Démocraties sous pression. Autoritarisme, répression, luttes

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« Démocratie protestataire » : comment les mouvements sociaux africains constants redéfinissent la démocratie et (ré)inventent le futur

Entretien avec Zachariah Mampilly, professeur de Sciences Politiques à l’Université de Vassar

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Quelle est cette « démocratie protestataire » dont vous parlez ? Comment la définiriez-vous, et en quoi est-elle une forme de renouveau, de définition actualisée de la démocratie ?

Les universitaires et les décisionnaires mesurent la démocratie à l’aune d’indicateurs techniques : régularité des scrutins, nombre de partis d’opposition, liberté d’expression relative, etc. On constate ainsi qu’à de nombreux égards, nous traversons une période de « recul démocratique » généralisé. Mais si l’on prend l’exemple des États-Unis dirigés par Donald Trump, comment expliquer que les gens battent plus que jamais le pavé pour contester le gouvernement malgré ce déclin présumé de la démocratie ? D’ailleurs, les manifestations ont débuté dès le lendemain de l’élection, et n’ont pratiquement jamais cessé depuis. D’autant que ces rassemblements ont aussi eu lieu aux quatre coins du pays, des petites villes aux grandes métropoles, bien plus qu’auparavant. On observe également que certains sujets comme la lutte contre les inégalités économiques, la suppression du financement de la police, l’abolition des prisons ou de la police aux frontières, qui, sous Obama, auraient été considérés comme des utopies insensées, sont désormais au cœur du débat public grâce à l’insistance des manifestant·es. À mon sens, tout cela témoigne d’une démocratie vigoureuse, qui s’éloigne d’une approche technocratique centrée sur l’État pour adopter une autre approche, fondée sur les perspectives et les actions des gens ordinaires. Si je parle de « démocratie protestataire », c’est pour souligner qu’il s’agit à la fois d’une contestation de l’interprétation habituelle de la démocratie, et d’une volonté de faire de la contestation un élément plus central et actif de la démocratie que le simple fait de glisser un bulletin dans l’urne une fois tous les quatre ou cinq ans.

Dans un contexte de répression grandissante, quelles victoires les manifestations africaines ont-elles permis d’obtenir ? À quelles limites se heurtent-elles ?

La troisième vague de manifestations constantes en Afrique a permis d’arracher des victoires exceptionnelles ces dix dernières années, notamment le renversement de gouvernements corrompus en Tunisie, au Burkina Faso, en Égypte et au Soudan. Elle a également permis d’empêcher certain·es dirigeant·es corrompu·es de manipuler des élections, par exemple au Sénégal et au Malawi. Même lorsque le gouvernement est parvenu à étouffer la contestation, tel que le mouvement Occupy de 2012 au Nigeria, celle-ci a permis de recentrer le débat sur certaines problématiques fondamentales en lien avec les rapports entre l’État et le peuple. Certes, Occupy a été écrasé, mais de nouveaux·elles leaders et de nouvelles idées en ont émergé, et sont aujourd’hui en première ligne des manifestations #EndSars qui secouent actuellement le pays. C’est comme ça que fonctionne la contestation : elle progresse par à-coups suivis de revers, qui amènent les expert·es à déclarer hâtivement que le pouvoir populaire a échoué.

Même lorsqu’un mouvement de protestation atteint son objectif premier, il faut s’attendre à ce qu’il connaisse un revers, comme on l’a vu en Égypte ou, plus récemment, au Soudan. Mais au lieu d’affirmer que le mouvement a échoué, il faut regarder ce qui se passe en coulisses, car c’est là que les militant·es sont actif·ves. Surtout, il faut chercher à comprendre en quoi chaque mouvement de protestation transforme les consciences de celles et ceux qui y participent, car c’est bien dans ces espaces bien souvent occultés que se prépare la prochaine vague d’énergie populaire, prête à déferler à nouveau lorsque les conditions seront réunies.

Qu’est-ce qui caractérise ces manifestations ? Comment interagissent-elles avec les structures et institutions sociales extérieures, et/ou comment les influencent-elles ?

