Décoloniser ! Notions, enjeux et horizons politiques

Sommaire du dossier

Mana tawwnayuq qillqa / l’écriture quechua sans béquilles : dix ans après le coup de bluff

, par LANDEO MUÑOZ Pablo

Téléchargez librement et gratuitement la revue en format PDF.

Dans la littérature écrite quechua, il demeure courant d’écrire et de publier un texte accompagné de sa traduction (son autotraduction) en espagnol. Cette pratique fut instaurée peu après la création de la vice-royauté du Pérou (1543), à l’occasion de la publication de recueils de sermons bilingues destinés à évangéliser les autochtones. Pourtant, en 1650, Juan de Espinosa Medrano publia El robo de Proserpina y sueño de Endimión (Le rapt de Prosperpine et le rêve d’Endymion), première grande œuvre dramatique en langue quechua, dont la traduction en espagnol ne verrait le jour que tardivement. Le IIIe Concile de Lima, qui se tint en 1582, déboucha sur la publication, deux ans plus tard, de la Doctrina Cristiana y Catecismo para la instrucción de los indios (Doctrine chrétienne et catéchisme pour l’instruction des Indiens) en espagnol, en quechua et en aymara, ce qui marqua un tournant dans la rhétorique de l’évangélisation. Depuis lors, les éditions de ces textes, élaborées par les différents diocèses péruviens, sont bilingues (quechua-espagnol, aymara-espagnol, etc.) et suivent peu ou prou les mêmes critères coloniaux. On observe néanmoins, depuis le début du siècle dernier, une rupture thématique et une volonté de compiler et de publier les littératures orales, née d’un souci de préservation de la mémoire orale des peuples quechuas, et notamment leurs contes et chansons. La seconde moitié du XXe siècle a été féconde et a vu la rédaction et la publication de poésies écrites en quechua, pour la plupart autotraduites en espagnol, tandis que la fin du siècle a été marquée par l’émergence d’un art du conte moderne reprenant les mêmes canons d’édition.

Dans les publications susmentionnées, les textes en quechua ne jouaient (et ne jouent) qu’un rôle décoratif, dans le sens ou ils donnaient aux lecteur·rices une impression d’exotisme et d’étrangeté. Ils étaient certes imprimés sur le papier et faisaient partie de l’ouvrage, mais étaient réduits au silence, comme pour ne pas détourner l’attention des lecteur·rices qui lisaient le texte en espagnol. Muet et relégué à une condition subalterne, le quechua était associé au passé, synonyme de « retard » et d’« ignorance » pour les classes dominantes et leur culture ; il en est, malheureusement, toujours ainsi, y compris au sein des populations andines qui parlent encore cette langue. Ainsi, seul un petit nombre de locuteur·rices du quechua instruit·es était en mesure de lire les publications dans cette langue. Cette anomalie linguistique qui est apparue avec l’école – où les élèves de langue maternelle quechua reçoivent une éducation pensée selon les canons occidentaux, dans une langue qui n’est pas la leur, et sont par ailleurs confronté·es à un cadre socioculturel colonisant et raciste – explique en partie pourquoi le quechua et ses locuteur·rices occupent désormais une place subalterne, à la marge, et pourquoi cette langue est en voie d’extinction, quoi qu’en dise l’Unesco.

Fresque murale représentant José Maria Arguedas, anthropologue bilingue espagnol-quechua et promoteur de la culture quechua.
Crédit : Sara Shuman (CC BY-NC 2.0)

C’est de ce constat qu’est née notre proposition d’une littérature en quechua qui se passerait d’autotraduction (de traduction) : une « écriture sans béquilles » ou mana tawnayuq qillqa, que nous défendons dans notre Qayakuy, notre « manifeste ». Dans cet article, j’apporterai quelques précisions au manifeste et m’arrêterai sur certaines critiques visant les publications monolingues ; à cet égard, il est utile d’avoir à l’esprit les propositions théoriques découlant des concepts andins (Landeo, 2014), des épistémologies du Sud (Rivera, 2018) et de celles du Nord relevant d’une perspective décolonisante (Krögel, 2021), etc.

