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Breny Mendoza : les théories décoloniales comparées

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Rédigé par la coordination de ce numéro de la collection Passerelle, cet encadré est un résumé de l’article de Breny Mendoza (professeure en études de genre à l’Université de l’État de Californie) : « Decolonial Theories in Comparision », publié dans le Journal of World Philosophies à l’été 2020, [1] et qui présente une analyse comparée des différentes théories sur la (dé)colonisation.

La récente prolifération de théories décoloniales a donné naissance à divers courants, comme les études postcoloniales indiennes et moyen-orientales, les études « colonialité/modernité » latino-américaines et les études du « colonialisme de peuplement » (settler colonialism) anglo-saxonnes – très à la mode depuis quelques années dans les universités. Bien que cette production intellectuelle reste concentrée – majoritairement – entre les mains d’hommes blancs universitaires, ce sont les mobilisations autochtones, de personnes migrantes et issues des migrations d’anciennes colonies faisant irruption sur les scènes politiques du monde entier qui ont mis le sujet à l’ordre du jour. Une des critiques portées envers ces études est l’invisibilisation des formes de colonisation qui n’ont pas été perpétrées par les Européen·nes (notamment les colonisations chinoises et japonaises en Asie) – une forme d’eurocentrisme dans le sujet même du décolonial. Une autre critique est que les courants théoriques se diviseraient par aire d’influence coloniale – la colonisation britannique d’un côté et la colonisation espagnole de l’autre – reflétant un certain « provincialisme » ainsi qu’une myopie historique dans leurs analyses qui ne permettent pas d’aborder les origines communes, les processus imbriqués et les juxtapositions des différentes expériences coloniales. Cet article propose donc une analyse comparative et relationnelle des théories décoloniales latino-américaines et anglo-saxonnes, afin de montrer que les conceptions divergentes de l’expérience coloniale impliquent des horizons politiques de décolonisation très différents également.

Patrick Wolfe et Lorenzo Veracini définissent le « colonialisme de peuplement » (settler colonialism) comme un type de colonisation mené par les colons originaires d’outremer qui viennent sur un territoire qui ne leur appartient pas dans l’intention de s’y établir de manière permanente – ce qui implique le déplacement et/ou l’extermination de la population qui y vit et l’installation d’un nouvel ordre politique. Ces auteurs l’opposent au colonialisme d’exploitation, caractérisé par l’exploitation et le contrôle de la population autochtone – celle de l’Amérique latine. Dans le premier cas, l’accès à la terre serait l’enjeu principal, dans le deuxième, le contrôle de la force de travail autochtone. Pour Mendoza, il s’agit d’une opposition binaire qu’il faudrait dépasser, car elle ne résisterait pas à une analyse plus fine des réalités historiques. Au contraire, la théorie de la colonialité du pouvoir d’Anibal Quijano propose un cadre d’analyse planétaire, un régime de pouvoir global qui caractérise le monde depuis 1492 avec différentes nuances à des périodes et dans des régions diverses. Dans les deux cas, cependant, la colonialité est un processus actif, continu et structurel, et non pas les restes d’un passé lointain.

La conception de l’État-nation est un autre point de divergence important. Pour Quijano, c’est dans les formes d’exploitation du travail basée sur la race que se forge l’État-nation – l’occupation du territoire est assumée comme un fait accompli et évacuée des analyses. Mendoza se demande si la position sociale de Quijano, un métis blanc et lettré, n’influence pas cette conception que la dépossession territoriale et de la présence des métis·ses comme des faits accomplis ; conception qui conditionne fortement les projets de décolonisation. Au contraire, dans les études sur le colonialisme de peuplement, l’État-nation est fondamentalement illégitime car basé sur (et reproduit par) l’occupation ininterrompue et violente du territoire autochtone, et quiconque revendique des droits accordés par l’État usurpateur est également un usurpateur de souveraineté autochtone. Cela a des conséquences aiguës en terme de projets politiques. En Amérique latine, les mouvements autochtones réclament à la fois l’autonomie sur leurs territoires et l’accès aux droits garantis par l’État-nation (issu de la colonisation). En Bolivie, la refondation de l’État en État plurinational, l’incorporation de concepts dits autochtones comme le « Buen Vivir » et les droits de la nature dans la constitution sont des exemples de la réforme de l’État créole-métisse qui ne remettent pas en cause le caractère intrinsèquement colonial de l’État. Au contraire, la politique autochtone qui dérive des analyses des études du colonialisme de peuplement appelle au rejet total et non négociable de l’État colonial et usurpateur comme autorité légitime – une position politique assez utopiste selon Mendoza.

