La décolonialité au coeur des débats : de quoi parle-t-on ?

Zoom d’actualité

, par Rédaction, WEILL Caroline

Sur la côte est du Canada, une campagne invite à "décoloniser cet endroit", rappellant qu’il s’agit de territoire autochtone non cédé. Crédit : Alec Perkins (CC BY 2.0)

La question de la décolonialité est au cœur de nombreux débats qui traversent la France actuellement. Le 13 septembre 2021, sur le plateau TV de « C Ce Soir », Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, affirme : « Moi ce qui m’effraie encore plus que Zemmour, c’est les discours intersectionnels du moment. » La notion d’islamo-gauchisme, de décolonialisme [1], et de façon connexe, les notions de racisme d’État ou racisme systémique, d’islamophobie, de privilège blanc… font l’objet de débats passionnés, voire enragés.

Plus particulièrement, l’Université est le théâtre de la majorité de ces affrontements – et cela n’est certainement pas anodin. De fait, les notions de colonialité/décolonialité, autant que celle d’intersectionnalité ou de personnes racisées, proviennent en premier lieu d’intellectuel·les, d’universitaires, de penseur·ses (en général non-blanc·hes et/ou non-européen·nes). Pour éclairer les débats qui font actuellement rage sur la scène politique et universitaire française, ritimo vous propose un petit retour sur l’origine de ces notions, pour mieux comprendre de quoi on parle – et surtout savoir qui parle, et pourquoi.

Colonialité

La notion de colonialité a été introduite dans le monde universitaire par Anibal Quijano, un sociologue péruvien. En 2000, il écrit un chapitre d’ouvrage intitulé « Colonialité du Pouvoir, Eurocentrisme et l’Amérique Latine », dans lequel il propose de comprendre l’organisation actuelle du monde comme un continuum entre colonialisme (qui a débuté « officiellement » en 1492 avec l’invasion des Amériques) et colonialité, c’est-à-dire un monde qui n’a pas terminé de se décoloniser et qui est encore organisé selon l’héritage de la colonisation. Il identifie trois piliers à la colonialité :

  • le capitalisme : un mode d’organisation économique qui n’a cessé de se répandre sur la planète depuis les colonisations, et qui est désormais hégémonique ;
  • le racisme : une catégorie de distinction entre des groupes sociaux, qui altérise et hiérarchise les corps et les vies, en mobilisant des éléments biologiques supposément « naturels » pour justifier à l’infini l’exploitation des personnes racisées (cf infra) ;
  • et l’euro-centrisme : une organisation du monde dans laquelle l’Europe est au centre de tout. C’est le creuset de la culture occidentale dominante, l’origine des principales langues parlées dans le monde, le centre des échanges socio-économiques et politiques…

Ce concept, en raison de la puissance de description et d’explication des expériences vécues par des milliers de personnes, a été rapidement repris et développé par de nombreux·ses autres intellectuel·les latino-américain·es. Citons en particulier Edgardo Lander, sociologue vénézuelien, et Walter Mignolo, sémiologue argentin, qui parlent de la « colonialité du savoir » pour évoquer l’asymétrie de valorisation des savoirs entre le monde européen/occidental et les autres régions du monde. Par exemple, quand on parle d’art en Europe, on parle d’artisanat en Amérique latine ; quand on parle de connaissance en Europe, on parle de sagesse en Amérique latine ; quand on parle de philosophie en Europe, on parle de cosmovision en Amérique latine ; quand on parle de religion en Europe, on parle de croyances en Amérique latine. La force de ce concept de colonialité du savoir est qu’il a trait à une histoire globale, mondiale, mais qu’il peut aussi bien s’appliquer aux relations entre anciens pays colonisateurs et anciens pays colonisés [2], qu’au sein des pays eux-mêmes : ainsi, la colonisation du savoir et l’asymétrie de leur valorisation sont particulièrement évidentes entre les populations urbaines, métisses et les populations autochtones, souvent rurales.

