Low tech : face au tout numérique, se réapproprier les technologies

Sommaire du dossier

L’omniprésence du numérique dans notre organisation sociale

Ou comment nous sommes devenu·es dépendant·es des ordinateurs pour survivre

, par MOILLE Christophe

Le numérique, au fond, n’est rien d’autre que la traduction en chiffres binaires (0-1) de toutes les informations sensorielles humaines. Sons, images, idées, sont des informations qui se présentent à nous sous des formats différents : la numérisation consiste à enregistrer ces informations, ces données, dans un format de représentation uniforme et universel, afin de les rendre reconnaissables et lisibles par une machine : l’ordinateur. L’ordinateur remplace les machines physiques compliquées qui traitaient les représentations analogiques spécialisées (par exemple la pellicule photographique avec ses trois couches d’émulsion ou encore la cassette audio avec ses enregistrements sonores sur bande magnétique). Il exécute les instructions de programmes (algorithmes) qui exploitent ces données quoi qu’elles représentent. Dans un sens, le langage informatique est universel, car universellement partagé par les outils informatiques.

Le numérique englobe plus que l’informatique, recouvrant aussi le domaine des télécommunications (téléphone, radio, télévision, ordinateur) et Internet. On associe souvent le numérique à l’immatérialité. L’environnement numérique – on pense ici en particulier à Internet – serait caractérisé par un espace immatériel qui s’opposerait à l’espace matériel non numérique. Rien de plus faux, les algorithmes et les données ont besoin de supports matériels pour exister : les données sont enregistrées sur des supports mémoire – disques durs, mémoires vives, etc. – et les traitements sont réalisés par des puces électroniques consommant de l’électricité, le tout pouvant être relié par des câbles ou autres dispositifs radio afin d’assurer les communications entre appareils numériques divers.

Il y a encore quelques décennies, on pouvait considérer les technologies informatiques comme des outils puissants et aux fonctions multiples capables d’aider les humain·es dans plusieurs champs de la production industrielle et culturelle. Aujourd’hui, cette définition serait du moins réductrice, sinon complètement fausse : le numérique est l’espace dans lequel nous vivons. Il ne s’agit plus d’outils au service des pratiques anciennes, mais d’un environnement dans lequel nous sommes plongé·es, qui détermine et façonne notre monde et notre culture.

Le numérique, omniprésent dans notre vie quotidienne

Aujourd’hui, le « numérique » (donc, les ordinateurs et leurs programmes informatiques, et tout le système de communication et d’information qu’il sous-tend) est intégré à toutes les sphères de notre vie, individuelle et collective. Au niveau personnel, les téléphones portables multiservices et le web, dans sa fonction de distribution de l’information, en sont peut-être les exemples les plus évidents. Si l’on utilise un compte Google pour gérer nos contacts, nos mails, nos appels téléphoniques, documents, images, etc., toutes nos informations et moyens de communication sont dépendants d’un seul acteur : en cas de hacking du compte ou si l’entreprise Google décide d’en couper l’accès, on se retrouve tout à coup sans capacité de communiquer ou de travailler. Mais le numérique est aujourd’hui également présent dans notre voiture avec son petit ordinateur central, nos ascenseurs, mêmes nos volets électriques dans le nouvel idéal de la « maison connectée ». Au niveau collectif, l’administration de l’État et la gestion de toutes les entreprises sont numérisées ; les moyens de transports publics sont aiguillés, guidés, suivis par des logiciels ; toute notre économie, de plus en plus virtualisée, s’appuie sur le numérique.

L’omniprésence et la transversalité du numérique dans toutes les sphères de notre vie quotidienne et de notre organisation sociale a fait émerger de nouvelles problématiques. Prenons ici l’exemple de l’hôpital, de l’énergie et de l’alimentation, pour illustrer l’ampleur de la présence numérique dans la société en 2020 et les nouveaux risques qui s’y attachent.