Haro sur le mana tawnayuq qillqa / « l’écriture sans béquilles »

Le manifeste est né d’un acte de réactivation de la mémoire, de mon auto-reconnaissance en tant qu’Andin et qichwaruna [NdT : personne quechua], après 40 années de vie à Lima.

Le manifeste Runasimipi qillqaqmasiykuna (« À mes frères et sœurs qui parlent et écrivent en runasimi [1] [quechua] ») lance un triple défi aux jeunes écrivain·es : penser des projets esthético-narratifs capables de dialoguer avec d’autres littératures du monde, déterritorialiser la langue et opérer un renouvellement thématique. Toutefois, le « mana tawnayuq qillqa » ne cherche pas seulement à revendiquer une littérature moderne en langue quechua : il considère l’acte de création qu’est la littérature comme une stratégie pour consolider la vitalité du quechua (en publiant et en diffusant, notamment dans l’espace andin). En écartant les versions classiques en espagnol, ce mouvement encourage ainsi les locuteur·rices quechuas bilingues sensibilisé·es à lire les textes dans leur propre langue. En outre, le qayakuy s’adresse aux érudit·es qui, sans être des locuteur·rices du quechua, ont fait de la littérature produite dans cette langue leur objet d’étude. Plus qu’un défi, il s’agit d’une invitation à apprendre la langue (comme le ferait un·e étudiant·e en littérature anglaise, française, etc.), et à étudier cette littérature à travers le prisme de sa langue de production en lieu et place des traductions parfois douteuses, instrumentalisées ou écrites avec trop de libertés.

Dix ans après la publication de ce manifeste indépendant, je l’aborde pour la première fois à travers l’analyse des arguments iskay « deux » et tawa « quatre » sur les huit qui composent ce projet esthético-littéraire :

Iskay
Iquyaq runahinam siminchikqa kastillasimiwan tawnachakusqalla ichirin. Chaynalla kawsakuynin kanqa hinaptinqa, manam wiñaypaq sayariyta atinqachu, aswanmi pisi pisillamanta qullurunqa. Chayna kaptinqa llakillapaq kumuykachastinmi purisunchik runasimipi qillqasqanchikta kastillasimimanraq tikraykuspanchik paqarichiqkunaqa. « Édition bilingue » liwrukunapi ñawinchaykunchikchu runasimipi qillqasqa rakita ? Manam riki ! Kastillasimiman tikrasqallatam liyiykunchik. Runasimipi liyiykuyta qallariptinchikqa qillakuyllam atiparuwanchik, qallunchkipas lliwmi watarikurqun hinaptinmi maskaykunchik kastillasimichaman tikrasqata. Runasiminchikqa chayna ñawinchaytapas qillqaytapas yachakaruptinchikmi mana chaninchasqañachu ; wañusqa simihinañam. Kunanqa tapunakusunchik : haykapikamataq kaynalla kanqa ?

Deux
Notre langue, le quechua, avance tant bien que mal, telle une personne souffrant d’une maladie incurable, s’appuyant sur l’espagnol qui lui tient lieu de béquille. Si cette situation perdure, jamais notre langue ne pourra devenir autonome : pire, elle finira par s’éteindre à petit feu, et alors nous errerons sans but, tête basse, déshonoré·es à jamais. Lisons-nous vraiment les textes écrits en quechua dans les « éditions bilingues » ? Non ; nous n’en lisons que la traduction en espagnol. Et même si l’on essaye, à peine avons-nous commencé que la paresse l’emporte car notre langue stagne ; et l’on se rabat sur la traduction. Voilà pourquoi le quechua a perdu de son importance. Combien de temps cette situation va-t-elle durer ?

Le quechua, nous dit-on, est une langue atteinte d’une maladie chronique, le mal de la dépendance linguistique et culturelle, puisqu’il s’agit d’une langue incapable de s’exprimer de son propre chef ; autrement dit, le quechua est une langue dépourvue d’autonomie. Pour être compris, tout texte écrit en quechua doit demander l’aide de l’espagnol : c’est cette langue qui donne corps à l’existence du quechua. En ce sens, l’image de la béquille (tawna, tanwa), qui renvoie au handicap, se veut une dénonciation de la condition subalterne, marginalisée et culturellement estropiée du quechua et de ses locuteur·rices.