Comme nous l’avons écrit dans notre ouvrage de 2015, Africa Uprising, cette troisième vague de contestation africaine se distingue par la composition démographique des manifestant·es. Lors des deux vagues précédentes, le mouvement était porté par les élites politiques, ou par des groupes structurés de la société civile, comme les syndicats. Or, la vague de protestation en cours a ceci de particulier qu’on retrouve à sa tête un grand nombre de personnes marginalisées, ce que nous appelons la société politique. Bien entendu, cette population est la plus directement concernée par la répression d’État et la marginalisation, et c’est donc elle qui prend le plus de risques en participant au mouvement. Cependant, comme l’ont montré les cas soudanais et sud-africain, c’est aussi elle qui a le plus à y gagner, et qui apparaît aujourd’hui comme une authentique force révolutionnaire en Afrique. Malheureusement, ces personnes sont souvent dépourvues de structures d’organisation formelles, et ne veulent ou ne peuvent pas négocier avec des gouvernements qui ont l’habitude d’étouffer de tels mouvements par la violence. Le rapport de force est complètement déséquilibré. Toutefois, c’est justement l’ampleur de leur marginalisation qui fait de ces manifestant·es la plus grande menace pesant sur les élites africaines, incapables de leur accorder ne serait-ce que des miettes pour apaiser leur colère.

Ces mouvements se contentent-ils généralement d’être dans le rejet (du troisième mandat d’un·e président·e, d’un gouvernement militaire, etc.), ou proposent-ils des alternatives, des revendications, un cahier de doléances ?

On passe à côté de l’essentiel en se focalisant sur l’événement spécifique qui déclenche les manifestations. Oui, les gens battent le pavé pour protester contre les violences policières, l’inflation ou les malversations électorales, mais ce qui les pousse à occuper la rue pendant des semaines, voire des mois, c’est une désillusion générale vis-à-vis du système économique et politique à l’origine de ces dysfonctionnements particuliers. Peu importe que la plupart des Nigerian·es aient connu des violences policières ou non : ce qui compte, c’est qu’elles et ils fassent le lien entre la brutalité de la police et la crise globale de la gouvernance qui ébranle actuellement les nations africaines. En ce sens, il est beaucoup plus difficile d’élaborer un programme pour un monde post-révolutionnaire, comme le montre aujourd’hui l’exemple du Soudan. Ce n’est pas une critique, mais un constat : le processus d’invention d’un autre avenir est toujours incertain, car il consiste à tirer les leçons des succès et des revers. Ce que j’observe, c’est que ces mouvements et bon nombre de militant·es n’ont de cesse d’apprendre et de développer leurs capacités, afin d’être préparé·es à surmonter les défis qui les attendent.

Quand on écoute Thiat, chanteur sénégalais, par exemple, on sent qu’il est déçu de la politique électorale. En supposant que son point de vue soit largement partagé, comme c’est le cas en France, à quoi aspirent les manifestant·es ? Les solutions qu’elles et ils proposent doivent-elles venir de l’intérieur de l’État ou d’en dehors ?

Thiat est une figure de proue, car il a su exprimer une rage sourde à l’encontre du système actuel que bien des jeunes Sénégalais·es ressentaient, mais ne parvenaient pas à traduire en mots. Néanmoins, je pense que Thiat dirait qu’il n’est qu’un visage qui se fond dans une lutte globale, et que le seul moyen d’aller de l’avant est de bâtir un mouvement sur une large base, capable de rassembler toutes les forces qui animent la société sénégalaise pour construire un avenir différent. Au peuple sénégalais de décider s’il veut adopter une approche centrée sur l’État, ou s’il préfère conceptualiser d’autres formes de gouvernance active et participative. J’ai l’impression que le mouvement Y’en A Marre, que Thiat a contribué à créer, est justement en train d’œuvrer à la création de ce mouvement.

Les activistes Linda Masarira (Zimbabwe), Teddy Mazina (Burundi) et Thiat (Sénégal) posent ensemble en soutien aux mouvements de protestation et de démocratie en Afrique, « Africa UPrising ». Crédit : Heinrich-Böll-Stiftung (CC BY-SA 2.0)

Ces mouvements prennent-ils aussi à partie des acteurs non étatiques (par exemple des multinationales, des groupes armés, etc.) qui menacent également les droits humains et les libertés fondamentales ?