Vue d’une unité de soins intensifs, pilotée par des ordinateurs. Crédit photo : Norbert Kaiser, via wikicommons

Nos hôpitaux se sont mis à l’heure du numérique. L’administration d’un hôpital repose aujourd’hui sur des postes informatiques, pour passer les commandes aux fournisseurs, pour accéder aux bases de données des dossiers des patient·es, pour exploiter des machines comme les scanners, des électrocardiogrammes, etc. : le suivi des signes vitaux est aussi assuré par des ordinateurs. Or les cas d’attaque par « rançongiciels » se multiplient en France et ailleurs : un logiciel malveillant est installé et se diffuse dans le réseau informatique interne, chiffre les fichiers pour les rendre illisibles et les pirates exigent de l’hôpital le versement d’une rançon en échange du moyen de déchiffrement des données dont peuvent dépendre la vie des patient·es. Cela a été le cas du CHU de Rouen en novembre 2019, de dizaines d’autres hôpitaux et de centaines d’autres structures ces dernières années.

Notre système de production agroalimentaire également est traversé par le numérique. Les tracteurs « modernes » utilisent le système de positionnement par satellite (GPS, DGPS) pour assister le conducteur qui se concentre sur le fonctionnement de ses outils. L’agriculture « de précision » se développe : avec des photos satellite, on procède à une analyse de l’état des sols dans les champs ; le pilotage par ordinateur des intrants cherche à diffuser exactement le type et la quantité dont chaque parcelle a besoin ; des dispositifs et des machines détectent les changements météorologiques ; et ainsi, le traitement informatisé des données de la terre, des cultures, des pesticides, de la vie en général se diffuse de partout, dans le but « d’optimiser l’ensemble des paramètres ». Dans les pays des Suds, la numérisation de l’agriculture va de pair avec un déplacement des systèmes agricoles traditionnels par le grand capital : la bio-piraterie numérique sur les semences permet de contourner les législations existantes, l’intégration verticale du secteur agroalimentaire implique l’exclusion des petit·es producteur·rices des chaînes d’approvisionnement, et modifie en profondeur le rapport à la terre des travailleur·ses agricoles.

Enfin, le secteur de l’énergie est l’exemple le plus paradoxal de la transversalité du numérique dans notre mode d’organisation sociale. En effet, on produit de l’énergie pour faire fonctionner nos outils numériques (entre autres), mais on utilise aussi des ordinateurs pour produire cette énergie. Les centrales et réseaux électriques sont gérés, pilotés, et surveillés par des logiciels informatiques. Or, c’est lorsque se produit un problème qu’on mesure l’ampleur de la présence des outils numériques dans la gestion d’un secteur aussi sensible que celui de l’énergie : il suffirait d’un·e bon·ne hackeur·se ou d’un logiciel malveillant suffisamment puissant pour bloquer toute la production d’énergie électrique d’une région. Un haut responsable états-unien aurait confirmé que les États-Unis renforcent leurs attaques informatiques contre le système énergétique russe.

Cette omniprésence des outils numériques est notamment le résultat du mythe de la « dématérialisation », évoqué plus haut. C’est précisément ce mythe de l’immatérialité qui a produit un impensé général sur les coûts énergétiques et environnementaux qui sont développés plus loin dans cette publication, sur les failles de vulnérabilité sociale que le numérique ouvre, mais aussi la « blackbox », la boîte noire que sont ces outils : qui les conçoit et qui les contrôle.

Avons-nous vraiment le contrôle des outils numériques que nous utilisons au quotidien et dont nous sommes devenu·es dépendant·es ?

Qui conçoit nos outils numériques, et comment ?
Les programmes informatiques ne font pas forcément ce qu’on pense qu’ils font, et leur finalité réelle n’est pas forcément celle qui est exposée pour les vendre. Les personnes qui produisent le logiciel n’ont pas forcément le même agenda que celles et ceux qui l’utilisent. Prenons l’exemple de Twitter, plateforme de microblogue : au-delà de permettre la publication en ligne (but déclaré de la plateforme), le réseau social a été progressivement transformé pour vendre de la publicité aux annonceurs et exploiter les données personnelles de ses utilisateur·rices à des fins commerciales. C’est devenu la base du modèle économique de ces entreprises de plateforme numérique. Or, pour les utilisateur·rices, la publicité n’est qu’une verrue sur leur usage du logiciel Twitter. S’ils et elles avaient conçu Twitter pour leur propre usage, ils et elles en garderaient des fonctionnalités, mais probablement pas la publicité. C’est bien dans cette idée qu’est né Mastodon, un réseau social basé sur des logiciels libres, par des déçu·es de Twitter qui ne voulaient pas de la publicité et qui ne voulaient pas voir leurs données personnelles vendues aux plus offrants.

