Low tech : face au tout numérique, se réapproprier les technologies

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Hackerspaces : récupérer, se réapproprier, démocratiser les technologies numériques

, par Fergus L

Les hackerspaces, des lieux dédiés aux communautés du « hack », sont des espaces de travail et de rencontre destinés à promouvoir la compréhension des technologies numériques et électroniques, et permettent à chacun·e d’y accomplir des projets variés : programmation informatique, projets électroniques, réparation de matériel, détournement d’objets, activité artistique. Ces lieux sont tournés vers les communautés locales de hackeur·ses et tiennent des rencontres récurrentes, ouvertes au public, organisant à l’occasion des conférences, présentations, ateliers ou encore performances. Dans ce contexte, il est admis que le nom et verbe « hacker » ne signifie pas les actes mal intentionnés très souvent vénaux de piratage informatique malveillant, d’escroquerie et de vol de données, qui existent par ailleurs et sont à tort confondus sous l’unique étiquette de « hacker ». Cette injustice de vocabulaire étant corrigée, l’article présente les hackeur·ses, les hackerspaces et leur histoire selon le cadre donné par cette publication : inscrire les activités des hackerspaces dans une démarche low tech, dans le sens de se réapproprier les technologies numériques et de rendre leur usage le plus soutenable possible.

Qu’est-ce que (et qu’est-ce que n’est pas) un hackerspace ?

Les hackerspaces puisent leurs racines dans les clubs de modèle réduit, le hacking lui-même héritant du vocabulaire historiquement lié au club de modélisme ferroviaire du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et au Tech Model Railroad Club. Les premiers lieux apparaissent dans les années 1980-1990, en parallèle du développement de l’ordinateur personnel, qui s’installe progressivement dans les foyers comme hobby et comme divertissement ; ils rassemblent donc dès l’origine un groupe de « sachants », de personnes qui ont un savoir-faire, principalement des hommes [1]. L’avantage principal était alors de bénéficier d’un lieu où se retrouver pour pratiquer une passion commune et pour apprendre ensemble, tout en mutualisant les espaces, les outils et les connaissances. En Europe, le mouvement est né en Allemagne à travers le Chaos Computer Club (CCC), une association de hackeur·ses de Berlin fondée en 1981, qui est encore aujourd’hui centrale dans le mouvement hacker en Europe. À l’époque, les communautés de hackeur·ses étaient proches de la « scène » du cracking, une communauté connexe qui œuvrait dans le piratage de disquettes de jeux et programmes, ainsi que dans le partage de contenus protégés, ce qui a valu à certain·es hackeur·ses quelques déboires avec la justice. Les liens avec l’illégalité devenant moins importants par la suite, le hacking a conservé une vision politique en toile de fond, celle de la subversion et de la contestation du système en place, de très nombreuses organisations se revendiquant anarchistes. Ailleurs en Europe, notamment en Espagne et en Italie, des communautés de hackeur·ses ont tissé des liens avec le mouvement des squats et d’occupation de lieux, insufflant le cas échéant à cette communauté, quand ce n’était pas déjà le cas, des revendications et motivations d’ordre politique et social.

Les hackerspaces se sont développés en France au cours des années 2000, avec une multiplication des approches, certains s’intégrant à des institutions telles que des municipalités, bibliothèques, universités, écoles d’ingénieurs, de beaux-arts, etc. Cette formalisation est souvent passée par la constitution en association des collectifs de hackeur·ses. Par ce biais, le mouvement a créé des liens avec d’autres associations : pour le réemploi des appareils numériques, les logiciels libres, ainsi que des formations pratiques. Dans le même temps, certains lieux ont choisi la spécialisation : le bio-hacking mêlant hacking et biologie ; ou les questions féministes, par exemple. D’autres encore ont cherché à atteindre un niveau quasi-industriel ou celui d’un laboratoire scientifique.

En parallèle, les fablabs (pour fabrication laboratory, laboratoire de fabrication) sont également apparus, fondamentalement axés sur la fabrication, l’accès à des machines, le partage de savoir mais en vue de produire et créer. Si le hackerspace se joue de la technologie, la détournant souvent, et s’amuse à la rendre inutile comme pour démontrer son insignifiance autant que la toute-puissance du·de la hackeur·se qui serait « au-dessus » de la technologie ; le mouvement des fablabs – aujourd’hui entièrement institutionnel et respectant une charte énoncée par le MIT Media Lab – soutient une approche productive dans la majorité des cas. In fine, le savoir accumulé est souvent le même mais, pour un·e hackeur·se, il est né d’une envie de savoir, plus que d’un besoin de produire. Dans un fablab, la machine est maîtrisée et connue dans tous ses détails, avec l’objectif de la rendre la plus efficace possible.

