Introduction
Dans le secteur de la coopération et solidarité internationales (CSI), la stratégie genre et « développement », qui réside derrière les politiques mises en œuvre depuis les années 1990, contribue à la reproduction de la dominance du Nord global sur le Sud global, [1] dans le cadre de la mondialisation institutionnalisée. Cette stratégie, qui faisait partie des savoirs des Suds, [2] a été vidée de son sens politique transformateur des rapports de colonialité et de genre, sous les orientations des parties puissantes (États, bailleurs de fonds) qui commandent « l’aide au développement » et sous les pratiques des organismes de coopération internationale (OCI).

Vider les savoirs des Suds de leur sens politique transformateur est une des pratiques habitualisées (habitus) des parties puissantes en CSI et relève de la colonialité du pouvoir et du savoir, au cœur de laquelle persiste l’idéologie raciste de la suprématie blanche.
L’anthropologue colombien Arturo Escobar [3] (2008) et la philosophe brésilienne Claudia de Lima Costa [4] (2006) préviennent contre les appropriations et traductions erronées des théories qui questionnent la colonialité. Il est en effet pertinent de suivre le cheminement de ces « théories voyageuses » [5] et voir comment les concepts qui les fondent sont transformés, traduits, voire trahis ou resignifiés, durant ces voyages entre Nord et Sud. [6]
Cet article aborde le cas des concepts du genre, de l’intersectionnalité et de l’empowerment, tel qu’intégrés et mis en pratique dans le cadre de la stratégie genre et « développement » dans le secteur de la CSI.
Signifiant, lors de leur généalogie, une finalité de transformation des rapports de pouvoirs et de genre, l’usage de ces concepts est réduit à des visées économiques et à des résultats quantitatifs de court terme, dans le cadre de programmes économiques et sociaux liant en partenariat des OCI dans le Nord global et des ONG dans le Sud global. Les conséquences sont graves en termes de justice sociale et de justice de genre à l’international.
Cet extractivisme épistémique [7] s’insère dans la dynamique des rapports de pouvoir-savoir, où les parties puissantes redirigent les savoirs des Suds en leur donnant un sens qui sert une stratégie de reproduction de l’hégémonie coloniale. Les chercheur·es et militant·es décoloniaux·ales s’efforcent de contrer cette tendance qui domine dans la CSI, en creusant des marges de manœuvre pour resignifier une stratégie de justice sociale transformatrice, qui réhabilite le sens politique des savoirs des Suds et qui soit à l’écoute des évolutions récentes novatrices de ces savoirs.
J’aborderai ces aspects systémiques de la colonialité du pouvoir et du savoir dans le secteur de la CSI, tout en précisant que cet article reflète ma positionnalité de sociologue féministe issue de l’immigration arabo-africaine au Canada et active dans ce secteur. C’est sous cette posture que je témoignerai de quelques expériences qui s’inscrivent dans une perspective décoloniale, telle que je les ai vécues au sein du Comité québécois femmes et développement (CQFD), entité de l’Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI).
Aspects systémiques de la colonialité du pouvoir et du savoir en CSI
L’idée raciste de la suprématie blanche qui caractérise la modernité est primordiale pour comprendre l’évolution de la CSI en termes de rapports pouvoir-savoir dans le système-monde. [8] Il s’y exerce clairement la colonialité du pouvoir, [9] dans le sens de l’usage de la racialisation par le système capitaliste, pour se maintenir et se renforcer ; et la colonialité du savoir, [10] dans le sens de systèmes de pensée qui, par le discours hégémonique d’un modèle civilisateur universel, justifient l’infériorisation et la domination de l’Autre ; le non-européen, le non-occidental, le non-« développé ».
Les parties puissantes imposent un modèle de partenariat Nord-Sud entre les OCI et les ONG sous le terme « développement », qui constitue une finalité des Nations-Unies en termes de 17 objectifs de développement durable (ODD) à atteindre en 2030. Le caractère colonial et raciste de ce terme-concept est flagrant, dès qu’on le situe dans sa généalogie à un moment de l’après Seconde Guerre mondiale, où les États-Unis s’affirmaient comme nouvelle puissance mondiale, dans un contexte qui dessinait les règles du jeu de la guerre froide. C’est dans ce processus qu’un discours fondateur de l’idée contemporaine du « développement » a été prononcé le 20 janvier 1949 par Harry S. Truman, trente-troisième président des États-Unis. Pour la première fois, ce terme était utilisé pour souligner l’importance de l’aide aux régions « sous-développées ». Cet énoncé d’une stratégie civilisatrice visant le Sud global s’inscrivait dans la continuité de la « mission » civilisatrice formulée dès le XVIIIe siècle pour légitimer la stratégie de colonisation envers des « races » inférieures.
Arturo Escobar [11] part de la généalogie de la thématique du développement à travers ce discours, pour considérer que le problème n’est pas en soi l’échec inévitable du projet de « développement » ; ses succès sont aussi problématiques sous l’angle de la colonialité pouvoir-savoir. Car, à la base, la vision épistémique du « développement » et les pratiques politiques qu’elle génère constituent historiquement l’imposition d’un modèle de pensée et d’action par les parties puissantes du Nord global. Le discours de Truman établissait ainsi une construction discursive des pays du Sud global comme « tiers-monde » et légitimait l’hégémonie états-unienne et occidentale.
C’est de cette façon qu’au lendemain de l’indépendance juridico-politique des colonies aux XIXe et XXe siècles se mettait en place une stratégie pour pérenniser la colonialité. [12] Aller à l’encontre des rapports pouvoir-savoir coloniaux exige donc un processus de re-signification sur le long terme, qui, au-delà du statut formel de l’indépendance, devra déstabiliser structurellement les rapports socio-économiques, épistémiques, ethniques et de genre. [13]
C’est en partant de ce constat de colonialité du pouvoir et du savoir dans le système-monde que diverses approches dénoncent les inégalités économiques et sociales dans le cadre de l’ordre mondial institutionnalisé et y opposent des alternatives mettant en perspective un monde plus juste, basé sur une solidarité internationale et intégrant l’égalité des genres.
Déconstruire le savoir sur le « développement » fait partie de ce long processus décolonial car ce concept incarne un savoir colonial émis par le Nord global et véhiculé à travers les programmes de CSI, auxquels se soumettent les partenaires dans le Sud global, sous la contrainte du financement international.
Impacts de l’extractivisme des savoirs des Suds sur les programmes de « développement »
La sociologue indo-états-unienne Chandra Talpade Mohanty [14] attire l’attention sur la méconnaissance des populations concernées par les programmes de CSI. Elle fait le constat que « c’est dans la littérature libérale sur les femmes dans le développement international que l’on trouve les meilleurs exemples d’universalisation à partir d’un réductionnisme économique ». C’est-à-dire qu’on suppose que les femmes forment un groupe cohérent, avec des problèmes et des besoins similaires et comme une catégorie préexistante à l’implication dans le « processus de développement ». Elle ajoute que ces comparaisons transculturelles réductrices entraînent une colonisation des détails de la vie quotidienne et des intérêts politiques représentés et mobilisés par des femmes de différentes classes sociales et de différentes cultures. Cette démarche analytique limite la définition du sujet féminin à l’identité de genre et fait totalement abstraction des identités de classe et d’ethnie. [15]
Cette perception erronée est à mettre en lien avec le fait que la notion de pouvoir, qui est importante pour approcher le caractère structurel des inégalités de genre, n’est pas réellement intégrée dans les programmes de CSI, [16] comme le montre la manière dont deux concepts ont été réinterprétés et intégrés dans les programmes de « développement » : 1) le concept de l’empowerment, émanant en 1987 du réseau Development Alternatives with Women for a New Era (Dawn), réunissant des ONG et des féministes issues des Suds ; 2) le concept de l’intersectionnalité, émanant en 1989 du black feminism états-unien. [17]
Ces deux théories ont été produites par des féministes des Suds dans un contexte de crise, où les politiques d’ajustements structurels imposées par le pouvoir financier international avaient abouti à l’échec et avaient renforcé la paupérisation dans le Sud global. Elles reflètent un savoir situé, c’est-à-dire ancré dans la réalité et les subjectivités vécues, où les populations – et particulièrement les femmes – sont exposées au croisement des oppressions systémiques. Ces théories ont en commun qu’au-delà du cadre des études féministes, elles ont été popularisées comme outils d’analyse et approches dans tout projet ou action qui a une finalité sociale, que ce soit dans les milieux universitaires des sciences humaines, dans les politiques et actions sociales communautaires locales ou à l’échelle de la CSI.
Les parties puissantes qui commandent la stratégie du « développement » se sont approprié ces deux concepts, au point qu’un programme de partenariat entre une OCI et une ONG ne peut accéder au financement s’il ne fait pas montre de les intégrer. Mais cette appropriation s’est faite d’une manière qui a castré les finalités des concepts d’intersectionnalité et d’empowerment, entravant de la sorte l’aboutissement des programmes de « développement » à des changements qualitatifs en termes de rapports de pouvoir et de rapports de genre.
Dans ce processus, la technique de captation des concepts consiste à exclure le long terme et se limiter au court terme, à exclure la finalité de transformer les rapports de pouvoir et se limiter à répondre aux besoins de survie, dans une logique de gestion de la pauvreté. L’intégration de ces concepts ainsi retaillés dans les programmes de « développement » sert des visées économiques, sans questionnement politique. Ce sont ces visées qui sont objet de financement et d’évaluation par les bailleurs de fonds. Le sociologue portoricain Ramón Grosfoguel [18] qualifie d’« extractivisme idéologique ou épistémique » de telles pratiques de piratage des savoirs autochtones dans le Nord global. Il considère que le « vol épistémicide » fait partie de l’extractivisme mondial occidental.
Telle que mise en pratique dans les programmes de « développement », l’approche intersectionnelle subit un extractivisme épistémique qui la réduit à un usage pour la capacitation individuelle, pour la réalisation d’objectifs de court terme, négligeant la transformation stratégique des rapports de pouvoir-savoir coloniaux et de genre. On veillera par exemple à ce qu’une femme racisée ait une part égale aux hommes et aux femmes blanches dans les revenus générés par le programme et qu’elle participe sur une base d’égalité à la gestion des ressources de ce programme. Mais, au-delà de cette amélioration momentanée dans sa situation économique, rien n’est envisagé en vue de l’après programme, pour que cette femme exposée aux discriminations croisées (de classe, de genre, de « race ») puisse acquérir une conscience politique de sa situation et soit impliquée d’une manière ou d’une autre dans le mouvement socio-politique de lutte contre les systèmes d’oppression imbriqués.
C’est de cette même façon que l’empowerment est mis en pratique en CSI, dans une logique de gestion de la pauvreté et des inégalités pour permettre aux individus de développer et d’exercer leurs capacités individuelles et de prendre des décisions rationnelles dans un contexte d’économie de marché. L’empowerment est alors lié aux notions de choix, d’opportunité, de participation, de gouvernance, de propriété et de reddition de comptes. [19] Or, lors de sa généalogie, l’empowerment ne signifiait pas seulement l’autonomie économique des femmes, mais le renforcement de leur pouvoir par une transformation radicale des structures économiques, politiques, légales et sociales qui perpétuent la domination selon le sexe, l’origine ethnique et la classe. [20]
C’est cette dimension individuelle économiciste caractérisée par une sous-estimation du caractère foncièrement conflictuel des rapports de pouvoir que mesurent des procédés tels que la gestion axée sur les résultats (GAR) ou la grille de Harvard, utilisée pour évaluer les rôles sociaux genrés dans les programmes d’empowerment. [21] C’est en ce sens que William Easterly, [22] ex-chercheur à la Banque mondiale, constate que la majorité de l’aide internationale est basée sur des solutions fractionnées pour régler de grands problèmes et qu’elle annihile l’innovation locale et le développement autonome des populations du Sud.
Sous ces politiques, l’ODD5, objectif de développement durable de l’ONU qui vise l’égalité des sexes et l’empowerment de toutes les femmes et les filles dans l’horizon de 2030, est irréalisable et irréaliste.
Cette acception et cette pratique de l’intersectionnalité et de l’empowerment vont donc dans le même sens que la manière dont le concept de genre a été « récupéré » par les agences internationales de développement, en lui ôtant son pouvoir analytique foncièrement critique et sa capacité mobilisatrice pour transformer des rapports de pouvoir inégaux au sein de la société. [23] C’est en ce sens que Donna F. Murdock [24] constate que les États néolibéraux s’appuient sur un discours de type « genre et développement » pour délégitimer et domestiquer la politique féministe radicale. Brenda R. Weber [25] note une orientation qui privilégie le succès entrepreneurial et l’idéologie de l’agency (capacité à agir) individuelle comme solutions aux maux sociaux, brisant activement les formes de solidarité politique qui sont le soubassement des luttes collectives pour l’égalité des genres et la justice sociale.
Ces manières de capter et de pratiquer le genre, l’intersectionnalité et l’empowerment sous la stratégie « genre et développement » en CSI sont favorisées par une gouvernance qui construit discursivement un domaine public dénué de rapports de pouvoir entre classes sociales et d’histoires d’oppression, où l’accent est mis sur les identités individuelles, au point de camoufler la responsabilité collective et où les rationalités du marché redéfinissent la démocratie. [26]
La plupart des OCI et ONG, même quand ils adoptent une posture plus ou moins critique de cette stratégie dominante, s’y trouvent contraints car les financements en dépendent. De plus, la professionnalisation du travail de conseillère en genre favorise une « neutralité idéologique » qui éloigne du féminisme en tant que projet social. [27] Ces évolutions signifient que la théorie de transformation des rapports sociaux et de genre risque de devenir un bien de consommation, un signe de prestige dans un paysage élitiste néolibéral, n’étant plus perçue et utilisée comme un savoir libérateur des oppressions systémiques. [28]
Pour contrer une telle tendance, il est primordial de réhabiliter les savoirs sur le genre, l’intersectionnalité et l’empowerment en retournant à leurs définitions lors de leur généalogie. Plus généralement, la décolonisation des rapports pouvoir-savoir passe par la déconstruction de l’idéologie du « développement » qui est foncièrement raciste. Cela signifie d’ouvrir la réflexion sur la question de la justice sociale et de genre entre penseur·ses et militant·es aux Nords et aux Suds.
Mise en perspective d’une justice sociale de genre transformatrice
Sous le concept de justice sociale de genre transformatrice, je mets en perspective des changements de savoirs et de politiques en CSI, en me basant sur ma subjectivation de processus auxquels je participe au sein du Comité québécois femmes et développement (CQFD), entité de l’Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI).
J’amènerai d’abord deux points critiques, l’un concernant les critères de choix des ONG partenaires bénéficiant des financements, et l’autre relatif à la négligence des alliances avec la société civile dans le Sud global. Ensuite, je soulignerai l’importance de créer des ponts d’échanges des savoirs entre les OCI des Nords et les féministes des Suds, en m’appuyant sur un projet transformateur proposé par le CQFD.
Lors d’une table ronde virtuelle tenue le 8 mars 2022 sur le féminisme décolonial, organisée en partenariat par le CQFD et la Chaire Claire Bonenfant (CCB) de l’université Laval, quatre conférencières issues des Suds ont abordé l’importance de reconnaître que le secteur de la CSI a des rhétoriques et des pratiques coloniales, racistes et civilisationnelles, et que le féminisme blanc qui y est mis de l’avant est hégémonique. [29] Il s’ensuit qu’un travail de déconstruction et de reconstruction des pratiques, des outils et des discours doit être amorcé. Dans cet esprit, la chercheure camerounaise Rose Ndengue a invité à revoir les critères de choix des ONG partenaires et les processus de financement. Car, souligne-t-elle, ces processus, en plus d’être chronophages, s’inscrivent dans des régimes bureaucratiques qui les rendent inaccessibles aux petites ONG actives sur le terrain. Il est donc primordial de centrer l’accès aux fonds sur le véritable travail de terrain. De plus, il importe de se baser sur l’agenda des ONG locales, au lieu de leur demander de répondre à des appels d’offres avec un agenda, un langage et des critères préétablis par la bureaucratie des OCI au Nord.
Lors d’une seconde table ronde virtuelle sur le féminisme décolonial, organisée par les mêmes partenaires (CQFD-CCB) en octobre 2022, [30] des participantes ont remarqué que la déconnexion dans le Sud global entre les ONG qui travaillent sur des programmes de « développement » et la société civile (organisations pour les droits humains, les droits des femmes et la justice sociale) ne favorise pas une perspective transformatrice des rapports de pouvoir. D’où l’importance que les OCI dans le Nord envisagent de s’appuyer sur ces organisations locales, comme alliées accompagnatrices des programmes envisagés, de façon que leur travail éducatif et conscientisant aux droits contribue à donner une portée politique de long terme aux partenariats autour des programmes.
L’intérêt de telles idées abordées dans les deux tables rondes susmentionnées est qu’elles émanent des discussions de participantes actives en CSI aux Nords et aux Suds.
Pour encourager davantage de tels échanges et leur donner un caractère plus structuré, le CQFD a pris l’initiative d’inviter des féministes actives en CSI aux Nords et aux Suds ainsi que des universitaires issues des Suds à fonder le 11 juin 2022 le comité « Solidarités féministes avec les Suds » (SFAS). Ainsi s’est constitué un premier noyau de réseau international d’échanges des savoirs et expertises entre féministes intersectionnelles pour une perspective transformatrice de la CSI.
La plateforme adoptée par les membres du SFAS établit le mandat de ce réseau comme suit : 1) être à l’écoute des savoirs et expériences des Suds en matière de féminisme intersectionnel, d’égalité des genres et de justice sociale ; 2) contribuer à la transformation des politiques et pratiques en CSI, sous des regards féministes intersectionnels et décoloniaux ; 3) renforcer les solidarités féministes à l’international.
La décolonisation du pouvoir et du savoir en CSI passe par la création de tels ponts d’échanges permettant un dialogue ouvert ayant pour finalité de réhabiliter le sens politique de la transformation des rapports de pouvoir et des rapports de genre au cœur des politiques et pratiques, à même de déconstruire l’idéologie raciste et coloniale du « développement » et de co-construire une stratégie de justice sociale de genre à l’international.