Pérou : ceux qui sont nés pour servir gouvernent maintenant ce pays bicentenaire

, par ALAI , ITZMANÁ Ollantay

En moins d’un mois de gestion du pays par le premier Président paysan, des événements culturels et politiques sont survenus, qui bousculent les certitudes d’une « identité nationale » bicentenaire.

Le 6 juin dernier, à l’occasion d’un soulèvement inédit dans les urnes, l’électorat péruvien a provoqué la défaite de tout le peloton oligarchique et a élu pour président de ce pays bicentenaire rien de moins qu’un paysan, totalement étranger à la Lima de la vice-royauté.

Cette défaite politique a fait mal et fait encore mal aux « maîtres » de la République créole (les criollos), qui ont immédiatement voulu « redomestiquer » ce président au chapeau, cet insoumis, en menant – sans succès – une « guerre économique » et en « faisant descendre les gens dans la rue » au prétexte que le nouveau gouvernement constituait un danger pour « la démocratie et le développement » du pays. Ainsi, ils ont entrepris et poursuivent une guerre médiatique contre les membres du gouvernement, avec pour mot d’ordre : « Soit ils se soumettent à nouveau, soit nous les chassons du pouvoir. »

Le Président Pedro Castillo (à gauche) et son Premier Ministre Guido Bellido (à droite), avec leurs écharpes officielles rouges et blanches, lors du serment symbolique prêté le 29 juillet 2021 dans la région d’Ayacucho. Crédit : Presidencia de la Republica del Peru (CC BY 3.0)

Les gens qui portent un chapeau et qui parlent quechua sont nés pour être des domestiques.

Au Pérou, comme dans le reste des Républiques créoles bicentenaires, les paysans et les autochtones naissent pour servir les familles métisses dans les principales villes du pays et pour travailler comme « peón » [1] dans les haciendas.

Tel est le principe constitutif de base de la République péruvienne ; il ne s’agit pas seulement d’un état de fait économique, mais aussi d’un sujet anthropologique et identitaire dans l’organisation officielle du Pérou.

Pour être admis officiellement comme citoyen péruvien, l’autochtone, c’est-à-dire le natif ou le paysan, est obligé de renoncer à sa langue, à sa culture et à son identité, de les renier, pour s’assimiler aux métisses (et s’il s’assimile à Lima, c’est encore mieux), même si, dans les faits, il ne parviendra jamais à être accepté comme tel.

Pour le folklore, les criollos veulent bien reconnaître Pedro Castillo comme « le président au chapeau », mais en réalité, ils ne voient en lui qu’un serviteur « cholo » [2], autochtone.

En un mois, c’est bien de racisme et de mépris dont ont fait preuve les membres du Congrès et les médias dominants à l’égard du président Pedro Castillo et de son Premier ministre Guido Bellido, malgré tous les efforts protocolaires. Ils ne peuvent pas supporter que ceux qui sont nés pour être leurs jardiniers ou leurs chauffeurs soient maintenant Président et Premier ministre de leur République !

Aujourd’hui encore, les députés, les chefs d’entreprises, les fonctionnaires… tous ont pour domestiques des sœurs, des tantes, des nièces, des femmes de la même région que Pedro Castillo et que Guido Bellido. Ce sont elles qui nettoient leurs toilettes, qui préparent leurs repas ou qui s’occupent de leurs animaux domestiques. Les oncles, les frères, les neveux, les membres des familles de Bellido et de Castillo ont été et sont encore leurs jardiniers, leurs ouvriers, leurs chauffeurs… Dans la République créole péruvienne bicentenaire, ceux qui viennent des provinces rurales, qui parlent quechua ou aymara, sont nés pour les tâches basses et sont condamnés à y rester, et en silence ! Et s’ils se plaignent, ils sont punis comme des indiens insolents.

C’est la raison pour laquelle Castillo et Bellido sont perçus – par l’oligarchie, par la classe moyenne endettée et même par les provinciaux aujourd’hui intégrés à Lima – comme leurs ouvriers ou leurs domestiques.

Mais ce qui irrite plus encore les patrons criollos et assimilés aux criollos, ce n’est pas seulement que leurs « peones » soient désormais Président et Premier ministre de leur République, ou qu’ils refusent de rentrer dans le rang ou de modérer leur comportement irrévérencieux à l’égard de « l’ordre établi ». Ce qui les irrite le plus est de les voir leur parler depuis le plus haut degré de l’État et de les voir s’adresser à tout le Pérou dans des langues autochtones comme le quechua. Une langue millénaire que les caciques politiques ont tenté d’annihiler, voire d’effacer depuis plus de cinq siècles, mais sans succès. L’épiphanie officielle de la langue quechua est le début d’une autre défaite historique : la défaite culturelle.

Castillo et Bellido n’ont pas encore initié la mise en œuvre de leur programme « subversif » qui consiste en la création d’une Assemblée Constituante Plurinationale, en la révision des contrats de privatisation, en la redistribution des terres… Cependant, de par leur seule « présence autochtone » au sein de l’État créole, ils commencent à concrétiser une promesse historique sans cesse reportée : celle de la révolution démocratique culturelle, par le biais du langage corporel et de la langue quechua comme outil politique d’émancipation. Et c’est cette « révolution de sens commun », semble-t-il, que craignent le plus les privilégiés du Pérou officiel bicentenaire.

Lire l’article original en espagnol sur le site d’ALAI

Notes

[1NdT : le "peón" est un ouvrier agricole autochtone exploité dans le cadre des grandes propriétés foncières et agricoles du XIXe et XXe siècle, aux mains de propriétaires blancs ou métisses. C’est, au Pérou, la figure absolue de la servitude, de l’exploitation et de l’humiliation autochtone.

[2NdT : Au Pérou le mot "cholo" est un terme généralement péjoratif, souvent utilisé comme insulte, qui fait référence aux personnes andines ayant migré en ville, surtout à Lima, la capitale.

Commentaires

Cet article, initialement paru le 30 aout 2021 sur le site de ALAI (sous licence "copyleft"), a été traduit vers le français par Anne Le Meur, traductrice bénévole pour ritimo.