Low tech : face au tout numérique, se réapproprier les technologies

Sommaire du dossier

Low tech, logiciels libres et Open Source : quelles synergies à développer ?

, par MAUREL Lionel

Qu’est-ce qu’un « matériel libre » ? Juste une technologie physique développée selon les principes des « ressources libres » (open source). Il regroupe des éléments tangibles — machines, dispositifs, pièces — dont les plans ont été rendus publics de façon que quiconque puisse les fabriquer, les modifier, les distribuer et les utiliser.

[...] De nombreux logiciels et matériels libres existent déjà (et même des réseaux sociaux libres). L’enjeu semble surtout (mais c’est complexe) de les associer et de les articuler intelligemment, de tracer une ligne pure et libre qui aille du zadacenter au traitement de texte où je taperai ces mots. C’est un bel horizon à atteindre pour s’émancyber là où aujourd’hui on cyberne dans nos hivers numériques, en se faisant berner.

Alain Damasio. Matériel Libre, Vie Libre ! Zadacenters & Rednet ! Lundimatin, 9 mai 2017

Dans le texte ci-dessus, l’auteur Alain Damasio défend l’idée que la lutte pour les libertés et l’émancipation passe aujourd’hui par la réappropriation de la couche matérielle dont dépendent nos pratiques numériques. Une telle perspective ne relève pas uniquement de la science fiction puisque, depuis plusieurs années, le mouvement de l’Open Hardware applique au matériel les mêmes procédés qui ont permis, depuis plus de 20 ans, le développement du logiciel libre et de l’Open Source [1].

De la même manière que l’on peut publier les sources d’un logiciel pour garantir des libertés aux utilisateur·rices, en favorisant le partage des connaissances et le travail collaboratif, on peut diffuser les plans de machines sous licence libre pour permettre à d’autres de les construire et de les améliorer. Là où la propriété intellectuelle sert traditionnellement à garantir des exclusivités et imposer des restrictions, les licences libres favorisent des approches inclusives qui étendent les usages. Transposée du logiciel au matériel, on a ainsi vu ces dernières années cette logique du Libre et de l’Open Source s’appliquer à des micro-contrôleurs (Arduino), des prothèses médicales (Bionicohand), des voitures (Wikispeed), des smartphones (Fairphone), du matériel agricole (Open Source Ecology), des imprimantes 3D (RepRap), etc. [2]

Ces projets ne se rattachent pourtant pas toujours aux low tech – ces « basses technologies » entendant apporter une réponse à la crise écologique par le recours à des solutions simples, conviviales et peu consommatrices en ressources et en énergie. [3] En effet, les principes du logiciel libre et de l’Open Source peuvent tout aussi bien être mobilisés par les high tech que les low tech. À l’origine, le logiciel libre est issu de communautés de « hackers » : des bidouilleurs amateurs qui souhaitent proposer des alternatives aux grandes firmes informatiques, type Microsoft. Mais, paradoxalement, l’efficacité du développement en Open Source a séduit peu à peu les entreprises technologiques, au point que celles-ci jouent à présent un rôle important dans cette dynamique.

En 2014, la société Tesla d’Elon Musk a ainsi décidé d’abandonner les brevets qu’elle détenait pour favoriser la diffusion des batteries électriques et des stations de rechargement, afin de pousser davantage de constructeurs automobiles à adopter l’énergie électrique. [4] En mettant de côté l’exclusivité liée à la propriété intellectuelle, cet exemple s’inscrit certes dans la philosophie de l’Open Source, mais sans pour autant se rattacher au mouvement des low tech. Tesla fait même partie de ces acteurs prônant l’idée inverse que c’est grâce à une technologie toujours plus poussée que l’on pourra répondre aux problèmes écologiques.

Il n’y a donc pas d’association systématique et nécessaire entre logiciels libres, Open Source et low tech. Néanmoins, on peut montrer que le développement des low tech gagnerait à s’appuyer sur les principes du Libre et de l’Open Source, et l’on peut déjà citer un certain nombre d’exemples œuvrant dans ce sens. De la même manière, le Libre et l’Open Source gagneraient sans doute aussi à se lier davantage aux low tech pour renouer avec leur philosophie originelle, diminuer leur dépendance aux grandes entreprises et mieux prendre en compte les enjeux écologiques.

Un terminal d’ordinateur reçoit des instructions via le code. Crédit photo : Pexels via Pixabay

Redonner du sens au Libre et à l’Open Source grâce aux low tech ?

En mai 2017, Félix Tréguer et Gaël Trouvé ont publié sur le site Reporterre une tribune intitulée : « Le coût écologique d’Internet est trop lourd, il faut penser un Internet Low Tech ». [5] Leur propos vise à alerter sur l’insuffisante prise en compte des enjeux écologiques par le mouvement du Logiciel Libre :

En dépit des apports d’un mouvement comme celui du logiciel libre à la réflexion sur les biens communs et malgré les croisements anciens entre le mouvement hacker et certaines luttes écologistes, le combat pour une informatique émancipatrice échoue le plus souvent à expliciter le constat qui est aussi l’une de ses principales contradictions : les effroyables coûts écologiques et humains du numérique.