D’autres chercheur·ses ont ensuite développé le concept de colonialité de l’être (Nelson Maldonado-Torres, portoricain) ; colonialité du genre (Maria Lugones, philosophe argentine) ; colonialité du faire, du voir, du langage… Ces intellectuel·les se sont organisé·es autour du groupe modernité / colonialité. Il s’agit de l’un des collectifs de pensée critique les plus importants d’Amérique Latine, qui rassemble des sociologues, anthropologues, philosophes, pédagogues, etc. Présenter les théoricien·nes de la colonialité est important, car cela explique leur point de vue situé [3] : celui de chercheur·ses et intellectuel·les latino-américain·es qui travaillent en général dans des universités états-uniennes, et qui cherchent à donner du sens à leur expérience particulière de migration. Ils et elles y pensent le processus de racialisation (cf infra) dans le cadre de l’exploitation capitaliste internationale, et produisent une critique de la modernité européenne. Par exemple, le respect des droits des femmes est souvent présenté comme un critère de modernité d’une société ; or, il s’agit d’une idée tout à fait récente, qui n’a pas plus 50 ans dans nos propres pays et est le résultat d’une conflictualité interne aux sociétés occidentales. Certains secteurs sociaux (qui étaient jusqu’à présent hostiles au féminisme) qui instrumentalisent la lutte pour les droits des femmes dans le but de stigmatiser certains pays, certaines aires culturelles, ou certains groupes sociaux, en les qualifiant « d’anti-moderne », ont, de fait, une démarche coloniale.

Qu’en est-il en France de la place du concept de décolonialité ? Lors d’un colloque international organisé en mars 2021, Irene Pereira, philosophe à l’université de Créteil, affirmait que la réception et la compréhension, en France, du concept de colonialité sont très insatisfaisantes. Selon elle, le concept est généralement repris en dehors de son contexte, et les intellectuel·les (ou autres personnes) français·es qui l’évoquent ne le comprennent pas toujours ou pas toujours correctement, du fait d’un manque de rigueur dans l’étude d’un concept qui n’émerge pas de notre propre contexte socio-culturel.

Or, quand il est repris par des mouvements sociaux et de transformation sociale, le concept de colonialité a l’avantage de replacer le racisme vécu par tout un secteur de la population dans le temps long de l’histoire, afin de le comprendre de façon plus globale qu’uniquement comme une question individuelle, ou seulement comme un acte hostile envers une personne particulière. Par exemple, replacer les violences policières contre les personnes noires et arabes dans le temps long de la restructuration des forces de maintien de l’ordre permet de mieux appréhender ce que peut être la colonialité en France. De même, montrer que la façon dont est souvent présentée l’histoire de Napoléon ou bien celle de l’abolition de l’esclavage reste très euro-centrée révèle en pointillé la position subalterne des Afrodescendant·es en France. Ainsi également, affirmer que « les origines de l’islamophobie sont coloniales » permet d’analyser de façon plus globale et intégrale comment et pourquoi tant de personnes affirment que « les musulmans constituent désormais une menace existentielle pour la République, ses principes et la laïcité ».

Le concept de colonialité, qui naît des réflexions de personnes migrantes ou issues des migrations qui pensent leur position dans le monde, tente donc de mettre en relation l’expérience vécue, les mouvements sociaux et le travail de théorisation. Ce travail qui permet de nommer les oppressions vécues est un premier pas vers l’émancipation, dans une perspective nécessairement internationale et géopolitique.

Décolonialité

Car, bien sûr, l’objectif du concept de colonialité est de proposer des voies pour la décolonialité. Il propose implicitement un projet politique, celui de mener à bien la décolonisation inachevée du monde. La chercheuse hondurienne Breny Mendoza, dans un article sur les théories décoloniales comparées, insiste sur les différentes perspectives des projets de décolonisation et leurs relations avec les caractéristiques sociales de celles et ceux qui s’inscrivent dans les divers courants intellectuels. Pour le groupe « colonialité / modernité » latino-américain (des universitaires, relativement blanc·hes et privilégié·es), les sujets de prédilection sont plutôt les discours, les arts, les savoirs et l’épistémologie (tout ce qui a trait à la connaissance) : c’est-à-dire, décoloniser les esprits. En revanche, pour l’étude du « settler colonialism » (colonie de peuplement [4]) dans le monde anglophone, la perspective de décolonisation réside dans l’abolition de l’État issu de la colonisation et de la récupération des terres afin d’assurer une autonomie politique, économique et territoriale totale. Cette position est plutôt celle des intellectuel·les issu·es des peuples autochtones aux États-Unis, au Canada et en Australie, et qui travaillent dans ces mêmes pays.