Le hackerspace tolère davantage l’accumulation de matériel à des fins de curiosité, agissant en partie comme un musée pratique des technologies informatiques et électroniques. Un vieil appareil quelconque peut être conservé dans un hackerspace, tel un oscilloscope (outil de mesure électronique indispensable pour un diagnostic de panne et une réparation) qui, quoique fonctionnel, n’a pas sa place dans un fablab, souvent équipé de matériel neuf et récent. Dans un hackerspace, cette démarche est motivée par la passion pour les technologies plus que par un éventuel refus du progrès et de la consommation grandissante (électrique mais pas seulement) qu’il entraîne. La programmation informatique représente un pan important des activités menées dans un hackerspace sans être exclusive.

Au-delà de son rôle de compréhension et de maîtrise des technologies ainsi que du partage de cette connaissance, les hackerspaces sont un premier pas vers une réappropriation des moyens de production. Bien avant de devenir la vache à lait des entreprises de la Silicon Valley, les très en vogue « Technologies de l’Information et de la Communication » ont une histoire à travers ces lieux et ces communautés où de nombreux projets de logiciels sont nés, pour certains mondialement reconnus et d’autres moins célèbres mais qui constituent des rouages cachés des systèmes de télécommunication. Hors de toute contrainte de productivité et des demandes d’un client pressé, les hackeur·ses s’attellent collaborativement à une pratique passionnée et rigoureuse de la programmation pour échafauder des programmes informatiques ambitieux, qu’ils et elles distribuent librement et gratuitement. Souvent, leurs logiciels sont plus flexibles et plus performants que les équivalents propriétaires et onéreux. Chaque hackeur·se a la satisfaction d’avoir contribué à quelque chose d’utile, aux antipodes des millions de lignes de code que « la tech », green, french ou big [2], déverse dans nos téléphones et ordinateurs.

Hackerspaces, un espace de bricolage et réemploi d’appareils numériques

Les hackerspaces contribuent à favoriser l’organisation collective, s’inscrivent strictement dans la société civile et questionnent leurs propres outils sur le plan politique. À noter, ces lieux ont en définitive une approche résolument technologiste, leur action se fondant sur des technologies désormais connues pour être parmi les plus polluantes et dont la prolifération aggrave un problème déjà préoccupant. Cependant, certains projets menés par des hackerspaces affichent parfois une vocation écologique.

Vue d’un hackerspace. Crédit photo : Fergus L

Tout d’abord, un prérequis à la réflexion écologique dans les hackerspaces est l’importance de l’échange et de la transmission de savoir(-faire). Ces lieux, hors de toute contrainte économique ou commerciale, favorisent avant tout le faire ensemble pour agir et former une communauté. Cette motivation est supposée pousser à l’économie de moyens, tant par le travail exclusivement bénévole que par la rareté de certains équipements sur les étagères de ces ateliers, tels d’anciens appareils de mesure dont un laboratoire s’est débarrassé. Avec cette volonté d’enseignement mutuel et collectif vient la nécessité de l’organisation du groupe, le plus souvent en auto-gestion.

La majorité du matériel est donnée au hackerspace ou le fruit de récupérations, dans la rue, dans des ressourceries ou auprès d’entreprises se débarrassant de matériel obsolète. Certains composants peu rares s’amassent parfois en grande quantité. Avec tout le matériel accumulé dans les tiroirs, le hackerspace est parfaitement indiqué pour effectuer des réparations d’appareils. Si la réparation n’est pas une vocation originale du hackerspace, elle est cependant devenue plus importante récemment, le lieu devenant un amplificateur idéal pour les voix militant contre l’obsolescence programmée et la complexification systématique des appareils les plus simples. Ainsi, les hackerspaces donnent accès à du matériel pour des réparations simples comme rétablir une connexion électrique cassée dans de l’électroménager léger. C’est aussi un accès à un savoir et des conseils pratiques : pour le remplacement d’un écran d’ordinateur portable ou de smartphone, d’un disque dur, d’un cordon ou d’un bloc d’alimentation. Ces exemples de réparation ont des degrés de difficulté variés et, malgré les informations disponibles sur Internet, ils nécessitent de l’assistance pour un·e débutant·e. Riches de tout ce qu’ils conservent, les hackerspaces donnent très souvent du matériel à des associations, des collectifs et des lieux occupés, tel que souris, claviers, câbles USB, alimentation pour appareils électriques ou ordinateurs complets prêts à l’emploi . Cependant, le hackerspace ne doit pas être confondu avec un service de réparation et d’assistance, et surtout pas à but commercial. À l’image des cyclofficines, ateliers de réparation de vélos associatifs et participatifs, chacun·e répare soi-même, aidé·e par un·e hackeur·se si besoin est. Ce point peut générer des malentendus, lorsque certaines personnes espèrent trouver un service pièces et main d’œuvre assuré à délai court.

