« Il n’y a pas un monde développé et un monde sous-développé mais un seul monde maldéveloppé. »
Cette conviction a présidé à la fondation du Centre Europe – Tiers Monde (Cetim) à Genève en 1970 en tant que centre d’étude, de recherche et d’information sur les mécanismes à l’origine du maldéveloppement et interface avec les mouvements sociaux du Sud et du Nord. D’emblée, le Cetim a accordé une attention particulière au rôle des entreprises multinationales dans ce maldéveloppement. Dans son livre intitulé Mal-développement, publié en 1975, il dénonçait déjà le rôle néfaste de ces entreprises multinationales dans la production de biens ne répondant pas aux besoins élémentaires des populations concernées, le commerce inéquitable et l’augmentation des inégalités. Leur poids et leurs impacts négatifs se sont encore considérablement renforcés depuis les années 1990 avec l’offensive du capital financier, l’adoption de toute une série de normes internationales favorables aux multinationales (accords multilatéraux et bilatéraux sur le commerce et l’investissement notamment), leur promotion au rang d’agents privilégiés du développement, et les privatisations massives des services publics en leur faveur.
Le Cetim mène une action double. D’abord, une réflexion sur le pouvoir économique et politique, qui se traduit notamment par la publication de livres (plus de 150 aujourd’hui). Ces ouvrages traitent des relations Nord-Sud et des questions de développement, et visent à fournir au grand public des outils pour comprendre le monde et des pistes pour le transformer. Dès les années 1970, la réflexion sur les multinationales y occupait une place de choix, avec par exemple un petit livre publié en 1978 à propos d’une multinationale appelée Brown-Boveri, ciblée par un procès au Brésil pour ses pratiques commerciales illicites et sa participation à un cartel mondial de l’électricité. Autre exemple : la publication du libre L’Empire Nestlé en 1983.
D’autre part, grâce à son statut consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations unies (ECOSOC), le Cetim soutient des mouvements sociaux du Sud pour accéder aux mécanismes de protection des droits humains de l’ONU et participe à l’élaboration de nouvelles normes internationales en la matière. Le Cetim a notamment travaillé avec des organisations paysannes, des syndicats et des organisations représentants des victimes ou des communautés affectées par les opérations de sociétés transnationales en Colombie, en Équateur, au Guatemala, à Madagascar, au Nigeria, aux Philippines et au Salvador. Ce travail, mené en particulier dans le cadre du Conseil des droits de l’homme, trouve aujourd’hui son débouché naturel avec le projet de traité contraignant sur entreprises multinationales et droits humains mis en chantier à la demande de l’Équateur et de l’Afrique du Sud.
Enfin, le Cetim dispose d’un centre de documentation qu’il met à disposition du public.
De la défense des victimes des multinationales à l’ONU…
Pendant longtemps, le Cetim a été l’une des seules ONG accréditées auprès du Conseil des droits de l’homme de l’ONU à porter la thématique des droits économiques, sociaux et culturels – et non seulement celle des droits civils et politiques. L’absence d’un traité international spécifiquement consacré aux multinationales oblige à utiliser les dispositifs existants, c’est-à-dire principalement les Rapporteurs spéciaux, experts indépendants ou groupes de travail nommés par le Conseil des droits de l’homme pour examiner la situation d’un pays ou bien d’une thématique spécifique (par exemple le droit à l’alimentation, le droit au logement, le droit à l’eau…). Les rapporteurs peuvent être saisis par les organisations accréditées comme le Cetim en cas de violations de droits humains dans leur domaine de compétence. Ils sont alors censés écrire aux gouvernements concernés et leur demander de répondre à ces « allégations » ; les gouvernements répondent ou pas, puis l’allégation et la réponse (ou non réponse) des gouvernements deviennent publiques. (Ces documents sont accessibles sur le site du Conseil des droits de l’homme.)
On notera que paradoxalement le représentant spécial sur entreprises et droits humains entre 2005 et 2011, John Ruggie, a été pratiquement le seul détenteur de mandats au niveau du Conseil des droits de l’homme de l’ONU avoir refusé que son mandat englobe le traitement des plaintes de la part de victimes. En juin 2011, il a présenté au Conseil des droits de l’homme ses principes intitulés les « Principes directeurs relatifs aux entreprises et droits de l’homme : mise en œuvre du cadre de référence ‘protéger, respecter et réparer’ des Nations Unies », qui restent un mécanisme volontaire et non contraignant pour les multinationales. Le Conseil des droits de l’homme a ensuite créé deux instances, le « Groupe de travail d’experts sur la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises » et un « Forum sur les entreprises et les droits de l’homme ». Le mandat du Groupe de travail consiste en substance à promouvoir les Principes de Ruggie et à recenser les bonnes pratiques des multinationales. S’agissant des cas de violations commises par les multinationales, comme il l’avoue de lui-même dans son premier rapport, le groupe de travail prétexte que la question est très complexe et qu’il ne dispose pas de ressources nécessaires pour enquêter sur les allégations de violations des droits humains par des entreprises [1]. Le Forum sur les entreprises et les droits de l’homme est placé sous la conduite du Groupe de travail et son mandat est similaire, sauf qu’il est ouvert à la participation directe des sociétés transnationales, ce qui, dans une instance formelle de l’ONU, pose question.