Pour appuyer leurs affirmations, ils citent plusieurs études montrant qu’Internet représente plus de 10 % de la consommation électrique mondiale et produit à peu près autant de gaz à effet de serre que les transports aériens. [6] À ces coûts de fonctionnement s’ajoutent ceux, encore plus exorbitants, de fabrication du matériel informatique – ordinateurs et smartphones – produisant des masses de déchets électroniques dont seulement 5 % en moyenne sont réellement recyclables. Ces appareils nécessitent par ailleurs certains matériaux, comme les terres rares, dont l’exploitation échevelée déstabilise plusieurs pays, comptant parmi les plus pauvres sur la planète.

On pourrait penser que le logiciel libre reste étranger à ces problématiques, mais la réalité est hélas plus complexe. De grandes entreprises du numérique – comme IBM, Cisco, Intel, Samsung, etc. – comptent parmi les plus importants contributeurs au logiciel libre, qu’elles ont pleinement su intégrer dans leurs produits et processus de développement. [7] C’est aussi devenu le cas des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) notamment pour faire tourner les serveurs où ils amassent des quantités de données toujours plus importantes. Même un acteur comme Netflix, qui consomme à lui seul près d’un quart de la bande passante d’Internet en France, utilise des logiciels libres et Open Source et contribue à leur développement.

D’une certaine manière, le logiciel libre, qui mettait à l’origine en avant les enjeux d’émancipation lié à l’informatique, s’est peu à peu fondu dans la technostructure qui fait aujourd’hui peser un poids insoutenable sur le système-Terre. [8] Comme l’explique l’économiste Eloi Laurent [9], l’idée d’une « économie de la connaissance » qui serait « dématérialisée » est un mythe. En réalité, jamais l’économie n’a été aussi matérielle et aussi coûteuse énergétiquement que depuis qu’elle s’est digitalisée et le logiciel libre a aussi participé à la marche forcée vers l’insoutenabilité de ce modèle de développement.

Les avertissements de Félix Tréguer et Gaël Trouvé sont donc loin d’être anodins : c’est devenu une nécessité pour le mouvement du logiciel libre de regarder en face les enjeux écologiques car, comment parler d’émancipation par la technologie sans prendre en compte son impact environnemental ? Une alliance entre low tech et logiciels libres semble donc nécessaire pour que ces derniers gardent du sens à l’heure où la crise climatique devient incontournable.

« Cosmo-localiser » la production des low tech grâce aux licences libres

Un des aspects démultipliant aujourd’hui le coût écologique d’Internet est la tendance à la centralisation qui a explosé depuis le milieu des années 2000 et l’avènement du Web 2.0. Alors qu’à ses origines Internet avait été conçu comme un réseau décentralisé d’acheminement de l’information, on a vu émerger à cette époque des plateformes sur lesquelles les contenus et les usages se sont petit à petit concentrés. Des acteurs comme YouTube, Facebook, Amazon ou Twitter sont représentatifs de cette dérive vers la centralisation d’Internet qui est devenue le paradigme dominant. Ce phénomène provoque de nombreuses difficultés, liées à l’emprise que ces entreprises géantes peuvent exercer sur les vies de milliards d’utilisateur·rices. Mais elle a aussi des conséquences négatives en termes de consommation énergétique car le stockage de ces masses gigantesques de données nécessite la construction de toujours plus de data centers, ces centres informatiques particulièrement gourmands en électricité.

Heureusement, certains acteurs luttent contre la plateformisation d’Internet, en proposant des solutions pour revenir à un hébergement de proximité des contenus. C’est le cas par exemple en France de l’association Framasoft, qui depuis 2014 et sa campagne « Dégooglisons Internet ! » fournit des outils alternatifs à ceux des GAFAM, s’appuyant sur des logiciels libres et respectueux de la vie privée des utilisateurs. Ils ont également suscité l’émergence d’un réseau d’hébergeurs militants (le collectif des CHATONS) se présentant comme des « AMAP du numérique », avec pour objectif de contrebalancer la dépendance des internautes à l’informatique « en nuage » des géants d’Internet (cloud computing).

Cette même logique répartie et décentralisée que les acteurs du logiciel libre mettent en œuvre pour l’hébergement des données peut aussi trouver à s’appliquer pour la fabrication d’objets low tech. Michel Bauwens a théorisé cette approche avec la notion de « production cosmo-locale [10] », s’appuyant sur le précepte : « Tout ce qui est léger doit monter ; tout ce qui est lourd doit descendre ». Cette phrase signifie que le « léger » – c’est-à-dire les connaissances, les designs, les plans de fabrication, etc. – doit être partagé le plus largement possible pour favoriser le développement des technologies peu consommatrices de ressources. Mais ce qui est « lourd » – les machines, les matériaux, les lieux de construction, etc. – doit être relocalisé au plus proche, suivant la logique des circuits courts.

