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Racisme d’État : politiques de l’antiracisme

, par FASSIN Eric

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Les trois âges de l’antiracisme

Qu’est-ce que l’antiracisme politique ? Pour le comprendre, il convient de revenir sur l’histoire du racisme depuis le retour de l’extrême droite sur la scène politique, et en réponse à ce que j’ai proposé d’appeler les trois âges de l’antiracisme. Dans les années 1980, les premiers succès du Front national ont servi de catalyseur à un antiracisme idéologique : pendant ce premier âge, il s’agissait de mener le combat contre un parti xénophobe et raciste sur le terrain des idées et des valeurs, soit d’opposer l’universalisme républicain au culturalisme identitaire de l’extrême droite renouvelée.

Dans les années 1990, l’expérience d’une deuxième génération issue de l’immigration postcoloniale a fait prendre conscience de l’importance des discriminations raciales au quotidien : il n’est pas besoin d’idéologie raciste pour nourrir un racisme systémique. Dans les médias comme à l’université, tout le monde ou presque est antiraciste, et tout le monde ou presque est blanc. Ce deuxième âge de l’antiracisme, qu’on peut dire sociologique, se place donc du point de vue des effets sur les minoritaires, et non pas des intentions des groupes majoritaires.

Dans les années 2000, et en particulier avec l’ère Sarkozy, on a davantage pris conscience du rôle des pouvoirs publics dans la production de ces logiques structurelles – depuis le ministère de l’identité nationale jusqu’à la chasse aux Roms, en passant par les campagnes répétées contre l’islam. Sans doute l’État revendique-t-il haut et fort son engagement antiraciste ; il n’empêche : la dimension raciale des politiques publiques nourrit une racialisation de la société. C’est dans ce contexte que se développe un antiracisme politique.

Racisé·es et blanchité

Durant les années Mitterrand, après s’être vu taxer de multiculturalisme, l’antiracisme a répondu au racisme différentialiste dans une logique color-blind, aveugle aux différences. C’est toutefois une nouvelle conception des victimes du racisme qui s’est mise en place dans les décennies suivantes. Certes, il s’agit toujours d’égalité et de droits humains ; mais plus encore qu’être victime d’insultes racistes, subir des pratiques de discriminations ou être l’objet de politiques de stigmatisation, ces expériences partagées contribuent à produire la subjectivité des « racisé·es ».

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le lexique condamné par le ministre de l’Éducation. Mélusine, militante féministe et antiraciste, en rappelle dans le quotidien Libération [1] l’importance et pour la réflexion scientifique et pour l’engagement politique. C’est l’assignation à une place minorée dans l’ordre social qui définit la personne racisée : « le qualificatif ne désigne pas une qualité de l’être, mais une propriété sociale. Non pas une identité sociale, mais une position dans la société, résultant d’un processus collectif. »

La racialisation qui pèse sur ces minorités raciales traverse la société tout entière. Pour cette raison, on parle aussi de blanchité, qui est « moins une question d’épiderme que de position sociale et économique dans un contexte socio-historique donné ». C’est le privilège du dominant. On peut ainsi devenir blanc·he, comme le montre l’histoire des Irlandais arrivés aux États-Unis au dix-neuvième siècle, ou cesser de l’être, à l’instar des Arabes-Américains après le 11 septembre 2001.

Rien à voir avec la race biologique des racistes. La « blanchité » est un concept abstrait qui a le mérite de nous éviter de prendre un substantif (« les Blanc·hes ») pour une substance – de la même manière que parler de « racisé·es » nous évite de prendre pour la vérité des choses un raccourci comme « les Noir·es et les Arabes ». C’est en partant de ce concept qu’on peut comprendre, non pas que la France a été blanche dans le passé, mais qu’elle est en train de le devenir, tant nos concitoyen·nes racisé·es peuvent y être traité·es plus ou moins comme des étranger·es.