Par ailleurs, la conception de la race implique également des divergences importantes. Aux États-Unis, une goutte de sang blanc suffirait à rendre un autochtone blanc (afin de l’assimiler et de faire disparaître son groupe social) et une goutte de sang noir suffirait à rendre une personne noire (afin de la ségréguer et de l’exploiter). Mais l’idée de race n’émergerait qu’avec le siècle des Lumières et la formalisation de l’idéologie raciste. Dans l’Amérique latine coloniale, au contraire, l’idéologie du métissage a été très forte et très régulée par les normes sociales pour chaque groupe, dans un système de caste très élaboré qui a permis d’occulter le racisme comme mécanisme d’élimination des éléments indésirables. La racisme était latent, ce que reconnaît le courant décolonial : le racisme précède le capitalisme mais en deviendra un mécanisme central. La lutte contre le racisme implique donc des perspectives également différentes et plus ou moins structurelles.

Dans les deux courants, le genre (en tant que catégorie d’analyse) reste secondaire et il faut alors se tourner vers les féministes décoloniales. Du côté des Latino-américaines, Segato affirme que l’implosion du « village » sous le régime colonial et la reconfiguration patriarcale (d’un patriarcat autochtone de basse intensité à un patriarcat colonial de haute intensité) sont des clés pour comprendre la colonialité du pouvoir aujourd’hui. Lugones affirme plutôt que le genre n’existait pas dans les sociétés autochtones et qu’en tant que mode d’organisation de la société déshumanisant et violent, il est constitutif de la société coloniale. Selon les Anglo-saxonnes Tuck et Yang, mais aussi Smith, la violence sexuelle est un mécanisme intrinsèque et indispensable à la colonisation, autant que la race. La destruction de la matrilinéarité, l’introduction de l’hétéropatriarcat, la politique de dégradation des femmes autochtones sont essentielles à la disparition des peuples autochtones et à l’expropriation de leurs terres : l’objectif reste donc la disparition de l’État usurpateur, ainsi que la récupération de l’autonomie féminine et de l’autorité politiques des femmes autochtones.

En terme de projet de décolonisation, les Latino-américain·es décoloniales·aux se centrent davantage sur l’aspect épistémique de la décolonisation : le rôle de l’eurocentrisme dans les formes légitimes de savoir et de connaissances, dans la façon d’être au monde, détruisant les connaissances ancestrales des peuples autochtones par pur racisme. La décolonisation passerait donc par la désoccidentalisation et la ré-autochtonisation de la société. Pour Mendoza, cette logique répondrait au lieu d’énonciation des penseur·ses du décolonial, des métis·ses-blanc·hes de classe supérieure travaillant dans des université états-uniennes. Au contraire, le colonialisme de peuplement a une vision bien plus nette des positions et lieux d’énonciations, ainsi qu’un projet politique plus pragmatique : « sans récupération des terres, de la souveraineté et de la communauté, la décolonisation n’est qu’une métaphore », nous dit Mendoza. Ce courant devrait néanmoins abandonner sa position « provincialiste » afin de proposer des projets de décolonisation plus larges : la décolonisation est trans, elle est globale et doit être totale.

La position que soutient Breny Mendoza a donc le mérite de tisser des liens entre position sociale des penseur·ses, niveau d’analyse, sujets d’intérêts prioritaires et horizons de décolonisations ; elle a aussi le mérite de proposer des complémentarités entre les différents courants critique du colonialisme et de la colonialité, afin de parachever de façon efficace la décolonisation du monde.