Il faut souligner à quel point une langue est un élément essentiel de l’identité car elle est associée à un territoire, à une histoire, à une société de locuteur·rices et à des pratiques culturelles spécifiques. Voir sa langue maternelle agoniser et s’éteindre (ou être méprisée et marginalisée) provoque chez nous un déchirement viscéral, pareil à ce que l’on ressent en voyant nos parents agoniser sur leur lit de mort : nous avons le sentiment qu’une partie de notre être souffre, agonise, et se meurt. Voilà pourquoi l’écriture sans béquilles est cruciale pour celles et ceux d’entre nous qui avons bu le quechua au sein maternel, pour paraphraser l’Inca Garcilaso.
D’aucun·es contestent mon point de vue, mon opposition à la traduction et à l’autotraduction, et exigent les traductions ; d’autres voient dans la résistance à traduire un texte un acte « égoïste » qui signifierait que nous refusons de partager nos créations, que nous nous « enfermons dans une bulle », etc. Mais il ne s’agit pas uniquement de répondre aux exigences des universitaires et des lecteur·rices qui n’ont pas encore pris le temps de réfléchir à tout cela. Ces remises en question trahissent également le manque d’intérêt des lecteur·rices non andin·es (à de rares exceptions) pour l’apprentissage du quechua ou d’autres langues autochtones qui sont par ailleurs des outils de travail universitaire ; ils et elles n’auraient pas les mêmes réticences à apprendre l’anglais ou le français si les circonstances l’exigeaient.

Tawa
Ñuqallay runasimipi qillqaspaqa manañam kunanmanta kastillasimiman tikrasaqñachu : “Icha kayta qawaykuspanku runasimipi qillqaq wawqi-panillaykunaqa ñuqahina ruwallanman” nispa. “Hamutasqayqa, imallamantapas runasimipi qillqasqayqa ichiriykuchunyá tawnachanta wikutiykuspa, tampi-tampillapas, wichiykustin hataristinpas”, nispaypas.

Quatre
Dorénavant, lorsque j’écrirai en quechua, je ne traduirai pas : « Peut-être servirai-je d’exemple et qu’ainsi d’autres m’emboîteront le pas », me disais-je, pensant que les actions sont tout aussi décisives que les mots. De même, je pensais de mon écriture en quechua : « Qu’elle jette sa béquille. Qu’elle avance d’une démarche incertaine s’il le faut, mais qu’elle le fasse seule ».

Ainsi, l’écriture mana tawnayuq devient un acte de subversion et de libération, grâce auquel le quechua met fin à sa dépendance à l’espagnol et entame le combat pour son autonomie. La condition du quechua, confrontée à ce nouveau défi, et celle de mon écriture naissante, peut aussi être comparée à l’image d’un bébé qui, petit à petit, découvre l’aventure et le plaisir de marcher, ainsi que les risques que cela implique. J’insiste :

yachasqanchikmanhinam wawapas lluqasqallanmanta ichiytaña munan, chaypaqmi hatarispan pirqamanpas imamanpas hapipakun hinaspa pisipisillamanta ichiyta qallarin, wichiykustin hataristin, takakustinpas, waqastinpas ; chaynayá ichirichun kay qillqaypas sapallanmanta puriy yachanankama. Chaynallam wawakunapas. Ichiyta yacharuspanqa wawapas sapallanmantañam maymanpas siqakuykunku, kusisqallalla asikustin, qaparistin, chaynatam qawana runasiminchiktapas

