. Tel est le processus de rationalisation propre à la Modernité : elle élabore le mythe de sa bonté (« mythe civilisateur ») au moyen duquel elle justifie la violence et se déclare innocente de l’assassinat de l’Autre. [12]

Cette « modernisation » est, comme un passage de la puissance (des mondes coloniaux) à l’acte (ou l’être de l’Europe), un processus d’imitation. Santiago Castro-Gómez, participant du groupe Modernité/Colonialité, rejoint Dussel sur ce point quand il écrit que « le mythe eurocentrique de la modernité [a identifié] la particularité européenne avec l’universalité, et la colonialité avec le passé de l’Europe ». Dans ce contexte, parler de « rencontre de deux mondes » est pour Dussel un euphémisme. C’est pourquoi, d’après Dussel, l’Europe se trouve aujourd’hui confrontée au « besoin d’une mondialité analogue, [13] et non d’une universalité univoque dominatrice ». [14]

Dussel critique aussi les solutions « postmodernes » qui pour lui, tombent dans une nouvelle absolutisation : celle d’un différentialisme se faisant lui aussi dogmatique dans sa défense d’une hétérogénéité irréductible des différences qui empêche la possibilité de tout dialogue. L’auteur reste ainsi paradoxalement dans l’ordre de l’universel. En effet, si le différentialisme a l’avantage d’assurer un monde pluriel dans lequel il est possible d’exercer le dissensus, du point de vue du philosophe de la libération, il a cependant l’inconvénient majeur de ne pas transformer les termes de la conversation puisque la dichotomie entre un « Nous » et des « Autres » est malgré tout maintenue. Ainsi, si Dussel avait pu dans ses écrits des années 1970 qualifier sa propre proposition philosophique de « postmoderne » pour souligner la nécessité de dépasser la modernité, à partir des années 1990, il va tâcher de se distinguer des postmodernes et proposera le terme de « transmodernité » pour sa philosophie :

Après la « fin de la modernité », il est nécessaire d’imaginer une utopie historique de vie, une « transmodernité » planétaire […]. Et pour cela, l’Éthique de la Libération doit compter avec la raison, avec des critères éthiques supra-régionaux, planétaires […]. Il est donc nécessaire de savoir discerner le positif de la critique des postmodernes, le positif de la modernité, et l’affirmation du précieux de l’extériorité du monde de la vie du Sud pour imaginer un projet de libération, alternatif, éthique et nécessaire pour la majorité de l’humanité, ainsi que les médiations institutionnelles pour sa réalisation effective. [15]

Le concept de « transmodernité » est donc introduit par Dussel pour affirmer à la fois la Modernité et son altérité niée. La philosophie de la libération n’est donc pas « un projet pré-moderne » ni « une affirmation folklorique du passé ». Elle n’est pas non plus « un projet anti-moderne » ni « un projet post-moderne, négation de la Modernité en tant que critique de toute raison, pour tomber dans un irrationalisme nihiliste. Ce doit être un projet "transmoderne" (donc une "Trans-modernité") grâce à l’incorporation réelle du caractère émancipateur rationnel de la Modernité et de son Altérité niée, grâce à la négation de son caractère mythique – lequel justifiant l’innocence de la Modernité par rapport à ses victimes était irrationnel ». [16] L’affirmation dusselienne de la différence ne renonce donc pas aux conditions et aux principes éthiques universels, et donc à l’universalité d’une raison éthique qui, tout en critiquant les excès de la raison moderne occidentale, vise une universalité autre, celle qu’il nommera plus tard avec le groupe Modernité/Colonialité le « pluriversalisme transmoderne ». Ainsi pour Dussel, « l’affirmation et l’émancipation de la Différence construit une universalité novatrice et future. La question n’est pas Différence ou Universalité mais Universalité dans la Différence et Différence dans l’Universalité ». [17]

Le groupe de recherche Modernité/Colonialité : vers un pluriversalisme transmoderne décolonial