Un autre mode d’action ouvert au Cetim est la présentation d’une déclaration écrite (étude de cas) au Conseil des droits de l’homme. C’est ainsi qu’en juin 2014, le Cetim a alerté le Conseil sur la situation des syndicalistes en Colombie dans le secteur de l’agroalimentaire, et notamment de ceux qui s’opposent à des multinationales comme Nestlé ou Coca-Cola. Un représentant du syndicat Sinaltrainal avait pu faire le voyage à Genève pour témoigner d’attaques permanentes contre le droit du travail et les droits syndicaux, et dénoncer l’assassinat de plus de dix syndicalistes ainsi que les liens présumés entre Coca-Cola et des groupes paramilitaires. Suite à cette intervention, deux Rapporteurs spéciaux des Nations unies ont envoyé une communication urgente au gouvernement colombien. La réponse de celui-ci a été jugée insuffisante par le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les exécutions extra-judiciaires, qui a dénoncé « la persistante situation d’insécurité dans laquelle opèrent plusieurs défenseures et défenseurs, syndicalistes et activistes sociaux en Colombie et pour le haut niveau d’impunité quant aux exécutions et menaces de mort contre eux ». Finalement, en juillet 2015, le Cetim a présenté une plainte contre la Colombie devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies pour les nombreuses violations de droits humains et l’assassinat de Adolfo Munera Lopez, salarié de Coca-Cola et syndicaliste membre de Sinaltrainal. Cette plainte cherche à établir les manquements de l’État colombien concernant ses obligations découlant du Pacte sur les droits civils et politiques.
… à un projet de traité international contraignant
Tous ces différents modes d’action du Cetim s’appuient sur des conventions et traités internationaux ratifiés par les États. Même en cas de décision favorable des instances onusiennes, il n’y a dans l’immense majorité des cas aucun moyen contraignant de faire exécuter cette décision. À l’échelle internationale, seules deux instances ont un réel pouvoir de sanction : le Conseil de sécurité de l’ONU et l’Organisation mondiale du commerce. Cependant, l’atteinte possible à la « réputation » des gouvernements ou des entreprises dans le cadre d’une enceinte officielle comme celle des Nations unies suffit parfois à obtenir des avancées. Par exemple, le peuple autochtone Wayana de Guyane française, affecté par des orpailleurs armés venus du Brésil voisin, ne parvenaient pas à se faire entendre du gouvernement français. Le passage par l’enceinte de l’ONU a fini par leur ouvrir les portes.
Il n’en reste pas moins que ces processus n’ont rien de contraignant pour les États, et encore moins pour les multinationales concernées. C’est à cette lacune que pourrait remédier un futur instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales. Approuvé d’une courte majorité (sans les voix des pays occidentaux) par le Conseil des droits de l’homme en 2014, un Groupe de travail intergouvernemental ad hoc a été mis en place à la demande de l’Équateur pour élaborer un tel instrument. Il s’agissait là d’une décision historique, après des décennies de discussions et de tentatives infructueuses à l’ONU, résultat d’une forte mobilisation des mouvements sociaux. Le succès dudit groupe de travail n’est pas assuré d’avance vu les pressions et manœuvres multiples en cours pour éviter toute réglementation contraignante à l’égard des sociétés transnationales.
Après avoir contribué à l’ouverture de négociations intergouvernementales, le Cetim s’engage désormais aux côtés de la « Campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des transnationales et mettre fin à l’impunité » afin que les mouvements sociaux, organisations, syndicats et représentants de victimes et de communautés affectées, en particulier dans le Sud, puissent participer aux travaux du groupe de travail intergouvernemental et faire entendre leurs voix et leurs propositions.
De manière complémentaire, le Cetim participe aussi, aux côtés de la société civile suisse, à l’initiative populaire intitulée « pour des multinationales responsables ». La Suisse a une place particulière dans ce domaine, étant donné qu’elle abrite le siège de nombreuses sociétés transnationales montrées du doigt pour des violations commises à l’étranger. Il s’agit d’une démarche complémentaire à celle de l’ONU, visant à permettre aux victimes des violations des droits humains commises par les sociétés transnationales de poursuivre en justice les sociétés mères en Suisse, de sorte que les agissements nuisibles de ces entités sur les droits humains ou l’environnement ne restent pas impunis. Un nombre suffisant de signatures a été collecté pour que l’initiative fasse l’objet d’une votation populaire dans environ deux ans.