Nous le savons, les bébés, s’ils se déplacent d’abord à quatre pattes pendant une longue période, éprouvent l’envie naturelle de se dresser et de marcher, et s’aident pour cela des murs ou de tout autre support et, ce faisant, retombent parfois au sol, se font mal et pleurent, mais ils se relèvent et reprennent de plus belle. Je souhaite que mes écrits en fassent de même et se déplacent jusqu’à pouvoir marcher de leur propre chef, et avec assurance. Après avoir appris à marcher librement, un bébé part dans tous les sens, heureux, en riant, en criant ; c’est ainsi que je m’imagine le quechua, dans un avenir pas si lointain

Ce que je convoque, c’est cette image heureuse du bébé qui ne savait que se déplacer à quatre pattes, mais qui apprend, moyennant de grands efforts, à marcher d’un pas assuré sur ses deux jambes, et donc de façon autonome. Une image qui, par extension, fait ressortir l’état de dépendance, l’infirmité du quechua qui, pourtant, grâce au travail conjoint de locuteur·rices du quechua et d’autres passionné·es de cette langue, saura conquérir son autonomie. Je ferais aussi le rapprochement avec une personne qui, souffrant d’une maladie tenace, sans l’assistance des proches qui l’entourent, aurait épuisé toutes les possibilités de se remettre sur pied.

Maïs andin en train de sécher.
Crédit : Paulo Guereta (CC BY 2.0)

Approches critiques de l’écriture sans béquilles

En réalité, la critique officielle n’a rien dit. Inopérante de par son ignorance ou sa piètre connaissance de la langue, elle n’a pas su lire ni interpréter le qayakuy, ce qui témoigne de la suprématie de l’espagnol en tant que langue savante dans un contexte linguistique et culturel hétérogène. Sans les autotraductions classiques, c’est-à-dire les publications en deux langues, il n’y aurait ni commentaire, ni critique, ni étude. Dix ans après la parution du « manifeste », on constate un essor des publications monolingues en quechua, ce que l’on peut en partie associer à la proposition mana tawnayuq qillqa, à Lima comme dans les départements où le quechua reste la langue parlée au quotidien. L’« écriture sans béquilles » a accentué la crise qui frappe l’étude des littératures péruviennes et pose un constat : l’hétérogénéité littéraire au Pérou est et demeurera un problème sans solution tant que les langues autochtones n’auront pas été reconnues à leur juste valeur. Cette situation semble par ailleurs annoncer, pour ce qui nous intéresse, la nécessité d’une critique en quechua comme conséquence naturelle, laquelle doit émaner du substrat même des écrivain·es quechuas.

Cela étant, je m’arrêterai brièvement sur quelques voix critiques du mana tawnayuq qillqa. Pour commencer, je profiterai d’un commentaire qu’a laissé Niel Palomino Gonzales sur une publication que j’ai postée le 12 octobre 2022 sur mon mur Facebook, au sujet de Sayri de Genaro Cahuana, un recueil de poèmes paru il y a peu, dont j’ai signé l’introduction en quechua :

Niel Palomino Gonzales :
Ce beau recueil de poèmes n’en est que meilleur grâce au prologue que tu as écrit intégralement en quechua. De toute évidence, tu as inauguré la critique littéraire en runasimi, cher Pablo.

Pablo Landeo :
Niel Palomino Gonzales Añay, wawqiy Niel. Kuyakusqay librukunallapaqmi kapka-kapka yaykuchiq [simikuna]llatapas qillqaykuni, T’aniwipaqhina. Mayraqya tukuy yachananchikqa suyawachkanchik, qillqananchikpas. Qampas qaillqanaykim wawqillay. Qqillqananchikmi [qillqananchikmi]. Construisons la critique littéraire avec notre propre langue, c’est un autre des défis qu’il nous faut relever. Kuyakuyniywan (Consulté le 12/10/22 à 10h07).