Une fresque mural sur la côte ouest des Etats-Unis dit : "Décolonise et relax". Crédit : wiredforlego (CC BY-NC 2.0)

En France, la perspective de décolonisation est encore différente, car, en tant qu’ancien pays colonisateur, nous bénéficions encore matériellement et symboliquement de la colonisation (par le biais de la Françafrique, de l’extractivisme et de l’exploitation des migrant·es précarisé·es, du sentiment diffus de supériorité dont le complexe du sauveur blanc est le meilleur exemple...).

Ainsi, la colonialité s’exprime, s’exerce et s’expérimente sous d’autres formes en France. On pourrait schématiser en disant que ce sont trois catégories de personnes qui sont principalement concernées par les enjeux liés à la décolonialité : les français·es racisé·es, issu·es des différentes vagues de migration, notamment post-décolonisations ; les habitant·es des territoires encore colonisés par la France (Guyane, Nouvelle-Calédonie, Mayotte, les Antilles, etc) ; les migrant·es, illégalisé·es ou non, et traité·es comme des sous-catégories humaines à bien des égards (administratif, économique, socio-culturel, politique, etc). Ces personnes qui prennent la parole et qui théorisent leur vécu de « racisé·e », sont très souvent renvoyées à leur différence de type « racial » (couleur de peau, type de cheveux, patronyme, accent, etc.) par le groupe dominant (blanc, Européen ou assimilé à Européen). Quand elles s’emparent du concept de décolonialité, elles bousculent, depuis l’intérieur, la construction d’une certaine identité nationale française, bâtie sur l’euro-centrisme, le capitalisme et le racisme – c’est-à-dire, sur la colonialité. Elles posent ainsi des questions qui dérangent : faut-il continuer à revendiquer comme symbole de grandeur nationale des hommes comme Colbert, qui a légalisé la mise en esclavage des ancêtres de toute une partie de la population française ? Comment peut-on continuer à passer sous silence les discours profondément racistes d’intellectuels comme Voltaire, pourtant célébrés pour leur œuvre intellectuelle ?

Si une partie du spectre politique qui fustige le « décolonialisme » dénonce ce qui serait une « haine de la France », on est en droit de se demander : la « haine » de quelle France ?… De celle qui a hérité du monde organisé par la colonisation et qui bénéficie matériellement et symboliquement aux personnes européennes et/ou blanches ? Décoloniser la France, c’est donc plutôt accepter de se confronter à notre passé, de le revisiter pour reconstruire une idée de ce que c’est que la France, de son histoire et de son identité collective, qui prenne en compte toutes les voix de celles et ceux qui la constituent, aujourd’hui.

Raci(ali)sation / racisé·es

On le voit bien, dans les notions de colonialité et de décolonialité, la question de la race et du racisme est centrale. Mais qu’entend-on exactement par « race », « racialisation », « racisme systémique » ? Souvent, les débats universitaires restent obscurs pour les non spécialistes, car les concepts utilisés revêtent une signification différente que celle qu’on leur prête dans le langage courant, et selon les régions du monde où l’on peut les croiser.

C’est d’abord Frantz Fanon, célèbre psychiatre martiniquais, qui introduit en français la notion de « racialisation », dans son œuvre majeure Les Damnés de la Terre (1961) — une traduction du terme "racialization" en anglais du penseur afro-états-unien W.E.B. Dubois. Aujourd’hui, cette notion est « utilisée par les chercheur·ses en sciences sociales pour mettre en lumière les logiques de production des hiérarchies raciales dans telle ou telle société donnée ». Plus tard, la sociologue Colette Guillaumin aborde de front la question du racisme dans la société française, avec un ouvrage intitulé « L’idéologie raciste », en 1972. Elle introduit, quant à elle, le terme de « racisé·e », c’est-à-dire de personnes assignées à un groupe minoritaire, altérisé, en d’autres termes considéré comme "fondamentalement autre", « des groupes qui sont sociologiquement en situation de dépendance ou d’infériorité » [5]. Ces groupes sont identifiés par des caractéristiques physiques associées à une appartenance de type racial. L’avantage énorme des concepts de Frantz Fanon et Colette Guillaumin est d’affirmer que, si la race biologique n’existe évidemment pas, [6] sa réalité sociale, elle, existe effectivement, dans les yeux des personnes racistes et dans la façon dont la société est organisée. C’est ce que signifie la notion de « race sociale ». Ces concepts permettent également de proposer une définition du racisme bien plus large que celle qui est communément acceptée (soit l’acte agressif ou hostile envers une personne perçue comme d’une autre « race ») : « des formes diffuses et sédimentées de racisme persistent, y compris chez des individus qui ne sont pas consciemment racistes. Car même sans adhérer activement à une idéologie raciste, les gestes de hiérarchisation et d’infériorisation qui en sont l’héritage ne disparaissent pas pour autant », pour reprendre les mots de Sarah Mazouz. En somme, dans cette conception, le racisme correspond à une certaine organisation de la société (ses symboles et ses valeurs, les caractéristiques des structures économiques, etc.), fondée sur le fait d’appartenir à un groupe dominant (le groupe « racisant »), ou à des groupes dominés (les groupes « racisés »).