De plus, comme l’exposent les articles sur les algorithmes dans cette publication, les préjugés sociaux et les biais cognitifs des concepteurs des logiciels s’inscrivent dans leur production. À leur façon, les algorithmes nous imposent la manière dont on doit se servir de l’outil, et cette manière est dictée par celles et ceux qui conçoivent ces outils – de façon biaisée. Par ailleurs, l’idée que « l’informatique, c’est technique » est une ritournelle redoutablement efficace pour nous déposséder de la compréhension des outils dont nous nous servons au quotidien : ne pas comprendre le B.A.-BA du fonctionnement informatique revient à s’en remettre aveuglément, et sans même être conscient·e des implications que cela peut avoir, aux mains des personnes qui « savent coder », créant ainsi une forme d’élite « sachante » qui conçoit et donc contrôle l’évolution des outils et technologies qui façonnent profondément tous nos rapports sociaux.

Dès lors, la question de la confiance en la personne ou le groupe qui produit ces programmes devient primordiale. Le meilleur exemple est celui du nutri-score et des applications numériques qui octroient des notes nutritionnelles sur les produits agroalimentaires. Dans l’idée, des entreprises constituent des bases de données sur les produits et leur composition, et en fonction de différents critères, donnent une note comprise entre A et E qui renseigne les utilisateur·rices de l’application sur la qualité nutritionnelle du produit en question, et l’inscrit dans un code barre à scanner avec son téléphone intelligent. Il existe plusieurs applications qui donnent parfois des pondérations différentes au même produit : se pose alors la question de la construction de la note, des paramètres pris en compte, et des intérêts (dont économiques) qui ont mené à la formule de calcul. Comment se faire une idée de la fiabilité de ces applications si l’on n’a pas accès à la recette de fabrication de la note ? L’idée d’une technologie neutre, objective, où le calcul de chiffres même pris dans le désordre est la base de sa légitimité, semble être un argument qui marche, car il s’inscrit dans la logique d’une confiance aveugle dans les « chiffres » et la « science ».

Qui contrôle nos outils à notre place ?

Outre les rançongiciels déjà évoqués dans le cas des hôpitaux, la perte de contrôle de nos outils numériques, qui concentrent tant d’informations sur nous aujourd’hui, est rendue possible par certains logiciels qui laissent la place à un contrôle à distance par d’autres. Et cela peut se révéler bien dangereux.

La réalité des pirates informatiques qui récupèrent le mot de passe de quelques espaces numériques clés, et ont ainsi accès à notre vie personnelle, est souvent sous-estimée. Ils peuvent utiliser ces informations pour effectuer une transaction en simulant l’identité de la personne fraudée, comme retirer de l’argent du compte bancaire de la personne, se faire passer pour elle auprès de proches en requérant leur assistance financière, ou même simplement téléphoner sans avoir à rien payer.

En Allemagne, une liste de militant·es d’extrême gauche, élaborée par la police, avait été hackée par un groupuscule d’extrême droite. De justesse, la police avait réussi à intercepter les membres du groupuscule déjà armés, en possession de sacs mortuaires et avec un plan d’assassinats défini.

De leur côté, les États affirment de façon croissante leur contrôle de la société au travers d’une législation de plus en plus restrictive, d’une surveillance de plus en plus totalisante et de la censure.

Nous sommes de moins en moins capables de contrôler nos outils. Prenons pour exemple les voitures : il y a quelques dizaines d’années, il était possible de réparer nous-même nos véhicules, à défaut on pouvait faire appel à l’oncle calé en mécanique. Aujourd’hui, impossible de procéder sans avoir accès à une valise diagnostic, dont il faut payer une licence d’utilisation, sans compter la réparation inimaginable des composants électroniques, à remplacer dès le moindre signe de défaillance. Nos outils sont de plus en plus complexes et donc de moins en moins fiables et de plus en plus coûteux. Qui cela sert-il ? Certainement pas les usager·es quotidien·nes.

