Multinationales : les batailles de l’information

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Accéder à la contre-expertise : trois exemples

, par PETITJEAN Olivier

Face aux impacts des activités des multinationales, diverses formes de « science citoyenne » accompagnent souvent les mobilisations. Les répercussions de contre-expertises réalisées dans le domaine de la radioactivité, des émissions des véhicules diesel ou de la qualité de l’eau au Brésil témoignent de leur importance.

Pour les citoyens, les communautés et les autorités publiques confrontées aux multinationales et à leurs impacts, l’enjeu de l’accès au savoir et à l’information scientifiques est souvent crucial. Comment prouver que les activités d’une firme engendrent des pollutions du milieu naturel, avec à la clé des risques pour la santé et pour l’environnement ? Comment se faire une opinion éclairée sur les avantages et l’innocuité d’un nouveau produit ou d’une nouvelle technologie portés par un industriel ? Comment juger en toute connaissance de cause des bienfaits et des risques d’un projet d’infrastructure ou de développement industriel proposé par une multinationale ?

Or on observe souvent un important déséquilibre dans l’accès aux données et aux informations scientifiques requises, au profit des entreprises, qui peuvent imposer « leurs » chiffres sans vraiment trouver de contradicteur. Ce déséquilibre tient à plusieurs raisons : les ressources supérieures des firmes face à leurs opposants, leur influence grandissante dans le secteur scientifique, mais aussi la structure même des processus administratifs ou de prise de décision. Ces derniers respectent rarement les principes d’une expertise contradictoire. Il faut aussi évoquer une certaine idéologie du progrès, très prégnante aussi bien chez les décideurs politiques qu’au sein des entreprises, qui tend à disqualifier les opinions et savoirs « profanes » des simples gens sur leur vie et leur environnement quotidiens, au bénéfice du savoir scientifique et technique des ingénieurs.

Une absence criante d’expertise contradictoire

Dans la plupart des pays, les autorisations administratives qui permettent à des nouveaux projets de mines, de sites de forages, d’usines, d’infrastructures, de centres commerciaux ou autres de voir le jour sont délivrées sur la base d’études d’impact qui sont généralement réalisées par les porteurs du projet eux-mêmes. Les possibilités de vérifier les informations fournies, voire de procéder à une contre-expertise, sont souvent réduites pour les pouvoirs publics, et à plus forte raison pour les collectifs citoyens ou pour les communautés traditionnelles qui s’opposent à ces projets. Même lorsque des processus de débat public sont à l’œuvre, ils ne sont pas toujours conçus de manière à favoriser la participation libre et effective des citoyens, notamment parce qu’ils interviennent très en aval des prises de décisions.

De même, les données fournies par des entreprises chimiques ou pharmaceutiques en vue de l’autorisation de mise sur le marché de leurs produits (médicaments, pesticides, OGM…), sont souvent maintenues à l’abri des regards du public et de la société civile au nom du secret commercial.

D’un autre côté, les entreprises non seulement emploient leurs propres experts scientifiques, avec des budgets affichés de R&D largement supérieurs à ceux des institutions scientifiques ou universitaires publiques, mais jouissent en outre d’une influence croissante au sein même de ces dernières, à la faveur des politiques de réduction des dépenses publiques et d’encouragement des partenariats avec le secteur privé. Résultat : même la recherche publique est de plus en plus dépendante de l’argent des entreprises. Divers scandales de sécurité alimentaire et de santé publique sont venus démontrer, ces dernières années, la proximité alarmante entre de nombreux scientifiques et les intérêts industriels. En revanche, les partenariats entre scientifiques et société civile sont peu valorisés, ne serait-ce qu’en termes de carrière et de reconnaissance professionnelle.

Heureusement, la mobilisation des populations locales et de la société civile face aux impacts des activités des multinationales s’accompagne très souvent de l’émergence de diverses formes de « science citoyenne ». On observe régulièrement que les citoyens ainsi mobilisés parviennent à s’approprier des questions extrêmement techniques et à « contre-argumenter » face aux discours des entreprises. Ils prennent parfois eux-mêmes en charge la surveillance de la qualité de l’eau et de l’air, ou de l’intégrité écologique des écosystèmes. Ils savent initier des recours ou des procédures judiciaires pour obliger les entreprises à reconnaître et prendre en charge les impacts négatifs de leurs activités. Dans certains cas, ces citoyens peuvent compter sur l’appui d’universitaires et de scientifiques professionnels, qu’ils travaillent pour des institutions publiques ou des laboratoires indépendants. Ces collaborations entre scientifiques, société civile et citoyens pourraient être développées bien davantage.

Les trois exemples qui suivent témoignent de l’importance de l’accès à la contre-expertise.

La Criirad

La Criirad (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité) est née en France en mai 1986, au lendemain de la catastrophe de Tchernobyl, à l’initiative d’un groupe de citoyens qui souhaitaient connaître la vérité sur la contamination réelle du territoire français. La Criirad est une association indépendante de l’État, des industriels du nucléaire et de tout parti politique, qui possède son propre laboratoire d’analyses, qu’elle a pu mettre en place grâce aux dons de particuliers, puis aux missions d’expertise confiées par des collectivités locales.