Politiques de racialisation et politiques de la race

Depuis des années, je m’efforce d’étudier les politiques de racialisation. L’action publique produit en effet une racialisation qu’elle s’emploie par ailleurs à combattre. C’est manifeste dès lors qu’on se place dans la perspective, non pas des intentions proclamées, mais des résultats constatés. La ségrégation spatiale et scolaire en est une indication importante. La justification de la loi de 2004 sur les signes religieux est certes universaliste ; il n’empêche : dans ses effets, tout le monde le sait bien, elle vise le voile, et donc les musulmanes. On est ici dans une logique de discrimination indirecte : des mesures apparemment neutres affectent inégalement des groupes différents. Sans doute dira-t-on que la religion n’est pas une race. Mais il en va de même du judaïsme ; or l’antisémitisme peut porter indifféremment sur la religion ou l’origine supposées. Faudrait-il donc croire à l’existence des races pour parler de racisme ? Ne vaut-il mieux pas penser « un racisme sans race » ? D’ailleurs, même celles et ceux qui refusent de parler d’islamophobie ne s’y trompent pas : avec d’autres, la LICRA [2] choisit de parler de « racisme anti-musulman ».

Photo de Jean Texier publié dans L’Avant Garde, après le massacre d’état du 17 octobre 1961.
Crédit : DR.

Mais il y a plus. Dans mon travail de recherche, mais aussi dans mon engagement public, je n’hésite pas non plus à parler, comme dans le sous-titre du livre Roms & riverains, de politique de la race. Comment la définir ? Nous l’écrivions en 2014 dans notre ouvrage collectif (p. 40) : « C’est une politique qui justifie de traiter des êtres humains de manière inhumaine sans pour autant se sentir moins humain. Si “les Roms” étaient pleinement humains, alors, il faudrait se conduire à leur égard avec humanité ; mais puisqu’on les traite comme on le fait, et d’autant qu’on le sait, c’est bien qu’ils ne le sont pas tout à fait. » L’idée n’est pas si nouvelle : « Montesquieu avait pareillement démonté la folle rationalité de l’esclavage dans L’Esprit des lois : “Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.” La déshumanisation des Roms est ainsi la condition nécessaire pour sauvegarder notre humanité malgré ce que nous leur faisons. »

La différence avec les politiques de racialisation, c’est que la politique de la race repose sur une discrimination directe. Les Roms sont nommés explicitement par les discours qui les visent, et même par l’action publique. Mediapart analysait l’ouvrage sous ce titre : « ‘Comment la question rom fabrique un racisme d’État.’ Si l’on peut parler de politique de la race, c’est que l’action publique s’emploie à produire la « question rom ». Expulser sans cesse les Roms, c’est créer les conditions qui permettent ensuite de dénoncer leur manque d’intégration, voire accréditer le préjugé culturaliste selon lequel ils seraient nomades, puisqu’ils vont de squat en bidonville. Les empêcher d’avoir accès à l’eau, et ne pas faire respecter l’obligation de ramassage des ordures, c’est attiser le racisme de « riverains » qui protestent contre le manque d’hygiène de ces pauvres parmi les pauvres.

On peut d’ailleurs mesurer l’impact sur l’opinion des discours et des politiques contre les Roms : le rapport annuel de la CNCDH publié en 2015 sur « La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie » a ainsi montré que, « fin 2014, plus de 82 % de la population considère les Roms comme un “groupe à part” dans la société, soit une augmentation de 16 pts depuis janvier 2011. » (p. 252) On voit ici l’effet de la chasse aux Roms menée par Manuel Valls, en parole et en action, dès sa nomination au ministère de l’Intérieur après l’élection de François Hollande. Sans doute ne faut-il pas minimiser le racisme idéologique, ni les discriminations systémiques ; il n’en est pas moins vrai que l’action publique, alors qu’elle prétend souvent combattre le racisme d’en bas, et parfois se contenter de le refléter, contribue à le nourrir par un racisme d’en haut.

Racisme institutionnel et racisme d’État

Reste à discuter un terme, le plus controversé sans doute, qui justifie la menace du ministre à l’Assemblée nationale : « puisque ce syndicat a décidé de parler aussi de racisme d’État, j’ai décidé de porter plainte pour diffamation ». [3] Pour le sociologue Michel Wieviorka, à qui Libération demande si le ministre a « bien fait » de se tourner vers la justice, la réponse est claire : « Oui, il a raison. S’il n’avait rien dit, cela signifiait qu’il laissait faire. » Quel est donc le problème ? « Parler de racisme d’État veut dire que l’État pratique et professe le racisme. C’est mettre la France sur le même plan que l’Afrique du Sud de l’apartheid ! »