Cependant, au-delà du contrôle sur les outils, l’omniprésence du numérique dans nos vies et notre organisation sociale soulève d’autres questions, qu’il va falloir commencer à se poser.

Et si, du jour au lendemain, le numérique arrêtait de fonctionner ?

Il n’est absolument pas impossible que, d’un moment à l’autre, on ne soit plus en mesure d’avoir recours aux appareils numériques dont nous nous sommes rendu·es dépendant·es de manière croissante. Pour partir des exemples les plus extrêmes, difficilement prévisibles et totalement incontrôlables, une tempête solaire (aussi connue comme aurore boréale) particulièrement intense aurait pour effet de perturber les champs électromagnétiques de la Terre, ce qui pourrait causer des court-circuits dans les réseaux électriques et désactiver les appareils électroniques.

Plus proche de notre réalité immédiate, les pannes d’électricité se multiplient dans le monde, pour des motifs différents : le changement climatique, avec des températures de plus en plus extrêmes, implique une modification de l’environnement dans lequel fonctionnent les machines et les ordinateurs. Le refroidissement de ces machines est plus difficile lorsqu’il fait 45° à l’extérieur, ce qui peut mener à des ruptures de leur bon fonctionnement. Les pannes d’électricité à Caracas, au Venezuela, en mars 2019, et le « blackout » de plusieurs jours d’affilée, pourraient être un aperçu de ce qui est appelé à se généraliser : plus aucune banque ni système de paiement ne fonctionne, plus de transport en métro, plus même de système d’approvisionnement en eau, qui nécessite de l’alimentation électrique ; beaucoup de Venezuelien·nes ont été réduit·es à boire de l’eau du fleuve Guaire, très pollué lorsqu’il traverse la ville. Plus proche de nous, dans la région Rhône-Alpes, le réseau d’eau potable utilise des surpresseurs, pour mettre l’eau en pression dans les tuyaux et ainsi la distribuer (ce qui constitue une option alternative au château d’eau). Or ces surpresseurs utilisant l’électricité ont cessé de fonctionner pendant plusieurs jours en novembre 2019 à l’occasion de chutes de neige exceptionnelles, privant de nombreux de foyers d’eau courante.

Un virus informatique peut également bloquer tout un pays : les attaques sur le réseau Internet de l’État d’Estonie a causé de multiples dysfonctionnements dans la gestion du pays, rendant des sites administratifs injoignables pendant plusieurs jours. Autre exemple de conflit géopolitique, la destruction d’un satellite par un État pourrait également causer l’arrêt de fonctionnement de tout le système numérique d’une région.

Mais l’organisation même de la production des appareils numériques nous rend vulnérables à certains aléas. La concentration de la production mondiale des disques durs dans quelques usines entraîne une vulnérabilité accrue aux aléas climatiques. Ainsi en Thaïlande, les inondations de 2011 ont paralysé les usines et entraîné une pénurie faisant flamber les prix des disques durs. De même, la finitude des matériaux rares qui rentrent dans la composition et la production des appareils numériques (à moyen long terme – 2050 – il ne sera plus possible de produire ces appareils), est source d’une grande vulnérabilité.

Ainsi, nos sociétés, dépendantes aujourd’hui des outils numériques pour se perpétuer, peuvent être profondément, et très rapidement, désorganisées. Manger, boire, se réchauffer, se déplacer, communiquer, échanger des biens et des services : nos fonctions vitales, imbriquées dans cette organisation sociale de plus en plus complexe et qui repose de plus en plus sur ces outils numériques, pourraient alors s’en retrouver menacées. Heureusement, il n’est jamais trop tard pour réfléchir ensemble sur nos modes d’organisation individuels et collectifs, sur la construction d’alternatives et d’autonomie, et sur comment se réapproprier les outils dont nous dépendons pour les contrôler effectivement et pouvoir anticiper les aléas qui, selon toute probabilité, iront crescendo.