La Criirad est régulièrement intervenue à la demande de journalistes, d’associations ou de collectifs citoyens pour mesurer la radioactivité d’installations nucléaires ou de mines d’uranium, anciennes ou en opération, ou bien encore de régions touchées par le nuage de Tchernobyl. Au tout début des années 1990, par exemple, elle a révélé la contamination d’un ancien site du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) sur le plateau de Saclay – contamination d’abord niée, puis finalement admise par le CEA. Dans de nombreuses régions de France, les analyses de la Criirad ont mis en lumière les insuffisances du contrôle et du suivi de la radioactivité. Au cours des années 2000, la Criirad se rendra à plusieurs reprises au Niger, autour des sites miniers d’Areva, pour mesurer l’impact des activités du groupe nucléaire français. L’association intervient également sur des questions telles que les normes de radioactivité ou encore l’accès à l’information sur le nucléaire. En 2011, suite à la catastrophe de Fukushima, elle a conduit une mission scientifique sur place et contribué à la création de laboratoires indépendants au Japon.

L’ONG par qui le scandale Volkswagen est arrivé

En septembre 2015, l’agence fédérale de l’environnement des États-Unis dénonçait publiquement le constructeur automobile allemand Volkswagen pour avoir délibérément triché sur la mesure des émissions de ses véhicules diesel. L’affaire a déclenché un scandale international qui continue à faire sentir ses effets aujourd’hui et qui touche à des degrés divers toutes les entreprises du secteur automobile. Ce que l’on sait moins, c’est que toute cette affaire a été provoquée par l’action d’une ONG, l’International Council on Clean Transportation (ICCT), dont la mission est de fournir « une recherche et des analyses techniques de premier plan et indépendantes aux régulateurs environnementaux ».

En l’occurrence, l’ICCT a demandé à des chercheurs de l’Université de Virginie-occidentale de vérifier les émissions réelles des véhicules diesel vendus aux États-Unis. Son but originel était de démontrer les bienfaits des réglementations américaines en matière d’émissions des véhicules diesel, plus strictes qu’ailleurs ! Mais elle a eu la surprise de constater des écarts considérables entre les émissions déclarées et les résultats des tests en conditions réelles. L’ICCT a alors alerté les autorités américaines, lesquelles ont fini par soupçonner l’utilisation par Volkswagen d’un logiciel spécifiquement destiné à truquer les tests. Les écarts entre les émissions déclarées par les constructeurs et les émissions réelles de leurs véhicules étaient connus depuis longtemps, mais il aura fallu l’intervention d’une organisation de la société civile pour faire bouger les autorités publiques.

Évaluer les impacts de la catastrophe de Samarco au Brésil

Début novembre 2015, au Brésil, deux barrages miniers appartenant à l’entreprise Samarco (filiale de Vale et BHP Billiton) se rompaient, entraînant une douzaine de morts et le déversement d’eaux usées toxiques dans tout le bassin du Rio Doce, jusqu’à l’océan, 850 kilomètres plus loin.

Cette coulée de boue « ne contenait pas d’éléments chimiques dangereux pour la santé. Les barrages ne contenaient que des déchets de minerai de fer et de manganèse, additionnés à de l’eau et du sable », a d’abord prétendu l’entreprise, au moment même où des centaines de milliers de personnes voyaient leur approvisionnement en eau interrompu et où la biodiversité aquatique se trouvait laminée.

Suite à la catastrophe, et face aux dénégations répétées de l’entreprise quant à la toxicité des eaux usées, des universitaires brésiliens ont décidé de lancer une campagne de « crowdfunding  » pour financer une étude véritablement indépendante de la qualité de l’eau et les répercussions du désastre. Il faut dire que l’entreprise brésilienne Vale dispose dans le pays d’une influence politique considérable, qui mettait en doute l’impartialité des autorités. Le succès a été au rendez-vous puisque la campagne de crowdfunding a largement dépassé ses objectifs initiaux de financement (50 000 reais, soit environ 13 000 euros) en quelques semaines [1].

« Au vu de la réaction timorée des institutions publiques et du pouvoir économique des acteurs impliqués [la multinationale brésilienne Vale], il est extrêmement important de bénéficier d’un rapport indépendant et impartial [sur les impacts du désastre] », avaient fait valoir les scientifiques qui ont lancé l’initiative. C’est d’autant plus important que les entreprises concernées, les pouvoirs publics, les autorités judiciaires et la société civile sont actuellement engagés dans une bataille acharnée au sujet de la responsabilité légale des propriétaires de la mine et du montant des réparations que ceux-ci devraient être appelés à verser.

Un « groupe indépendant d’évaluation de l’impact environnemental » de la catastrophe de Samarco a été mis en place avec l’argent récolté. Son site web est accessible à l’adresse suivante : http://giaia.eco.br/