Faut-il le rappeler ? C’est pourtant Manuel Valls, alors Premier ministre, qui parlait le 20 janvier 2015 d’un « apartheid territorial, social, ethnique ». Or personne n’avait alors menacé le chef du gouvernement d’une plainte. Tout au plus, à l’époque, trouvait-on sa formule exagérée. Il est vrai, j’avais tenté de le montrer, [4] que son aveu avait valeur de dénégation : il déclarait qu’un apartheid « s’est imposé à notre pays », et non pas que « notre pays a imposé un apartheid. » Autrement dit, l’état de fait désignait le fait de l’État – mais comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe, le mot n’était sur la table que pour mieux échapper au regard par son évidence même.

Pour le politologue Olivier Le Cour Grandmaison, historien de la République coloniale, le racisme d’État « est parfaitement compatible avec un régime démocratique ou républicain dès lors que certaines catégories de citoyen·nes et d’étranger·es racisé·es sont victimes de discriminations systémiques liées à des pratiques dominantes au sein d’administrations et d’institutions spécialisées, la police par exemple. » On voit bien l’enjeu : il serait difficile de nier le racisme d’État dans la France coloniale. Mais aujourd’hui, peut-on affirmer que la France postcoloniale s’est affranchie de cet héritage ? Il n’est pas certain que dans les Outre-mer, tout le monde en soit convaincu. Même en métropole, on se rappelle que le manifeste qui choisit justement de s’intituler « les Indigènes de la République » coïncide en 2005 avec la loi sur les apports positifs de la colonisation… quelques mois avant la proclamation d’un couvre-feu aux relents coloniaux dans les « quartiers ».

Crédit : Coll. CM

Nombre de chercheur·ses répondront sans doute qu’il ne faut pas confondre « racisme institutionnel » et « racisme d’État », soit le racisme dans l’État et le racisme de l’État. C’est le cas de Michel Wieviorka, dont les travaux ont contribué à faire reconnaître le racisme institutionnel au début des années 1990 : « Il y a racisme d’État quand le phénomène se hisse au niveau de l’État. Ce qui n’est pas du tout la même chose que s’il s’agit de mécanismes inacceptables qui existent certes au sein de l’État. » En effet, selon lui, « il n’y a pas de volonté explicite, ni même l’acceptation de telles logiques de la part de l’État. Au contraire, la République donne tous les signes d’une forte mobilisation contre le racisme. » Bref, le racisme dans l’État existerait malgré l’État.

Beaucoup de personnes racisées auront du mal à partager l’optimisme du sociologue. Et le risque, c’est qu’aujourd’hui on oppose, à l’expérience des victimes du racisme, le savoir des spécialistes, soit une manière d’oublier que les premières sont parfois des chercheurs, et de souligner qu’on a tendance à se représenter les seconds comme Blancs. Le sociologue et militant antiraciste Saïd Bouamama l’a souligné lors du Forum de Reprenons l’initiative contre les politiques de racialisation à Saint-Denis, consacré en 2016 à « l’antiracisme politique (convergences et divergences) » : tout se passe comme si les mots des racisés – de l’islamophobie au racisme d’État – étaient systématiquement frappés d’illégitimité.

Le point Godwin

Si, pour ma part, j’utilise assez peu l’expression « racisme d’État », c’est parce qu’elle peut prêter à confusion : aussitôt s’engage une discussion sur les intentions des divers acteurs et sur l’idéologie revendiquée par l’État. Il me paraît donc plus efficace de mettre l’accent sur des politiques particulières (de racialisation, ou de la race). La distinction me paraît d’autant plus utile qu’on peut dénoncer devant la justice des politiques publiques, autrement dit, jouer l’État contre l’État. Toutefois, à mon sens, il est des cas où l’on peut légitimement parler de racisme d’État aujourd’hui sans pour autant effacer les différences avec l’Afrique du Sud de l’apartheid ou la ségrégation aux États-Unis, avec le régime de Vichy ou le nazisme, et même avec le colonialisme.