Bien que je sois reconnaissant envers Niel Palomino pour la générosité de ses remarques, je me dois de préciser qu’il existe déjà quelques études critiques en quechua qui sont antérieures aux miennes. L’écriture sans béquilles peut ainsi s’appuyer sur la revue Atuqpa Chupan Riwista, un formidable support pour la diffusion des productions critico-littéraires en quechua. J’ai participé à sa création en 2011 et j’en assure la direction depuis cette date. Depuis, sept publications physiques ont vu le jour, qui contiennent une pluralité d’articles et de critiques littéraires en provenance du Pérou bien sûr, mais aussi de pays frères où le quechua est parlé : Bolivie, Argentine et Équateur. Soulignons que l’arrivée quelque peu tardive mais cruciale d’Olivia Reginaldo (à partir du 4e numéro) a permis de dépasser les clivages naturels qui émaillaient la revue. Avec sept numéros, Atuqpa Chupan est la revue universitaire la plus ancienne et jouit d’un prestige international.

Voilà bientôt 10 ans que j’ai publié mon manifeste « Runasimipi Qillqaqmasiykunata Qayakuy ». Sur Facebook, le poète, narrateur et professeur universitaire Niel Palomino Gonzales a écrit, depuis Cusco :

POUR UNE ÉCRITURE QUECHUA INSUBORDONNÉE À L’ESPAGNOL
Ce manifeste, ou cet appel, je l’ai lu en 2013 quand je suis tombé dessus à la bibliothèque de Ciro Palomino, à la Faculté des lettres de l’université de San Marcos. Ses 8 points firent l’effet de 8 coups de hache sur ma rationalité émotionnelle. C’est pourquoi je n’ai écrit mon T’aniwi qu’en quechua. C’est un droit qui nous appartient, il n’y a rien d’anti-interculturel là-dedans, car personne n’irait dire à un·e écrivain·e russe qu’il ou elle doit traduire son œuvre en quechua au prétexte de l’interculturalité, ni à Mario Vargas Llosa d’en faire autant. Mais si, au nom de l’interculturalité, vous souhaitez traduire quelque chose en espagnol ou en quechua, allez-y. Jamais nous ne nous y sommes opposé·es ! En revanche, nous obliger à traduire en castillan pour que l’on s’intéresse à nous relève du colonialisme, cela revient à maintenir le quechua dans une position de subordination à l’espagnol. La traduction encourage uniquement la lecture en espagnol, car les lecteur·rices préféreront lire en espagnol plutôt qu’en quechua.

Le 1er septembre 2022, la poétesse Olivia Reginaldo commentait, depuis Strasbourg :

Cela fait 10 ans que Pablo Landeo a lancé son appel en faveur d’une écriture quechua sans traduction, et 9 ans que nous nous connaissons. Un soir, à la Casa de la literatura, suite à une réunion d’Atuqpa Chupan, il m’a offert son livre Wankawillka. Je l’ai lu d’une traite cette nuit-là, d’abord en quechua, bien entendu, puis en espagnol. J’en profitais aussi pour lire son appel, un texte lucide et, contrairement à ce que d’aucun·es pensent, conciliateur. Je me souviens lui avoir écrit, le lendemain : « Ichayá allinta yuyarispa, ñuqapas runasimipi qillqaykuyman wichiykustin hataristinpas ». Je me suis alors mise à écrire en quechua, et ce fut le début d’une grande amitié.

Le qayakuy est une invitation à revendiquer un droit si fondamental que l’expliquer en est absurde : écrire dans sa langue maternelle, voilà tout. Sans avoir à se justifier. La traduction est un complément qui, s’il doit arriver, arrivera en temps et en heure, et dont nous devons faire en sorte qu’il soit fidèle à l’original.

Le qayakuy est un appel à la persévérance, car les locuteur·rices du quechua n’ont pas été alphabétisé·es en quechua, et le premier contact avec un texte en quechua peut rebuter. Toutefois, comme le dit Pablo : « Hikutaykuchkaptillanchikmi qallunchikpas sumaqchallata paskarikunqa, qunqasqa simikunapas yuyayninchikman chayamunqa (Nunanchikpaq / animunchikpaq musuqmanta kawsariymi kanqa) ».

Depuis sa publication, plusieurs écrivain·es ont adhéré au qayakuy, ouvertement ou non. De nombreux·ses lecteur·rices ont également relevé le défi. Nous verrons comment les choses évoluent dans les 10 années à venir. Merci pour tout, Pablo.