Ce qui est en jeu, c’est donc la redéfinition de la notion de racisme, pour recouvrir des espaces peut-être impensés par certaines générations antérieures dans leurs luttes antiracistes : ce qui pourrait être appelé le « racisme systémique ». Pour François Héran, démographe et sociologue, refuser de parler ou d’analyser la question de la race reviendrait à « s’aveugler sur les critères de la discrimination » – comme si en n’en parlant pas, ces discriminations cessaient d’être une réalité vécue au quotidien par de nombreuses personnes. Pour lui, « le débat ne porte pas sur l’idéal [universaliste] mais sur comment le réaliser ». Autre argument souvent opposé à celles et ceux qui parlent de racisation : le « color-blindedness » (littéralement la « cécité aux races », ce qui revient à dire : « moi, je ne vois pas de couleurs de peau, je ne vois que des personnes »), ce qui empêche (ou évite) de voir un problème réel qui traverse toutes les sociétés au niveau mondial et d’y faire face. Pour citer à nouveau Sarah Mazouz : « le mot ‘race’ doit continuer à figurer dans la Constitution pour rappeler que le problème existe ».

Une jeune femme participe à une manifestation anti-coloniale à Barcelone, 2015. Crédit : Pedro Mata, Fotomovimiento (CC BY-NC-ND 2.0)

Il est nécessaire de re-contextualiser ces débats conceptuels dans la situation politique du moment : outre les innombrables scandales autour de femmes voilées dans l’espace public, rappelons les attaques politiques systématiques contre l’UNEF, la dissolution du Comité Contre l’Islamophobie en France, le vote de la Loi Séparatisme… Toutes ces attaques aux libertés d’association et d’expression émergent dans un contexte où des mouvements sociaux – comme le Comité Adama - ou bien la mise en lumière des crimes racistes, imposent dans l’espace public la question du racisme systémique. Les débats qui traversent l’université et les recherches scientifiques ne sont pas décorrélées des préoccupations de leur temps. Les discours et les actions portés par les "nouveaux" mouvements sociaux antiracistes s’inspirent, autant qu’ils les alimentent, des recherches universitaires. L’incorporation du terme « racisé·e », issu de la sociologie, dans les milieux militants, en est le plus bel exemple.

Dans le même ordre d’idée, l’expression « privilège blanc » est souvent mal comprise : comme l’indique le psychologue états-unien John Amaechi, « normalement, quand on parle de privilège, on pense à des richesses indues et des bénéfices immédiats pour tous ceux qui en jouissent. Mais le privilège blanc, et de fait tous les privilèges, a plus à voir avec l’absence de gêne, l’absence d’obstacle ou de problèmes, de telle façon que lorsque tu as un privilège, tu ne t’en rends pas forcément compte, mais lorsque que tu ne l’as pas, cela affecte tout ce que tu fais. » De fait, les termes dans lesquels se pose aujourd’hui l’anti-racisme ont tendance à faire réagir beaucoup de personnes blanches qui se sentent directement attaquées. Cela mène des activistes comme Reni Eddo Lodge à affirmer qu’elles ne « parlent plus de racisme avec des personnes blanches ». Pour elle, trop souvent, la levée de bouclier consiste à évoquer l’existence d’un supposé « racisme anti-blanc », ce qui aurait pour but « de masquer, de détourner et d’éviter à tout prix le véritable problème ». Car si l’on se penche sur les statistiques de représentation politique, d’accès aux ressources éducatives et économiques etc., « il n’y a pas photo » : les discriminations structurelles portent toujours sur des personnes non-blanches. C’est ce que Robin Di Angelo a également appelé la « fragilité blanche » : « les personnes blanches des sociétés occidentales ont grandi et vivent dans un environnement qui les protège de tout stress lié à leur couleur de peau » et par conséquent « un minimum de stress racial devient intolérable, déclenchant des « mouvements de défense » : colère, peur, culpabilité, silence, opposition », rendant difficile la conversation sur le sujet.