Les hackeur·ses refusant par conviction de jeter sans discriminer, l’opération de tri permet de séparer ce qui peut être utile du reste et, lorsque jeter est la seule option possible, s’assurer d’un traitement pragmatique des déchets. Mettre les mains dans un vieil appareil électronique pour constater la corrosion et la décomposition des éléments chimiques permet de réaliser la nocivité que représentent l’enfouissement, l’incinération ou l’envoi des déchets électroniques dans de gigantesques décharges sur d’autres continents – procédés favorisés car rentables par les filières conventionnelles de « traitement des déchets ».

Ensemble, démocratiser le numérique et résister à la récupération capitaliste

Plus forte que l’image romantique subversive et contestataire du·de la hackeur·se opérant seul·e dans l’obscurité, voire l’illégalité et accomplissant des hauts faits à peine imaginables par le commun des mortel·les, la particularité fondamentalement politique des hackerspaces est peut-être à trouver dans l’obsession pour la compréhension des technologies, plutôt que dans leur utilisation, et dans l’auto-gestion. En effet, de l’école à l’entreprise, on nous apprend à obéir, à se mettre au service de quelqu’un d’autre ; dans un hackerspace, au contraire, on se retrouve en position de sujet et d’acteur·rice, libre d’expérimenter ses propres idées et de les suivre, ce qui peut être intimidant mais aussi source d’empowerment (autonomisation). La recréation de lien social, de coopération et d’accumulation collective de savoir(-faire) transforme cet espace en une voie d’émancipation personnelle mais également collective.

S’il fallait nommer un exemple de démocratisation numérique à très large échelle propulsée par les hackerspaces et fablabs, ce serait probablement Arduino. Arduino est une carte électronique imaginée en 2005 par un professeur de design italien pour permettre à ses étudiant·es de prototyper plus rapidement des objets. Ce micro-contrôleur tenant dans la paume d’une main peut être considéré comme le cerveau qui pilote électroniquement un ensemble de boutons, voyants lumineux et autres moteurs selon un programme. Ce programme est d’abord écrit sur l’ordinateur, puis inscrit dans la mémoire de la carte Arduino ; il décrit comment la carte réagit à l’« environnement » qu’elle perçoit par les interrupteurs et capteurs branchés sur celle-ci. Arduino a été conçue de manière libre, les plans électroniques et le logiciel utilisé pour la programmer sont disponibles librement, ce qui a permis à de très nombreuses cartes dérivées et clones d’apparaître. L’importance d’Arduino pour le développement du do-it-yourself [3] électronique est immense, que ce soit dans les hackerspaces ou les fablabs, ainsi que sur d’innombrables sites en ligne.

L’objectif originel d’accessibilité d’Arduino peut sembler disparaître derrière l’institutionnalisation, l’industrialisation même, de l’entreprise très commerciale que ce projet est devenu et occulter une finalité essentiellement politique : cette carte libre a rendu accessibles un savoir-faire et des moyens jusqu’alors exclusivement réservés à des élites ingénieures et voués à rester au bénéfice des grands groupes d’électronique et des constructeurs d’électroménager.

En effet, l’institutionnalisation et la commercialisation étendue du modèle des hackerspaces puis des fablabs peuvent être vues comme un « danger », notamment si on envisage que le volet politique de réappropriation des techniques de fabrication risque fort d’être étouffé par la suite. L’entreprise états-unienne Techshop a tenté de s’implanter à Paris (devenant au passage partenaire de Maker Faire, sorte de grande foire des fablabs, aux côtés de la chaîne de magasins de bricolage Leroy Merlin), installant sur des centaines de mètres carrés des millions d’euros de matériel accessible par abonnement après de nombreuses formations pratiques. Cet ambitieux projet n’a fonctionné que quelques années et son modèle « à la carte », à grand renfort d’habilitations, a surtout attiré entrepreneurs et startups. Il a en définitive fait bien peu de place aux espoirs de changement sociétal chers aux hackeur·ses originel·les. Du point de vue de l’(auto-)apprentissage, le fonctionnement du TechShop est calqué sur celui de l’enseignement conventionnel (apprenant contre sachant), confortant une relation perçue comme une domination dans l’éthique des hackeur·ses, que celles et ceux-ci travaillent à déconstruire.