On se rappelle la controverse de l’été 2010, après le discours prononcé par Nicolas Sarkozy à Grenoble, autour de la question rom. Après avoir découvert une circulaire du ministère de l’Intérieur visant en priorité les « campements roms », la commissaire européenne Viviane Reding, en charge de la justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté déclare le 14 septembre : « J’ai été personnellement choquée par des circonstances qui donnent l’impression que des personnes sont renvoyées d’un État membre juste parce qu’elles appartiennent à une certaine minorité ethnique. Je pensais que l’Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après la Seconde Guerre mondiale. »

Le président français parvient aussitôt à renverser le scandale. Dès le lendemain, la commissaire est contrainte de reculer : « Je n’ai en aucun cas voulu établir un parallèle entre la Deuxième guerre mondiale et les actions du gouvernement français. » Or il ne s’agissait effectivement pas de confondre Nicolas Sarkozy avec Adolf Hitler, mais de tirer les leçons de l’histoire : viser une population sur un critère « ethnique », c’est bien une politique de la race – avec ou sans le mot. La réaction contre les propos de Viviane Reding, plutôt que contre la politique française à l’égard des Roms, traduit l’usage paradoxal du fameux point Godwin que j’avais analysé en 2012 dans l’essai introductif de mon livre Démocratie précaire (p. 42-48) : « ce ne sont pas seulement les invocations évidemment hors de propos qui relèveraient du “point Godwin” ; en réalité, toute référence à la Seconde Guerre mondiale, à Vichy, voire aux années 1930, est jugée a priori abusive. C’est ainsi qu’il devient illégitime de juger que l’Europe aurait dû être vaccinée contre les dérives du racisme d’État par l’expérience du nazisme. »

Casuistique étatique de la race

La question s’est posée à nouveau avec les propos de Manuel Valls contre les Roms. On s’en souvient aussi, le ministre de l’Intérieur déclarait en 2013 que ceux-ci « ne souhaitent pas s’intégrer dans notre pays pour des raisons culturelles ou parce qu’ils sont entre les mains de réseaux versés dans la mendicité ou la prostitution », ajoutant qu’ils « ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation » : « nous le savons tous, la proximité de ces campements provoque de la mendicité et aussi des vols, et donc de la délinquance. » Et de conclure : « les Roms ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie ».

Ces propos lui ont valu deux plaintes. La première a été portée par le MRAP devant la Cour de justice de la République, réservée aux politiques, qui l’a classée fin 2013 : Manuel Valls aurait « essentiellement exposé que les pouvoirs publics tentaient de mettre en œuvre une politique permettant d’aboutir à des solutions acceptables et viables, dans le respect de ces populations et de leur mode de vie »… Une deuxième plainte, déposée par la Voix des Rroms devant le Tribunal de grande instance, tente de contourner l’obstacle : « la République française ne reconnaissant pas la notion de race », Manuel Valls ne « pourrait être dans l’exercice de ses fonctions lorsqu’il prône un traitement différencié concernant des personnes à raison de leur origine ». Le tribunal s’est pourtant déclaré incompétent fin 2014 ; et l’appel a été rejeté le 8 octobre 2015. À la différence d’un Brice Hortefeux plaisantant lors d’une réunion politique (« quand il y en a un, ça va… »), le ministre socialiste s’exprimait donc bien en tant que tel. Autrement dit, si les propos de Manuel Valls ne sont pas condamnés, c’est qu’ils expriment la politique de la France. Sans doute la justice ne s’est-elle pas prononcée sur le fond : cette politique à l’égard des Roms est-elle raciste ou pas ? Mais c’est l’État lui-même qui donne la réponse. Le 15 mai 2015, le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) s’est inquiété de « la stigmatisation croissante des Roms par le discours de haine raciale, y compris par des élus politiques », mais aussi de leur « exclusion massive » ; la France réplique alors, non seulement que « la justice condamne les propos discriminatoires tenus à leur égard », mais aussi que « l’action du gouvernement ne vise pas des populations particulières mais vise les campements en tant que tels ». La réponse contredit la défense du ministre, mais c’est pour défendre la France : sinon, sa politique pourrait légitimement être qualifiée de raciste.