Le groupe Modernité/Colonialité est un groupe de recherche hétérogène et pluridisciplinaire né au milieu des années 1990 en Amérique latine. [18] Le postulat de base du groupe affirme que la colonialité n’est pas dérivée de la modernité, mais constitutive de celle-ci. En effet, le déni de co-temporalité issu de la modernité, c’est-à-dire l’idée de vivre dans des espaces géographiques différents et, en même temps, de ne pas partager le même temps historique, avait impliqué que le destin de chaque région était conçu comme indépendant de celui des autres régions. La modernité est ainsi considérée comme un phénomène exclusivement européen qui trouve son origine dans des expériences intra-européennes. Dans la vision traditionnelle de la modernité, la colonialité n’est donc pas considérée comme un phénomène constitutif de la modernité, mais dérivé de celle-ci. Face à cela, le groupe Modernité/Colonialité propose une relecture dé-constructive de la vision traditionnelle de la modernité, une critique de l’eurocentrisme et une revalorisation des cultures et épistémès [19] subalternisées par la culture et l’épistémè occidentale. Le groupe distingue colonialisme de colonialité et en conséquence, décolonisation de décolonialité. [20] Ainsi, le terme « colonialité » fait référence à un type de pouvoir qui est né du colonialisme moderne, mais qui s’applique à des domaines autres que juridique ou politique. Le colonialisme a précédé la colonialité, mais celle-ci a survécu au colonialisme et a prouvé être plus profonde et durable que celui-ci. Par conséquent, le monde – aux débuts du XXIe siècle – a besoin d’une deuxième décolonisation, c’est-à-dire, d’une décolonialité qui complète la décolonisation juridique et politique qui avait été menée à bien aux XIXe et XXe siècles. Le groupe affirme ainsi qu’au lieu de parler de l’époque actuelle comme une époque post-coloniale nous devrions parler du passage du colonialisme moderne à la « colonialité globale », [21] colonialité à la fois du pouvoir, du savoir et de l’être.

L’intérêt porté aux philosophies latino-américaines trouve ainsi son origine dans les contributions de ces penseur·ses critiques au « projet mondial analogique d’un plurivers transmoderne (qui n’est pas simplement "universel" ni "postmoderne") ». [22] Ces auteur·rices insistent donc pour dire qu’avec la Modernité, il s’est agi en réalité d’un universalisme non-universel, abstrait et régional qui a pensé l’ensemble de l’humanité à partir de sa propre expérience érigée en modèle de référence à imiter. Mais avec Aimé Césaire, la perspective décoloniale se distingue aussi des courants multiculturalistes et relativistes qui, affirmant un universel enraciné face à la dilution dans un universel abstrait, proposent des « Nous » juxtaposés, fragmentés dans une multiplicité déconnectée et non communiquante. Ainsi, pour Raúl Fornet-Betancourt, la nouvelle universalité vers laquelle on doit se diriger doit être interculturelle : une universalité dans laquelle les différences communiquent entre elles tout en étant protégées (contre la dilution dans un universalisme abstrait homogénéisant). Cette conception de l’universel interculturel ne réduit pas les différences à des identités fixes, et n’exclut pas la différence de l’universel. C’est donc un universalisme qui exige dialogue et ouverture, accueil et « partage avec l’autre de ce qui est propre pour le redimensionner en commun ». [23]

Il importe donc de préciser qu’une perspective décoloniale ne saurait être assimilée à une critique antieuropéenne essentialisante, car le rejet des penseur·ses européen·nes et la sacralisation des subalternes reviendrait à une simple inversion de l’eurocentrisme. Cette simple inversion de l’eurocentrisme changerait le contenu tout en gardant les termes de la conversation. La perspective décoloniale est donc doublement critique : tant à l’égard du « fondamentalisme eurocentrique » que des « fondamentalismes » tiers-mondistes, car les deux reproduisent de la même manière les oppositions binaires entre un « Nous » et des « autres ». La perspective décoloniale revendique certes un ré-enracinement et une affirmation de l’extériorité rejetée, mais ceux-ci doivent se réaliser « dans un dialogue constructif avec la modernité européenne et nord-américaine [...] cela en vue d’une philosophie mondiale future pluriverselle et de ce fait, transmoderne ». [24] Cette nouvelle et plus large fraternité contre ce que Césaire appelle le réductionnisme européen est donc bien celle d’un universalisme, mais d’un universalisme « autre » et concret dans lequel sont déposés tous les particuliers, un « pluri-vers » au lieu d’un « uni-vers », et surmonte ainsi les écueils des fondamentalismes eurocentrique et tiers-mondiste. [25] L’intuition philosophique de Césaire a de ce fait constitué une source d’inspiration importante pour l’élaboration de la notion d’un « pluri-vers transmoderne » (Dussel) et « décolonial » (Grosfoguel), d’une « diversalité comme projet universel » (Mignolo).

Notes

[1Cf. Lochak, D., Le droit et les paradoxes de l’universalité, PUF, 2010.

[2Renaut, A., « Les conditions d’un universalisme ouvert à la diversité », Sens public, 2007. Http ://sens-public.org/articles/455/

[3Grosfoguel, R., « Vers une décolonisation des "uni-versalismes" occidentaux : le "pluri-versalisme décolonial » d’Aimé Césaire aux zapatistes », dans Ruptures Postcoloniales, Paris, La Découverte, 2010, p. 123.

[4Idem.

[5Birnbaum, j., « Nadia Yala Kisukidi : "Aimé Césaire construit une politique des solidarités" », Le Monde, 10 avril 2019.

[6Césaire, A., « Lettre à Maurice Thorez [1956] », dans G. Ngal, Lire Le Discours sur le Colonialisme d’Aimé Césaire, Paris, Présence Africaine, 1994, p. 138.

[7Césaire, A., Discours sur le colonialisme, suivi de Discours sur la négritude, Paris, Présence Africaine, 2004, p. 85.

[8Césaire, A., « Lettre à Maurice Thorez [1956] », op. cit., p. 141.

[9Idem.

[10Bernabé, J., Chamoiseau P. et Confiant, R., Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1993, p. 54.

[11Dussel, E., 1492. L’occultation de l’autre, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1992, p.13.

[12Ibid., p. 56.

[13L’analogie renvoie à des concepts portants sur des réalités différentes mais qui cependant ont entre eux une certaine proportion.

[14Dussel, E., « Expansión de la cristiandad, su crisis y el momento presente », Concilium, n.220, 1988, p.483.

[15Dussel, E., Posmodernidad y transmodernidad. Diálogos con la filosoífa de Gianni Vattimo, Mexico, Universidad Iberoamericana Plantel Golfo Centro, 1999, p.63.

[16Dussel, E., 1492 : l’occultation de l’autre, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1992, pp.166-167.

[17Dussel, E., « La filosofía de la liberación ante el debate de la postmodernidad en los estudios latinoamericanos », dans E. Dussel, Hacia una filosofía política crítica, Bilbao, Desclée, 2001, p. 450.

[18Parmi les principales figures qui constituent le mouvement se trouvent : le philosophe de la libération Enrique Dussel, les sociologues Aníbal Quijano, Ramón Grosfoguel et Edgardo Lander, le sémioticien et théoricien de la culture Walter Mignolo, les philosophes Santiago Castro-Gómez, Eduardo Mendieta et Nelson Maldonado-Torres, les anthropologues Arturo Escobar, Eduardo Restrepo et Fernando Coronil, la sémioticienne Zulma Palermo, les linguistes Catherine Walsh et Freya Schiwy, entre autres.

[19Epsitémès : ensemble des connaissances réglées (conception du monde, sciences, philosophies…) propres à un groupe social, à une époque.

[20Voir les deux articles précédents dans ce numéro de Passerelle.

[21Castro-Gómez, S. et Grosfoguel, R. (ed.), El giro decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémica más allá del capitalismo global, Bogotá, ed. Siglo del Hombre, 2007, p. 13.

[22Dussel, E., « Pour un dialogue mondial entre traditions philosophiques », Cahiers des Amériques latines, n°62, 2009/3, p.125.

[23Fornet-Betancourt, R., La interculturalidad a prueba, Aachen, Verlagsgruppe Mainz, 2006, p.54.

[24Dussel, E., « Pour un dialogue mondial entre traditions philosophiques », op. cit., p.124.

[25Grosfoguel, R., « Descolonizando los universalismos occidentales : el pluri-versalismo transmoderno décolonial desde Aimé Césaire hasta los zapatistas », dans S. Castro-Gómez et R. Grosfoguel (eds.), El giro decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémica más allá del capitalismo global, Bogotá, Siglo del Hombre, 2007, p. 71. Version actualisée en français : « Vers une décolonisation des "uni-versalismes" occidentaux : le "pluri-versalisme décolonial", d’Aimé Césaire aux zapatistes », dans A. Mbembe (ed.), Ruptures Postcoloniales, Paris, La Découverte, 2010, p. 131-132.

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Fátima Hurtado López est docteure en Philosophie à l’Université de Paris 1 – Panthéon-Sorbonne et enseignante en Philosophie au Lycée Audiberti à Antibes. Parmi ses publications : « Universalisme ou pluriversalisme ? Les apports de la philosophie latino-américaine », Tumultes, nº 48 (2017), pp. 39-50 ; « Pensée critique latino-américaine : de la philosophie de la libération au tournant décolonial », Cahiers des Amériques latines, nº 62 (2009/3), pp. 23-36 ; et « Colonialité et violence épistémique en Amérique latine : une nouvelle dimension des inégalités ? », Revue Interdisciplinaire de Travaux sur les Amérques (RITA), nº 2 (Août 2009).