On peut voir une telle logique à l’œuvre avec un site comme le Low-tech Lab, qui se présente comme « le Wikipédia des basses technologies ». Ce site met en partage à l’échelle globale des tutoriels portant sur des solutions techniques low tech, placées sous licence Creative Commons, de manière à ce que chacun puisse y accéder, les fabriquer, les diffuser et les améliorer selon ses besoins. Si la connaissance est ainsi le plus largement partagée, la fabrication a vocation à s’effectuer au niveau local, notamment dans des fablabs ou des hackerspaces, où des machines pourront être mutualisées à l’échelle d’une communauté. Pour accentuer encore ces circulations entre le local et le global, le Low-tech Lab organise également des expéditions dans le monde, visant à collecter des innovations low tech et à les documenter pour les faire connaître. [11]

Les synergies entre low tech et Open Source paraissent également évidentes sur le plan de la durabilité des objets techniques. En diffusant librement les plans d’un objet, on permet à tout un chacun, non seulement de le fabriquer, mais aussi de le réparer et de changer certaines pièces en cas de défaillance. Alors que l’obsolescence programmée fait des ravages du côté de la production industrielle, les low tech peuvent s’appuyer sur l’Open Source pour garantir un droit à la réparation et une souveraineté retrouvée sur les objets.

Un défi : trouver des modèles économiques adaptés

Les complémentarités et les synergies potentielles entre low tech, licences libres et Open Source paraissent donc assez évidentes. Mais la question reste posée de savoir sur quels modèles économiques ces solutions pourraient s’appuyer pour parvenir à se diffuser largement.

De ce point de vue, certains projets – pourtant a priori prometteurs – n’ont pas toujours réussi à trouver de formules satisfaisantes pour avoir un impact significatif. C’est le cas par exemple du projet Open Source Ecology, lancé au début des années 2010 par un réseau de fermier·es et d’ingénieur·es, afin de produire une série de machines agricoles en Open Source. Le projet prévoyait de produire la documentation nécessaire à la construction de 50 machines destinées à former le « Global Village Construction Set », c’est-à-dire l’appareillage nécessaire pour faire fonctionner une petite exploitation agricole. Alors qu’Open Source Ecology a reçu une certaine attention et de nombreux prix, il n’est parvenu à ce jour qu’à livrer une douzaine des plans de machines sur les 50 annoncées et sa diffusion reste assez confidentielle.

Un tel exemple montre que le progrès des low tech est tributaire d’un modèle économique et d’une interface avec le marché pour assurer son rayonnement. D’autres initiatives montrent que des formules intéressantes peuvent être explorées, notamment en lien avec l’économie sociale et solidaire (ESS). On peut citer dans cette lignée l’Atelier Paysan, une initiative française qui a pris la forme d’une Coopérative (plus exactement d’une SCIC : Société coopérative d’intérêt collectif). L’Atelier Paysan – qui se présente comme une « coopérative d’auto-construction » – a pour but de permettre aux agriculteur·rices de retrouver une indépendance technologique en leur donnant les moyens de construire eux-mêmes des outils conçus suivant des impératifs de sobriété technologique et de durabilité. Le site de l’Atelier Paysan diffuse à cet effet des plans et des tutoriels placés sous licence Creative Commons pour en maximiser la diffusion et permettre aux agriculteurs de s’en saisir.

Le modèle économique du projet repose sur l’organisation de formations et d’ateliers payants, permettant d’apporter aux agriculteur·rices les compétences initiales qui pourraient leur manquer pour fabriquer ces objets. On retrouve d’ailleurs un modèle répandu dans le secteur du logiciel libre où les programmes sont toujours gratuits, mais les services associés peuvent être payants. La forme de la SCIC permet en outre à des soutiens de prendre des parts sociales et des collectivités territoriales peuvent également participer de cette façon. On notera cependant que la licence choisie pour diffuser les plans n’est pas « libre » au sens plein du terme, puisqu’elle ne permet pas la réutilisation commerciale. Ce choix a été fait parce que l’Atelier Paysan insiste sur l’importance pour les agriculteur·rices de se réapproprier les savoir-faire liés à la construction des objets. Dès lors, il ne serait pas cohérent de permettre à des entreprises de fabriquer les outils pour les vendre aux agriculteur·rices au lieu que ceux-ci les fabriquent eux-mêmes.

En s’ancrant dans l’ESS, ce projet peut donc entretenir une interface avec le marché assurant sa soutenabilité, tout en conservant des finalités sociales et environnementales différentes de la seule recherche du profit. Ce type d’aménagement, conjuguant la logique de l’Open Source avec celle des low tech et s’appuyant sur un modèle économique éthique, est sans doute à privilégier pour l’avenir. Comme nous l’avons vu plus haut, le logiciel libre et l’Open Source ont fini peu à peu par être récupérés par les grandes firmes du numérique, qui comptent aussi parmi celles dont le bilan écologique est le plus problématique. Mais cet état de fait n’est pas une fatalité et une alliance entre low tech et logiciel libre permettra peut-être de surmonter ces contradictions pour déboucher sur de réelles alternatives, ne dissociant plus émancipation par la technique et protection de l’environnement.