Classe et race
La sociologue montre tout d’abord que les classes moyennes et supérieures ont bien plus de probabilité d’être actives sur Internet, tandis que les classes populaires, et en particulier les afro-états-unien·nes, le sont beaucoup moins. Si l’âge joue effectivement un rôle, le statut socio-économique, le niveau éducatif et le niveau de revenu sont des facteurs bien plus déterminants. L’accès à l’objet (ordinateur, téléphone portable, tablette) et à la connexion Internet est évidemment un premier élément de disparité. Le deuxième a trait aux savoir-faire, savoir-utiliser les outils en ligne, dont les fonctions évoluent rapidement, mais également à une auto-perception d’être resté·e en marge de ce monde numérique, qui va trop vite, qui est « pour les autres ». La question du temps influe également : les personnes qui travaillent comme caissières ou autres doivent souvent remettre leur téléphone à leur employeur pendant leur temps de travail – alors que les cadres, seul·es dans leur bureau, ont bien plus de marges d’autonomie pour être actif·ves en ligne pendant les heures de bureau. Or, les personnes des classes populaires cumulent souvent plusieurs « jobs » et n’ont pas le temps de publier, de « liker » ou de commenter sur Facebook ou Twitter.
De plus, pour les personnes afro-états-uniennes, la peur ou l’angoisse liée à la participation aux débats sur Internet au sujet de leur environnement de travail est réelle. Une anecdote, rapportée par l’autrice, raconte comment, lorsque les alarié·es afro-états-unien·nes s’étaient organisé·es en syndicat, certain·es employé·es d’entretien de l’université avaient trouvé sur leur lieu de travail une corde avec un nœud coulant – des réminiscences des lynchages contre les Noir·es. La peur des représailles politiques, qu’elles soient physiques ou par un licenciement, inhibe l’activisme en ligne, trop individualisé et identifiable, comparé à des formes d’actions plus collectives, pour beaucoup d’Afro-états-unien·nes.
Institutions
Le deuxième facteur qui détermine l’efficacité d’un groupe politique en ligne est, selon la recherche de Schradie, son type d’organisation. Contrairement à l’idée qu’Internet favorise les mouvements décentralisés, l’autrice argumente que les organisations hiérarchiques, au sein desquelles les prises de décision se prennent par le haut et s’appliquent verticalement, sont le plus présentes et influentes sur Internet. En effet, l’utilisation des outils nécessite que les échanges soient structurés de façon réfléchie et cohérente, dans une logique de division sociale des tâches. De plus, ce sont les organisations disposant de ressources en personnel dédié à interagir en ligne et publier des contenus qui dominent l’espace numérique.
Or, à droite, les institutions sont plus hiérarchisées et unifiées, alors qu’à gauche elles ont tendance à être plus horizontales et plus fracturées. Le facteur organisationnel a tendance à favoriser un individualisme en réseau qui correspond plus au modèle d’organisation des groupes politiques de droite.
Idéologie
La troisième dimension de la fracture numérique qu’Internet n’a pas résorbée est le déséquilibre idéologique : la droite utilise plus Internet que la gauche. Les conservateurs (de droite) sont en général plus actif·ves en ligne, produisent plus de contenus, possèdent des sites Internet plus complexes et plus souvent actualisés, twittent et commentent plus sur Facebook. C’est le cœur de leur activité politique, alors que la gauche a plutôt tendance à considérer les espaces en ligne comme une stratégie parmi d’autres, qui n’est pas une priorité ni un substitut à l’organisation politique.
La différence de visibilité sur Internet tient également au type de message diffusé : centré sur la liberté individuelle, clair et concis, le message de la droite est facilement assimilable et relayable. Au contraire, celui des progressistes (de gauche) est plus varié, centré sur la justice, et prône la diversité des voix. C’est un message plus complexe à articuler et donc plus difficile à diffuser. En outre, les airs apocalyptiques des « menaces qui planent sur la liberté » touchent plus l’affectif et la dimension de la croyance ; au contraire, l’appel de gauche à la participation sur la base d’une information diversifiée est moins motivant immédiatement.
La plupart des chercheur·ses et journalistes ont été hypnotisé·es par l’usage que la gauche fait d’Internet et ont généralement omis d’observer que la droite avait gagné bien plus de terrain. Le résultat est qu’en 2012 les Républicains ont remporté une victoire historique en Caroline du Nord, leur permettant de faire passer des réformes comme l’interdiction de toilettes transgenre, la tentative d’imposition d’une religion d’État, le recul de l’accès à l’avortement ou encore des modifications de la loi électorale leur permettant de rester au pouvoir. Selon la sociologue, ce réseau dense d’activistes en ligne de droite a également été un élément décisif de la victoire de Trump en 2016.
Conclusion
Les trois facteurs qu’examine Jen Schradie : la classe sociale, le type d’organisation et l’idéologie n’œuvrent pas séparément. Au contraire, ces différents facteurs combinés amplifient les effets des autres. Ils s’imbriquent et aggravent ainsi la fracture de l’activisme en ligne. Ainsi, le potentiel démocratique d’Internet n’a, en quelque sorte, pas tenu ses promesses, dans le sens où il amplifie davantage les voix dominantes et isole les plus marginalisé·es. Le pluralisme et le mode d’organisation horizontale ne sont pas favorisés par les outils en ligne ; la révolution numérique est une révolution qui n’a pas eu lieu.