Un autre épisode a marqué la mémoire des hackeur·ses car il illustre parfaitement l’échec des pouvoirs publics quand il s’agit de soutenir des initiatives utiles : l’appel à projets de la Mairie de Paris en 2013 pour financer des ateliers de fabrication numérique. De nombreux dossiers furent envoyés, dont celui de l’Electrolab, hackerspace francilien le plus équipé de France en matériel de qualité industrielle, associatif et fonctionnant par abonnement. Malgré sa qualité, le dossier d’Electrolab n’a pas été retenu par la ville de Paris, tout comme beaucoup d’autres dossiers associatifs. Lauréate du programme, « usine.io », une start-up mystérieuse, fondée pour l’occasion et menée par des entrepreneur·ses plus que par des bidouilleur·ses, s’est ensuite attirée les foudres des utilisateur·rices [4] : site Internet incomplet, société inexistante physiquement jusqu’à l’année suivante. Tout comme TechShop et d’autres espaces très commerciaux, après avoir fermé en grande partie, usine.io a rejoint l’incubateur gigantesque monté par Xavier Niel.

Les « dommages collatéraux » de cette formalisation sont nombreux. Notons la manière dont le hacking est au passage amputé de ce qui lui confère sa nature « durable » : dans un espace de fabrication numérique comme ceux soutenus par la ville de Paris, lorsqu’une machine tombe en panne, les utilisateur·rices ont très peu de marge de réparation et de maintenance. Des sociétés spécialisées sont privilégiées pour la réparation et l’entretien. Exit donc la connaissance approfondie des systèmes et les capacités que chacun·e développe pour, avant tout, maîtriser l’outil et le réparer en cas de besoin. S’ajoute l’obligation pour ces lieux de respecter des normes strictes de sécurité, accentuée par des machines plus complexes et plus puissantes dans les ateliers les mieux équipés (comprendre les plus chers, les plus « pros »). En plus de réserver l’accès à ces machines aux seul·es habilité·es, ces espaces interdisent à quiconque d’y toucher en cas de problème, même les plus évidents. Peu regardantes sur les dépenses énergétiques de leurs infrastructures, les entreprises qui poussent ces installations toujours plus ambitieuses et affectionnent les devantures illuminées autant que celles des grands magasins, payent sans frémir des factures qui feraient pâlir les hackeur·ses, soucieux·ses de maîtriser les coûts, par économie et par conscience écologique.

Des machines de fabrication, comme les imprimantes 3D, sont apparues dans les hackerspaces et fablabs. Elles fonctionnent relativement simplement, en déposant un filament de plastique fondu par couches successives, créant ainsi de la matière. L’un des mérites de ces outils est de créer des pièces simples, relativement résistantes, pour remplacer des éléments d’un objet ou d’une autre machine ; mais quelle absurdité alors, si la machine permettant d’en réparer d’autres n’est... pas réparable ? Cela fait sourire, mais il n’en reste pas moins que les modèles d’imprimantes 3D les plus avancés pour les applications les plus pointues, souvent importés des États-Unis, ressemblent de plus en plus aux capricieuses imprimantes à papier : des monolithes en plastique, des écrans, des boutons rétro-éclairés, hermétiques à toute modification interne. À l’inverse, un modèle libre d’imprimante 3D a vu le jour, la RepRap, une imprimante emblématique et très populaire capable de se reproduire elle-même, la quintessence de la machine de production – et de l’humour propre au milieu – nécessitant simplement d’ajouter des boulons, des tiges métalliques et de l’électronique pour obtenir une machine fonctionnelle.

Alors, quand un·e hackeure·se pose les mains sur le clavier, sont-elles salies ? Probablement pas mais, pour conserver une action écologique pertinente et continuer à naviguer loin des pièges du « tout numérique », espérons voir les hackeur·ses persévérer avec une rigueur exemplaire à tous ces niveaux, moyennant quelques prises de conscience et remises en question.