Portrait de Pablo Landeo et Irma Alvarez Ccoscco à la présentation de leurs œuvres respectives, octobre 2019.
Crédit : Kelly Writers House (CC BY 2.0)

À ces considérations critiques vient s’ajouter la première étude consacrée à notre projet, le texte « Mana tawnayuq : La postura hacia una literatura en runasimi, escrita sin muletas » (Mana tawnayuq : en marche vers une littérature en runasimi, une écriture sans béquilles », Capítulo 2, de l’ouvrage Musuq Illa. Poética del Harawi en Runasimi (2000-2020), de la professeure Alison Krögel de l’université de Denver, États-Unis (2021). Dans cet essai, point de départ de l’étude de la littérature quechua actuelle, cité par des publications monolingues en Équateur, en Bolivie et au Pérou, Alison Krögel (qui parle quechua) s’essaye avec acuité et poésie à de nouvelles façons d’aborder cette littérature « en empruntant des chemins critiques à la fois des concepts philosophiques et esthétiques andins et des théories critiques émanant d’autres traditions ». Mme Krögel crée en effet deux termes, deux facettes lyriques, « ukun qucha » et « ch’uya qucha », qu’elle associe à la nouvelle poésie quechua et les étudie à travers le prisme de concepts quechuas comme le pachacuti, le (mana) tinkuy et le tinkuy-tikray. De la même façon, ses méthodes d’analyse et d’interprétation de texte jonglent avec les propositions théoriques de Silvia Rivera Cusicanqui, Boaventura de Sousa Santos, Derrida, Spivak, Linda Tuhiwai et autres auteur·rices post- ou décoloniaux·ales reconnu·es dans la sphère des sciences sociales.

Sur notre proposition d’écriture quechua sans béquilles, Krögel déclare :

Plutôt qu’un discours anti-traductionniste (ama kastillasimiman tikrayñachu), il s’agit d’une posture anti-béquille (mana tawnayuq) ; la « béquille » étant ici une canne linguistique qui, selon bon nombre d’intellectuel·les runas est devenue un fardeau plus qu’un appui (voir Landeo Muñoz 2013 : 1, 17-18). Les projets esthétiques mis au point (mana tawnayuq) sont des exemples de ce que le philosophe Boaventura de Sousa Santos décrit comme le passage d’une « épistémologie de la cécité à une épistémologie de la vision », dont le but est d’ébranler les cadres hégémoniques de la représentation (Santos 2009 : 60-74). Cette stratégie cherche à rendre visible l’invisible, pensable l’impensable, présent l’absent (Krögel, 2021 : 74).

Quand je repense aux mois qui ont suivi la publication de mon roman en quechua Aqupampa, premier fruit du projet mana tawnayuq qillqa, il me vient à l’esprit la première interview que j’ai donnée à ce sujet, dans laquelle j’avais évoqué l’écriture en quechua sans béquilles. En effet, je ne m’attendais pas du tout à recevoir un courrier des États-Unis, de la journaliste colombienne Vanessa Londoño, qui travaillait à l’époque pour la revue Americas Quarterly. Cet entretien, nous l’avions fait en espagnol, puis la journaliste l’avait traduit en anglais et publié dans ladite revue. Le projet n’a cessé de revenir dans les interviews et les commentaires, par exemple dans la revue Pueblos indígenas y Educación (Landeo, 2017). Le premier commentaire critique de ce roman est toutefois à mettre au compte du professeur César Itier, qui a produit, depuis Paris et bien qu’il s’en défende, une critique qui fait office de « guide » pour celles et ceux qui souhaiteraient découvrir le roman et en connaître les qualités narratives. Au Pérou, ce mérite revient à Niel Palominos Gonzales, auteur de T’aniwi ([2019] 2022).

Comme nous l’avons vu, il est important de souligner que les prémices de ce que nous pourrions qualifier de future critique littéraire en quechua sont déjà là et qu’elles circulent dans des revues papier et numériques. Espérons que ces prémices donneront lieu à de beaux fruits mûrs, à une critique intelligente, objective et critique.