Crédit : Coll. CM

Il est au moins un autre exemple, plus explicite encore, où l’expression « racisme d’État » paraît appropriée. Il s’agit des contrôles au faciès, soit une réalité avérée – depuis l’enquête sociologique de l’Open Society et du CNRS à la fin des années 2000 jusqu’à celle du Défenseur des droits sur les relations entre police et population publiée début 2017. On sait que l’État ne fait rien pour les combattre : la promesse de récépissés pour les contrôles d’identité reste lettre morte ; et aucune circulaire n’est venue rappeler aux forces de l’ordre l’interdiction des contrôles au faciès. Cela ne doit évidemment rien au hasard. Lorsque l’État est condamné par la justice pour faute lourde en 2015, il fait appel. Et sa défense mérite d’être soulignée : l’État plaide qu’il n’est pas besoin de respecter la règle de non-discrimination dans les contrôles d’identité. Comme Mediapart l’a révélé, à défaut de pouvoir nier les faits, un mémoire remis à la justice les justifie. « La circonstance que, à ce moment de la journée, les officiers de police n’auraient contrôlé que des personnes d’apparence étrangère ne peut pourtant démontrer que le contrôle n’aurait pas été réalisé dans des conditions respectueuses des libertés individuelles et du principe d’égalité. En effet, les policiers étaient chargés d’enquêter notamment sur la législation sur les étrangers. »

L’État justifie les contrôles au faciès au nom de l’idée que les Noir·es et les Arabes sont « d’apparence étrangère », impliquant ainsi que la France serait d’apparence blanche… Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de racisme institutionnel, soit de la perméabilité de la police au racisme de la société ; il est bien question de racisme d’État. Comment dire aux personnes racisées qui subissent ces violences répétées d’agents de l’État qu’il s’agit seulement de racisme institutionnel, et qu’il leur est interdit de dénoncer un racisme d’État, quand l’État, non seulement laisse faire, mais va jusqu’à les revendiquer ouvertement ?

Sans doute en 2016 la justice a-t-elle confirmé en appel la condamnation de l’État : celui-ci ne parle donc pas d’une seule voix. C’est pourquoi on peut, comme le sociologue Abdellali Hajjat, discuter les limites de l’expression « racisme d’État » : à quel point s’applique-t-elle à la situation française aujourd’hui ? Mais on voit mal de quel droit on pourrait l’interdire – qui plus est pour un stage syndical sur l’antiracisme. On l’a vu, le front républicain (contre le Front national) est mort. Vive le front républicain (contre l’antiracisme politique), s’écrie la représentation nationale, comme un seul homme. Dans un pays qui n’a jamais interdit le Front national, le gouvernement va-t-il, avec le soutien de toute la classe politique, bannir le vocabulaire qui permet de nommer les politiques de la race en France ?

En outre, si l’État parvenait à censurer le vocabulaire politique, il faut supposer que la recherche sociologique serait également touchée. Plus jamais ça ? L’expression changerait de sens : on n’aurait plus le droit de parler de racisme d’État qu’au passé. On peine donc à comprendre que, à l’instar des député·es, des universitaires, et même des sociologues, applaudissent le ministre. On s’étonnait déjà de la rareté des protestations contre la censure qui se répand dans le monde académique ; faudra-t-il maintenant s’habituer à ce que nos collègues s’en fassent les défenseurs ? Tout se passe comme si l’on s’accommodait aujourd’hui en France, peut-être sous prétexte d’état d’urgence, des renoncements démocratiques les plus graves. Étrange défaite…


Ce texte est une version légèrement réduite de l’article paru le N°8 de la revue Les Utopiques (été 2018), éditée par l’Union Syndicale Solidaires. La version originale est disponible en ligne : https://www.lesutopiques.org/racisme-detat-politiques-de-lantiracisme/

Voir l’article original en ligne sur le site des Utopiques

Notes

[1Libération du 23 novembre 2017.

[2Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme.

[3Il s’agit du syndicat Sud éducation 93.

[4« Apartheid : aveu ou libération ? », dans Libération du 1er février 2015.

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Eric Fassin, sociologue, est professeur à l’université Paris-8 (Vincennes – Saint-Denis), département de science politique et département d’études de genre. Il est l’auteur, notamment, de Liberté, égalité, sexualités : actualité politique des questions sexuelles, avec Clarisse Fabre ; De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, avec et sous la direction de Didier Fassin ; et Une politique municipale de la race, avec Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels.