À contre-courant : arts, politique et transformation sociale

Les arts participatifs, entre libération et distraction

, par HOPE Sophie

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Quelles sont les implications politiques de la participation ? Dans cet article, je me penche sur les arts participatifs pour remonter jusqu’aux idéaux de libération et de transformation sur lesquels ils se sont construits. Je propose aussi un regard critique sur leur mutation en une distraction purement symbolique, décidée d’en haut et vidée de tout le sens politique qui les habitait au départ.

Dans un premier temps, nous allons voir quelques définitions et concepts historiques qui nous aideront à contextualiser la participation dans les arts. Ensuite, nous nous intéresserons à la dynamique de l’invitation à participer et au rôle des arts participatifs dans la remise en question du stéréotype de l’artiste génial·e et solitaire, en nous arrêtant sur quelques exemples contemporains tirés des univers de la couture, de la danse et du nettoyage de chaussures pour illustrer la pluralité des démarches et des réalisations participatives. Puis nous verrons combien le contexte est essentiel pour comprendre l’intérêt que suscitent actuellement les arts participatifs dictés d’en haut. Enfin, nous conclurons en notant que malgré la grande diversité de motivations et d’expériences qui sous-tendent les différentes pratiques artistiques participatives, nous aurions tout à gagner à étoffer la réflexion critique et collective autour des conditions et des contextes dans lesquels s’inscrivent ces pratiques.

Définir la participation

Au fil de mes nombreuses années à étudier et expérimenter la participation dans les arts, j’ai découvert qu’il existait une multitude de motivations et de façons de vivre le fait de participer. Pour certain·es, c’est un geste politique ; pour d’autres, une expérience thérapeutique, un acte de solidarité ou encore une manière de faire progresser sa carrière. La participation peut nous apporter un sentiment de réconfort : par l’entremise de facilitateur·rices, nous pouvons nous exprimer, partager notre vécu, bâtir ou créer quelque chose à plusieurs. S’associer à un projet peut être gratifiant ou gênant ; ce peut être d’un ennui mortel comme un vrai plaisir, mais l’important est que de telles expériences existent. Or, bien souvent, seuls les exemples de participation positive et festive sont médiatisés, comme si la participation ne pouvait être qu’une bonne chose.

Sur l'affiche, est dessinée une main qui a écrit "je participe, tu participes, il participe, nous participons, vous participez, ils profitent" et cette dernière phrase est soulignée par la main.
Affiche de mai 68 sur la participation citoyenne.

Dans les conférences sur la participation aux arts, on retrouve souvent la même affiche : une lithographie de l’Atelier populaire de l’École des Beaux-Arts, réalisée en 1968 par des étudiant·es opposé·es au projet de participation citoyenne de De Gaulle. On y voit une main tenant un pinceau qui décline le verbe « participer » au présent : je participe, tu participes, il participe, nous participons, vous participez. Mais en lieu et place de « ils participent », il est écrit : « ils profitent ». Cette célèbre image exprime une méfiance à l’égard des invitations à participer venant d’en haut. Elle a été reproduite l’année suivante dans un article publié par Sherry Arnstein dans le Journal of the American Institute of Planners. À l’époque, Arnstein travaillait pour le Département du logement, de l’éducation et de l’assistance sociale des États-Unis, qu’elle conseillait sur la façon d’encourager la participation citoyenne. Arnstein a souligné que la participation sans redistribution du pouvoir ne faisait qu’entretenir le statu quo. Selon elle, c’était là tout le problème des programmes de participation citoyenne de son employeur. Elle a produit un schéma, une « échelle de participation » qui s’étend des barreaux inférieurs (manipulation, thérapie) jusqu’aux barreaux supérieurs (pouvoir délégué et contrôle citoyen).

Bien que ces deux images ne fassent pas directement référence aux arts, elles n’en composent pas moins un socle familier pour les débats sur le spectre et les cercles concentriques de la participation et sur l’implication d’artistes non-professionnel·les dans les processus artistiques. Certes, le degré d’implication dans un projet artistique (de la phase initiale de réflexion à la diffusion finale) est important, mais ce qui m’intéresse, c’est davantage ce qui motive quelqu’un à participer, notamment dans le cadre des œuvres financées.

Contexte historique

Pour mieux comprendre d’où viennent les pratiques participatives dans les arts, il est utile de remonter jusqu’aux mouvements artistiques conceptuels et communautaires des années 1950 et 1960, comme Brecht et ses interventions théâtrales ou Allan Kaprow et ses sculptures sur glace politiques. Ces invitations à participer étaient d’ailleurs souvent à visée politique.

En 1967, Allan Kaprow a recruté des habitant·es de Pasadena (Californie) pour réaliser des sculptures sur glace à différents endroits de la ville, dans le cadre d’une rétrospective de son œuvre au Pasadena Art Museum. Pour ce « happening », annoncé à grand renfort de panneaux d’affichage, des blocs de glace devaient être taillés puis laissés en place jusqu’à ce qu’ils fondent. Cet acte collectif de création d’une structure futile et vouée à disparaître, cherchait apparemment à critiquer la production capitaliste et à lui ôter la possibilité de commercialiser une œuvre d’art.

À la même époque, au Royaume-Uni, le groupe d’arts communautaires Inter-Action s’essayait à des « interventions structurelles » en encourageant les participant·es à travailler ensemble par le biais de jeux. Là où, avec Fluids, Kaprow incitait à participer sous la forme d’une performance ponctuelle (réitérée par la suite à plusieurs reprises), Inter-Action décidait de réhabiliter une friche sur Talacre Road, dans le nord de Londres, pour y proposer des activités ludiques tout au long de l’été. Des enfants ont ainsi commencé par y fabriquer un dinosaure géant. Face à la nécessité de proposer aux enfants du coin un espace de jeu, des artistes ont utilisé le jeu, la performance et la création pour instaurer cet espace et le gérer collectivement avec les familles des environs. Qu’il s’agisse de murs de glace ou de dragons, créer est devenu un moyen d’inciter les habitant·es des quartiers alentours à réfléchir à leur environnement et au contexte socioéconomique plus large dans lequel ils·elles vivaient.

Ces exemples passés s’inscrivent dans des contextes où il existait une volonté de faire des arts un moyen de faire connaître son opinion, d’exprimer son agentivité et de prendre le pouvoir, au moment même où des mouvements sociaux et politiques au sens large affichaient des revendications similaires. Ces processus participatifs s’appuyaient sur des expériences ludiques et collectives, dont le but était de construire quelque chose ensemble.

De nos jours, si la participation aux arts demeure, pour les mouvements populaires, un moyen de sensibiliser et d’influencer le devenir de la société, voilà quelque temps que certains gouvernements et certaines entreprises cherchent à mettre les arts au service de la mobilisation civique et démocratique. Dès 1976, des ministres de la culture se sont réunis à Oslo à l’occasion d’une conférence du Conseil de l’Europe sur la démocratie culturelle, dont ont découlé des politiques culturelles européennes propices à des sociétés pluralistes, dans lesquelles les groupes marginalisés et sous-représentés auraient davantage voix au chapitre. Toutefois, comme l’ont souligné l’Atelier populaire et Arnstein voilà plusieurs décennies, la participation pose problème lorsqu’elle est purement symbolique. Les artistes, les institutions et les décideur·ses politiques sont alors accusé·es de donner dans l’« artwashing », le détournement de fonds et la récupération des idées, du temps et de l’énergie d’autres personnes pour faire fructifier leur capital économique et culturel. Sruti Bala s’est justement intéressée à l’acte de participation et à la manière dont notre volonté de participer est d’autant plus forte que la participation nous est refusée, tandis que nous avons tendance à refuser de participer lorsqu’on nous le demande.

Ces derniers temps, les coups de pouce aux arts participatifs semblent vouloir s’appuyer sur un supposé « pouvoir magique » des arts et de la participation, comme pour justifier leur sous-financement. Des carrières, des politiques publiques, des programmes pédagogiques et des organisations tout entières reposent sur l’idée selon laquelle participer à l’art est bon pour nous. Des indicateurs ont même été mis au point pour confirmer que les arts font de nous de meilleures personnes, plus heureuses, moins susceptibles de commettre un délit, plus susceptibles de réussir leurs études et leur vie professionnelle, etc. Bien que certain·es mécènes, artistes et organisations aient compris la nécessité de « réserver » des espaces au développement de relations sur le long terme, les structures de financement et les programmations artistiques privilégient souvent les réussites éclatantes mais sans lendemain, autrement dit les projets au budget et au calendrier limités, mais dont on espère qu’ils auront de grandes répercussions dans un court laps de temps. Souvent, ces « investissements » profitent davantage aux structures de pouvoir en place (mécènes, institutions) qu’aux artistes sous-payé·es et aux participant·es (fréquemment) bénévoles. On peut donc légitimement se demander si, de nos jours, soutenir les pratiques participatives répond à une vraie volonté de changer positivement la société.

L’invitation

La participation aux arts implique souvent de s’adapter à un cadre prédéfini, pétri de dynamiques de pouvoir et où tout est écrit d’avance. Pour illustrer cela, je vais prendre trois exemples en lien avec la couture, le nettoyage de chaussures et la danse : trois formes uniques d’échanges relationnels. S’agissant d’expériences collectives désordonnées, ces exemples vont à contre-courant du stéréotype de l’artiste solitaire. Participer aux arts signifie souvent que l’on va prendre part à quelque chose (un atelier, une performance ou un projet de film) dont le cadre a déjà été posé. Il existe des tas de raisons de participer (ou non) à quelque chose de nouveau dont on ignore tout. La participation repose sur des principes, des règles, des codes et des conventions plus ou moins tacites. Certaines personnes seront ainsi naturellement à l’aise, d’autres plus inquiètes ou méfiantes. En choisissant de participer, on se retrouve confronté·e à des relations de pouvoir, des attentes plurielles et des programmes divers. Certaines personnes sont payées pour participer, d’autres doivent prendre sur leur temps libre pour le faire, ce qui influence les dynamiques et les profils des participant·es. Leur implication dans le processus décisionnel dépend aussi de la façon dont le projet est né (qui a invité qui ?). Ce qui n’était au départ qu’une invitation d’artistes peut tout à fait se muer en un processus collectif cogéré.

Les exemples choisis illustrent chacun comment l’invitation, tel un appel et une réponse, débouche souvent sur des types d’échanges relationnels différents : troc d’objets, nettoyer pour discuter, faire bouger des corps à l’unisson. Des pas de danse qui se répètent, un stand de nettoyage de chaussures ou la valorisation de sacs dans le cadre d’une réhabilitation économique font office de déclencheurs d’interactions. Ces processus rassemblent, encouragent les échanges et l’action. La rencontre peut être suscitée par un·e artiste, mais il arrive aussi qu’il·elle participe à sa propre œuvre pendant que d’autres prennent les rênes.

Guči Fabrika a été créé en 2021 à Riga (Lettonie) par Cote Jaña Zuñiga. Suite à un appel ouvert à participer à l’adresse de personnes sachant coudre, le groupe s’est mis à confectionner des vêtements, des sacs et d’autres articles en reprenant le motif tartan rouge, bleu et blanc « Bags for life » très répandu en Europe. Lors de festivals d’arts, le groupe installe un espace de fabrication collective d’objets que les visiteur·ses peuvent acquérir en échange d’autres produits, comme de la nourriture ou des boissons. Les membres de Guči Fabrika décident de la façon dont ils·elles veulent travailler, de la quantité de travail à abattre dans une journée et du type de « paiement » souhaité pour leur travail. La structure de ce groupe incite les visiteur·ses participant·es à réfléchir à la valeur des produits, aux coûts associés et aux conditions de travail qu’induit la production en masse. Ce faisant, Guči Fabrika cherche à instaurer une démarche artistique qui soit horizontale, collective et cocréée.

Deuxième exemple : des artistes invitent les passant·es à discuter en échange d’un service. Dans le cadre du projet Decoding Resilience (2023-), Samar Zughool et Behnaz Aliesfahanipour, deux artistes de Side Collective, installent des stands dans des espaces publics en Slovénie et proposent de nettoyer les chaussures des passant·es, tout en leur parlant d’intégration des personnes ayant le statut d’étranger·e et du rôle que joue la maîtrise du slovène. Une fois les chaussures nettoyées, les artistes acceptent les dons volontaires et prennent les chaussures propres en photo. D’autres membres du collectif produisent des œuvres à partir des photos et des commentaires.

Dans mon troisième et dernier exemple, la participation est simplement synonyme de coexistence. Be Waters My Friends, un projet lancé par l’artiste Mara Oscar Cassiani (2023), réunit des personnes pour participer à des danses collectives, à l’unisson, sur de longues durées. Les pas répétitifs exécutés par un groupe de participant·es permanent·es sont une invitation à se joindre à elles·eux, à suivre ces pas et à venir grossir les rangs des danseur·ses pendant une partie de la performance. Bien que certain·es observateur·rices se contentent d’assister au spectacle, d’autres ne résistent pas à l’envie de participer, galvanisé·es par la musique et le mouvement.

Au cœur même des arts participatifs réside un paradoxe évident : l’art est majoritairement considéré comme une émanation des idées modernistes et avant-gardistes d’artistes géniaux·ales qui sont seul·es propriétaires de leurs idées. Les arts participatifs viennent battre en brèche ce discours éculé, puisqu’ils font intervenir plusieurs personnes. Dans la lignée de la théorie de la Fiction-panier d’Ursula Le Guin, j’aime à voir les arts participatifs (nettoyer des chaussures, danser, coudre ensemble) comme des expériences collectives désordonnées et anti-héroïques. Au lieu de raconter des récits artistiques à travers celui d’héro·ïnes de l’art, les arts participatifs façonnent une histoire relationnelle de l’art racontée du point de vue du contenant (le panier) et du contenu qui bringuebale à l’intérieur. Le Guin disait en effet que le réceptacle, et non la lance, était le plus vieil outil de l’histoire de l’humanité. Elle nous invite à réfléchir à la manière dont nous raconterions les histoires si elles étaient narrées du point de vue relationnel de la collecte, de la préservation et du partage, au lieu d’être linéaires et d’encenser les tueurs héroïques et victorieux. Avant d’être un critère à la mode employé pour obtenir des financements, la participation aux arts plonge ses racines dans les pratiques des vulgarisateur·rices des arts, des animateur·rices et des artistes communautaires, qui travaillent souvent en marge ou dans l’ombre des curateur·rices professionnel·les (héroïques, donc).

Tout est une question de contexte

Toute initiative participative s’inscrit dans un contexte (financier, organisationnel, politique, social) spécifique, et doit composer avec. Entre les accusations d’artwashing et les gestes de défi, il est primordial de se pencher sur le contexte pour cerner les bienfaits et les bénéficiaires des initiatives participatives. Comme bien d’autres avant moi, ce qui m’intéresse, c’est de poursuivre la démystification quelque peu ingrate des expériences artistiques, car j’estime que les promesses et les attentes sont, au mieux, exagérées, et au pire néfastes. La participation peut-elle me nuire si je n’ai pas conscience des conditions de l’invitation à participer ? Construire des murs de glace n’a peut-être pas permis de renverser le capitalisme, mais se rassembler autour d’un acte commun absurde était peut-être plus important encore. Prendre part aux discussions animées par Inter-Action concernant les ressources communautaires a peut-être eu davantage d’effets positifs concrets, car la redistribution des ressources était intégrée au processus. Ce qui nous motive à nous impliquer individuellement ne concerne que nous, mais il est bon de se pencher sur les attentes plus larges, sur les présupposés et sur les bénéficiaires de notre participation. D’autant que ces informations ne sont parfois guère évidentes à trouver, alors qu’elles pourraient influencer notre décision de consacrer ou non notre énergie et nos ressources limitées à telle ou telle initiative.

On l’a vu, les initiatives de participation vont du geste poétique au travail communautaire. Intéressons-nous à deux autres exemples à Londres, qui montrent combien il est important de cerner les conditions et le contexte dans lesquels survient la participation. Le premier date d’une époque où, au Royaume-Uni, le financement public de la participation était tributaire des politiques sociales d’inclusion. En 1997, le Tate Modern, reconverti depuis peu, a demandé à l’artiste Anna Best de s’associer au personnel et aux communautés locales en prévision de l’ouverture du musée : le Wedding Project était né. Best a invité un couple à se marier à Borough Market, à proximité du Tate, et réalisé un documentaire intitulé Borough Market’s Double Life tourné sur 24 heures, qu’elle a ensuite montré aux commerçant·es de Borough Market et pendant la cérémonie de mariage. Best s’intéressait à la critique de l’invitation à participer. Un mariage réunit des personnes qui ne se connaissent pas dans une ambiance parfois gênée ; partant de ce constat, Anna a souhaité comprendre pourquoi et comment le Tate avait fait appel à elle pour « marier » le musée à un nouveau public.

Les artistes sont souvent sollicité·es par des organisations pour jeter des ponts ou les réconcilier avec des communautés. Si participer à un mariage est divertissant, les invitations à participer cachent d’autres motivations et intentions que les personnes impliquées (artistes, participant·es) ne connaissent pas forcément. Ainsi, les promoteurs font souvent appel à des artistes pour organiser des concertations créatives avec les communautés, ou des spectacles distrayants, quand bien même le projet de réaménagement se fera de toute manière. Certain·es artistes et organisations crient à l’artwashing et ont le sentiment de n’être alors que des pantins dans un contexte plus large de gentrification. Mon second exemple a tenté d’aller à contre-courant de cette tendance. Dans le cadre de l’exposition photo publique I am here installée dans le quartier de Haggerston, dans l’Est de Londres (2009-2014), Zimmerman, Johansson et Fennell ont disposé 67 visages sur des fenêtres de bâtiments inoccupés de ce quartier. Les trois artistes, qui vivaient dans ce quartier appelé à être détruit et réaménagé, avaient installé un studio photo dans l’un des appartements vides pour tirer le portrait d’autres habitant·es, l’idée étant de rendre visibles les personnes invisibilisées par un processus d’effacement et de gentrification. Ces photos ont marqué la fin d’une époque et d’un quartier, puisque les habitant·es n’ont pas été entendu·es, malgré plusieurs décennies de combats en faveur d’une autre vision de la revitalisation. Cette exposition montre aussi combien les arts participatifs sont contextuels, car cet acte de défiance indésirable était intimement lié à la situation de Haggerston.

Chacun·e a ses raisons de soutenir les pratiques participatives. Pour certain·es, il s’agira de faire sa publicité, ou de cocher quelques cases pour atteindre ses objectifs d’égalité. Pour d’autres, soutenir les arts participatifs répond à une volonté sincère d’œuvrer à un monde plus juste. Dans nos sociétés souvent morcelées, il est vital de mettre à disposition de la population des outils pour se réunir, se rencontrer, créer, partager, organiser et jouer. Pour s’épanouir dans un monde fragmenté, nous avons besoin d’être ensemble, de faire des rencontres et de partager nos compétences. Pourtant, il est de plus en plus difficile de se rassembler en raison, au choix, de divisions réelles ou imaginées entre différentes communautés, du manque de temps pour s’extirper du quotidien ou du manque d’espaces de coexistence.

D’une certaine façon, les arts contribuent à faciliter ces échanges, à accepter l’inconnu, à être dans l’écoute, voire à créer des espaces d’empathie ou, simplement, à faire quelque chose de différent et de divertissant dans un monde par ailleurs hostile et sévère. Cependant, on constate aussi une méfiance grandissante à l’égard de ces injonctions et obligations à participer venues d’en haut, des objectifs vers lesquels tendent souvent (peut-être inconsciemment) les projets participatifs en raison de leurs sources de financement. On assiste alors à une sorte de « lassitude de la concertation » ou de « participation forcée » : la participation aux arts se transforme en une vulgaire démonstration de citoyenneté active que l’on va mesurer, documenter et instrumentaliser à des fins d’artwashing, de surveillance et de contrôle, au lieu de redistribuer le pouvoir et les ressources. Ce genre de projet est aux antipodes des rassemblements populaires auto-organisés et autonomes, des groupes communautaires et des réseaux d’entraide qui naissent non pas d’une invitation, mais d’une nécessité. Les arts participatifs privent-ils ces groupes de ressources, ou les amplifient-ils et les accompagnent-ils ?

Les mécènes (promoteurs, gouvernements, entreprises, ONG, fondations, etc.) sont sans doute plus disposé·es à financer des arts qui prétendent donner le pouvoir à des citoyen·nes marginalisé·es. Pourtant, je me suis souvent demandé si c’est véritablement ce que souhaitent les mécènes, ou ce dont ils et elles ont besoin ? Les puissant·es ne veulent certainement pas davantage de citoyen·nes politiquement engagé·es, qui exigent collectivement de meilleures conditions de travail, de meilleurs services de santé et d’éducation et des changements structurels nécessaires à une véritable justice sociale et climatique. Ne continuent-ils et elles pas plutôt à investir dans la participation dans l’espoir que personne ne se rende compte que le roi est nu ?

Conclusions

La participation commence par une invitation. Qu’il s’agisse de danser, coudre, construire, parler, écouter, crier, résister, militer, faire la fête, se soulever ou traîner ensemble. La participation peut renforcer les amitiés grâce au partage d’expériences fortes, accroître la méfiance à l’égard des arts, ou développer l’ouverture à l’inattendu. À travers les exemples que j’ai donnés (couture, danse, nettoyage de chaussures, construction, célébrations, résistance visible), j’ai étudié certaines des dynamiques qui sous-tendent les invitations, les réponses à ces invitations et les contextes dans lesquels s’inscrivent ces interactions. Il s’agit d’une vision de l’art basée sur les expériences relationnelles, plutôt que sur des héro·ïnes isolé·es. Mais s’intéresser aux promesses et aux attentes que font naître les arts participatifs, c’est aussi prendre le risque de devenir cynique face aux grands discours à base d’empowerment, d’agentivité et d’émancipation. C’est pourquoi je me demande si les mécènes veulent vraiment des citoyen·nes politiquement engagé·es, ou font juste semblant de s’intéresser au changement social.

Les arts participatifs sont souvent accusés de « faire dans le social » (et de mal le faire). Oui, ils partagent certaines méthodes et objectifs avec les services sociaux ; toutefois, les arts participatifs sont rarement à même de guérir, réparer ou résoudre les problèmes des personnes, quand bien même il arrive qu’ils intègrent ces formes de care. C’est là tout le problème quand l’État cherche à se délester de ses responsabilités en externalisant les services sociaux aux arts. En Europe, depuis quelques décennies, on assiste à la fois à un intérêt grandissant pour les arts participatifs et à un déclin de l’État-providence, ce qui n’est peut-être pas une coïncidence. Au lieu de tout miser sur une prétendue formule magique que l’on demande aux artistes d’appliquer çà et là (formule dont les travailleur·ses sociaux·les ne semblent pas disposer, d’ailleurs), je suggère plutôt de chercher du côté de la théorie de la fiction-panier mentionnée plus haut, et du contexte dans lequel s’inscrit cette entreprise.

Les arts participatifs font partie de l’infrastructure sociale ; à ce titre, ils ne sont ni plus magiques, ni plus mystérieux qu’un autre service. Nous ne faisons que notre travail, dans un contexte tendu marqué par un sous-financement chronique, des problèmes sociaux considérables et un manque de ressources. Collaborer autour de ces pratiques porteuses et prévenantes en s’alliant et en exprimant sa solidarité peut être considéré comme un moyen de résister à la cooptation ou à la corruption de la participation. Au vu des écueils liés aux attentes projetées d’en haut sur la participation, j’estime qu’il est impératif que toutes les parties mènent une réflexion critique sur les conditions et les motivations qui sous-tendent ces pratiques.