Mana tawnayuq qillqapa rurun / les fruits de l’écriture sans béquilles :

L’adhésion au manifeste est un acte presque militant, mesurable grâce au nombre de publications monolingues qui va croissant. Un acte qui impose non seulement de renverser les canons littéraires construits à partir de la langue dominante, l’espagnol, mais aussi de développer une conscience littéraire (une responsabilité, pourrait-on dire) qui incite à s’adonner à l’écriture en tenant compte des exigences propres à toute littérature digne de ce nom.

Actuellement, écrire aussi bien de la poésie que de la prose en quechua et la publier sans traduction est une tendance appelée à se renforcer si l’on regarde dans le détail des publications telles que la revue Atuqpa Chupan Riwista, fondée en 2011, ou encore Kallpa, Ñawray, Unaypacha ou Urkutanpu. De même, des revues papier et numériques, Facebook, YouTube et consorts participent à la diffusion des poèmes d’Irma Alvarez Ccoscco, d’Olivia Reginaldo, ou d’un petit échantillon de poésie féminine (Bellido, Wendy ; Castro, Luz Castro ; Mamani, Carmen ; et. al, 2018, blog d’Atuqpa Chupan). Enfin, comment ne pas mentionner le Premier concours international de prose quechua, qui s’est tenu sous les auspices des éditeur·rices d’Atuqpa Chupan, dont les textes lauréats ont été publiés dans un dossier du n° 7 de la revue, 2021-2022.

Conclusion

Le runasimi est ma langue maternelle. Mes premiers balbutiements, l’apprentissage des mots, je les ai faits dans cette langue. Rappelons que dans toutes les sociétés humaines, la langue fait partie intégrante de l’identité, elle est propre à un territoire et un contexte socioculturel donnés, associée à la mémoire historique de ses locuteur·rices, à leurs récits fondateurs, leurs mythes, légendes et héros·ïnes nationaux·ales, leurs divinités, leurs dynasties familiales, leurs grands-parents et parents, leur enfance ; autant d’éléments qu’ils et elles sentent couler dans leurs veines. Comme elles et eux, quand l’adversité se présente sous l’aspect de forces colonisatrices, la langue agonise et souffre, pâtit, succombe devant la férocité de la langue de l’envahisseur. Une fois le territoire colonisé et la langue asservie, celle-ci accuse un lent mais grave déclin du nombre de ses locuteur·rices, jusqu’à disparaître, tandis que la langue officielle, dominante, se renforce avec l’aide du nouvel appareil colonial et de ses institutions tutélaires.

Dans une telle situation, que faire quand sa langue maternelle agonise ? Rester les bras croisés ? L’abandonner à son sort ? J’ai fait ce que mes moyens et mes ressources me permettaient : rédiger le qayakuy dans l’espoir qu’il trouve son public, tout en participant à la consolidation de la langue à travers sa littérature ; plus précisément, en lui donnant le genre qui lui faisait défaut, c’est-à-dire la prose et, notamment, le roman, avec la publication d’Aqupampa. À présent, c’est aux locuteur·rices de cette langue d’en entreprendre la diffusion et l’examen critique, en même temps que le lectorat s’élargira. De plus, ces œuvres constitueront un réel défi pour les locuteur·rices du quechua les plus éduqués, qui ont trop pris l’habitude de lire en espagnol.

Le manifeste est une invitation, et non une injonction, mais il marque néanmoins une rupture avec les façons traditionnelles d’appréhender la littérature péruvienne malgré la proposition du concept d’hétérogénéité et la nécessité de les étudier sous l’angle des littératures péruviennes, en ne s’arrêtant pas à la langue dans laquelle elles sont écrites. Cette démarche a du mal à passer auprès de la critique nationale, désemparée face à l’émergence de littératures dans les langues autochtones. Peinant à s’en sortir sans les habituelles autotraductions, elle exprime son mal-être à la vue des textes monolingues en quechua au lieu de se plonger dans l’apprentissage de cette langue.
Andahuaylas, ayamarqay killa, 2022