Il faut noter que le racisme, en tant que phénomène qui organise et structure toute la société, n’est pas l’apanage des pays occidentaux comme la France, les États-Unis ou le Royaume-Uni. Au Pérou, le racisme flagrant des élites traditionnelles contre le nouveau président Pedro Castillo et son gouvernement est au centre des débats et des enjeux en cours. La crise électorale bolivienne, en 2019, a également été marquée par une résurgence des discours racistes les plus crus. En Mauritanie, les fortes discriminations raciales à l’égard des communautés noires continuent de faire l’objet d’un tabou national. Dans le secteur humanitaire également, la question se pose : « le racisme explique-t-il en partie notre réticence à transférer l’action humanitaire au niveau local ? »

En France, au travers des dénonciations autour de « l’islamo-gauchisme », émanant de la ministre Frédérique Vidal et reprises par des journalistes comme Valérie Toranian, on peut rapidement se rendre compte que ce qui pose problème, c’est bien la question « raciale ».

Intersectionnalité

La prise en compte de la « race sociale » n’est pas le seul aspect qui est agité comme une menace par ses détracteur·rices. Comme l’interview de Sarah El Haïry le souligne, c’est aussi le concept d’intersectionnalité, également issu de l’université, qui fait débat dans les sphères politiques sans être correctement contextualisé.

La notion d’intersectionnalité a été médiatisée avec Kimberlé Crenshaw, juriste afro-états-unienne, dans un article de 1989 « Démarginaliser l’intersection de la race et du sexe : une critique féministe noire de la doctrine de l’anti-discrimination, de la théorie féministe et de la politique anti-raciale » pour l’Université de Chicago. Elle y met en lumière les intersections, la façon dont s’articulent, les différentes discriminations dont font l’objet les femmes noires, à savoir le sexisme et le racisme, et analyse comment le fait d’être à la fois femme et noire les situe dans une position sociale spécifique et pourtant invisibilisée : les figures du féminisme étant souvent blanches, elles s’en trouvent exclues ; et les figures des luttes anti-racistes étant souvent masculines, elles en sont également exclues.

Comme le rappelle la sociologue Jules Falquet, le premier groupe à avoir écrit sur l’intersectionnalité en tant que « manière de comprendre l’organisation sociale comme résultant de plusieurs mécanismes d’oppressions simultanées et qui ont la même importance », est le Combahee River Collective [7]. En 1979, ce collectif publie une déclaration féministe noire où les militantes analysent leur position spécifique dans le mouvement social états-unien comme étant le résultat de quatre systèmes d’oppression imbriqués : le racisme, le patriarcat, le capitalisme et l’hétérosexualité. À partir de là, de nombreux concepts ont été proposés, comme celui de consubstantialité des rapports sociaux par la sociologue Danièle Kergoat, ou d’imbrication des rapports sociaux de Jules Falquet. [8] De façon transversale à tous ces concepts, il apparaît que l’intersectionnalité ne propose pas une approche cumulative, mais plutôt celle de la simultanéité et de la non-hiérarchisation des oppressions.

L’idée de la non-hiérarchisation est centrale dans la notion d’intersectionnalité, car c’est bien là son postulat principal : les questions de race et de genre ne sont pas moins importantes que la question de classe pour expliquer les expériences vécues de discrimination et de violence.

En France, en 2020, un appel signé par 80 personnalités et 20 organisations dénonce « la racialisation de la question sociale », affirmant leur désaccord avec cette lecture qui, selon elles et eux, masquerait les enjeux socio-économiques derrière une lecture « raciale » et « identitaire ». Un des tenants de cette posture est l’historien Gérard Noiriel, spécialisé dans l’histoire de la classe ouvrière. Celui-ci affirme que, « surtout préoccupés par les discriminations liées au genre et à la race, [les adeptes de l’intersectionnalité] ont rajouté tardivement la classe, mais sans en faire un véritable enjeu de luttes » et que « les revendications socio-économiques ont été marginalisées au profit de polémiques identitaires qui ont fini par creuser la tombe du parti socialiste. » Dans un long article publié dans Mouvements, Eléonore Lépinard et Sarah Mazouz expliquent que cette posture d’« une fraction du monde universitaire, limitée mais importante par les positions institutionnelles qu’elle occupe, contribue à décrédibiliser scientifiquement cette approche en l’assimilant à une forme intellectuelle de communautarisme qui essentialiserait les identités. » D’une certaine façon, un universitaire comme Gérard Noiriel reprocherait à ses collègues de prendre au sérieux les autres systèmes d’oppression, et de ne pas les considérer comme de simples manifestations de la domination sociale et économique. [9]