Pour la plupart, ces mouvements se sont concentrés sur la dimension la plus visible de leur oppression, à savoir le gouvernement. Toutefois, leur frustration vis-à-vis des acteurs non étatiques est palpable. Prenez la République démocratique du Congo par exemple : le mouvement LUCHA y fustige les multinationales étrangères, les groupes armés non étatiques, et même les forces onusiennes de maintien de la paix et les ONG étrangères. Pensons aussi au Soudan ou à la Tanzanie, où des communautés rurales contestent la vente de leurs terres à des investisseur·ses saoudien·nes ou asiatiques. On voit bien que les manifestant·es commencent à faire le lien entre la précarité du quotidien en Afrique et la place des économies africaines dans le capitalisme mondial.

Pourquoi la musique occupe-t-elle une place si importante dans les mouvements de contestation africains selon vous ?

Là encore, la composition sociale de ces manifestations est très différente de celle des précédentes vagues, au premier plan desquelles se trouvaient les élites africaines. Des personnalités comme Kwame Nkrumah [1] allaient souvent chercher des idées en dehors de l’Afrique, et adoptaient par là-même le langage d’intellectuel·les et de leaders étranger·es pour défendre leur cause. Ce n’est pas très étonnant, car de nombreux·ses leaders nationalistes ont fait leurs études en Occident, et se sont approprié un discours libéral et une vision des droits humains qui reflétaient leur statut social. À l’inverse, les jeunes Africain·es à l’avant-garde de ces manifestations sont souvent issu·es des communautés les plus marginalisées, et la néolibéralisation des économies africaines qui se poursuit depuis 40 ans les a privé·es d’opportunités d’éducation. Dès lors, il n’est pas étonnant qu’ils et elles soient attiré·es par des intellectuel·les « organiques », notamment des musicien·nes comme Thiat, Seun Kuti ou d’autres au Nigeria, qui sont en mesure d’exprimer des idées politiques complexes dans un langage accessible.

Selon vous, quels enseignements les militant·es occidentaux·ales pourraient tirer des mouvements africains de longue date et contemporains, confronté·es à un environnement sociopolitique fortement répressif (d’abord colonial puis post-colonial, et souvent dictatorial), et à des politiques d’austérité brutales ?

Ils et elles ont presque tout à en apprendre. L’Occident, y compris la gauche en Amérique du Nord et en Europe, est extrêmement étroit d’esprit et demeure empreint de ce racisme que l’on retrouve surtout à droite de l’échiquier politique. L’idée qu’ils et elles puissent apprendre quoi que ce soit des militant·es africain·es leur semble donc absurde. Au lieu de cela, et tandis que l’Occident sombre dans la déchéance en élisant des dirigeant·es tels que Donald Trump aux États-Unis ou Boris Johnson au Royaume-Uni, les militant·es occidentaux·ales persistent à vouloir envoyer des « expert·es de la démocratie » en Afrique, pour apprendre aux militant·es africain·es à démocratiser leur pays. Il faut remplacer cette condescendance par une solidarité fondée sur des rapports non hiérarchisés, en vue de créer un front commun contre toutes les formes d’oppression. Heureusement, il y a des exceptions. Je pense par exemple aux travaux du Project South et de la Southern Movement Assembly dans le sud des États-Unis, qui collabore avec un certain nombre de mouvements sociaux africains et a apporté son soutien au réseau Afrikki, lequel rassemble une cinquantaine de mouvements africains. En ces temps de crise mondiale, ces actes de solidarité isolés mais transcontinentaux me donnent de l’espoir.

Notes

[1NDT : Kwame Nkrumah est un homme d’État indépendantiste et panafricaniste qui dirigea le Ghana indépendant, d’abord comme Premier ministre de 1957 à 1960, puis en qualité de président de la République de 1960 à 1966.

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Zachariah Mampilly est président du département d’études internationales (Marxe Endowed Chair of International Affairs) à l’Université de la ville de New York. Il est co-auteur de Africa Uprising : Popular Protest and Political Change avec Adam Branch.