Conclusion

Au milieu de débats politiques et scientifiques houleux, il est utile de revenir à l’origine des mots, des concepts, et de ce qu’ils disent. Une contextualisation de ces débats, qui vont de l’université aux sphères politiques et dont les sociétés civiles se saisissent de plus en plus, permet de mieux en cerner les enjeux.

Aujourd’hui, en s’emparant de ces concepts et en les mettant en lien avec leurs vécus, les acteur·rices des mouvements anti-racistes font bouger les lignes, en France, aux États-Unis, dans le monde entier. Ils et elles posent les débats dans des termes renouvelés et font ainsi évoluer les représentations, les analyses politiques et les stratégies de lutte. S’intéresser à ces nouvelles manières d’appréhender les questions de discriminations, de genre, de race ou de classe, permet de mieux saisir dans leur contexte les « nouvelles » formes de mobilisation sociale ainsi les réactions auxquelles elles ont à faire face.

Notes

[1L’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, par exemple, se propose de faire le suivi de ce « mouvement idéologique [qui] procède à une occupation méthodique des postes de prestige savant, ce qui l’a fait sortir de la marginalité malgré l’extrémisme, l’intolérance et la vindicte qui le caractérisent. »

[2Par exemple, dans les facultés de sociologie au Pérou tout le monde étudie Bourdieu ; mais quasiment personne ne sait qui est Quijano en France.

[3On doit ce concept à la philosophe féministe Donna Haraway, en réaction contre l’idée d’une objectivité scientifique qui pourrait être absolue et d’une connaissance qui pourrait être neutre.

[4« Une colonie de peuplement est une colonie vers laquelle un État envoie sa population (hommes, femmes et enfants) l’habiter de manière significative, afin d’y établir une présence pérenne et autonome et d’y bâtir une société semblable ailleurs dans le monde. Cette nouvelle société s’épanouit et se développe en particulier grâce à l’agriculture, à la chasse et au commerce. Elle s’oppose à la colonie-comptoir. La colonisation de peuplement est la forme la plus violente de colonisation, s’accompagnant d’un lot de nettoyages ethniques, surtout lorsque les colons veulent faire disparaître la population autochtone sur place. » Source : wikipedia.

[5Guillaumin, op. cit., p. 94

[6Il est important de le rappeler, car au cours du XIXe un large courant des scientifiques de l’époque affirmait l’existence de races humaines différentes (et hiérarchiques entre elles).

[7Le Combahee River Collective est une organisation féministe noire, lesbienne radicale et socialiste, active de 1974 à 1980 à Boston (États-Unis). Militantes à la fois des mouvements féministes et dans le mouvement pour les droits civiques, elles ont affirmé que ces mouvements ne prenaient pas en compte leur réalité et leurs besoins spécifiques en tant que femmes noires, et en particulier en tant que lesbiennes noires. Elles ont également introduit la notion d’ « identity politics », politique identitaire.

[8À noter que, selon les anthropologues péruviennes Patricia Oliart et Cecilia Blondet, « dans le cas de sociétés au passé colonial, comme le cas du Pérou, la relation étroite et d’influence mutuelle de ces trois catégories [classe, genre, race] est évidente dans n’importe quelle recherche empirique ». (« Las mujeres y el género. » Dans : Fost Brescia, María y Lemlij, Moisés (ed) 1999. En el umbral del milenio, Investigaciones preparatorias para la conferencia, Vol Iv. prom, Perú, Lima. (p. 37-88))

[9Pour sa part, l’avocat et essayiste Rafik Chekkat considère les positions que développent Gérard Noiriel et son collègue Stéphane Beaud dans leur livre Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie (2021), sont d’une « mauvaise foi rare, qui s’affranchit le plus souvent de toute rigueur scientifique ».