Low tech : face au tout numérique, se réapproprier les technologies

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Les low tech avec les réfugié·es : une histoire d’autonomie et de résilience

, par Low-tech Lab

En Europe, nulle part la « crise migratoire » n’est sentie plus fortement que dans les îles de la méditerranée. À Lesbos, comme à Lampedusa ou ailleurs, les camps de migrant·es hébergent des milliers de personnes, bloquées dans leur trajectoire migratoire et dans des espaces d’attente, d’incertitude et de précarité de vie très importantes. Selon l’UNHCR, les migrant·es et les réfugié·es seraient environ 15 000 sur l’île de Lesbos, qui compte un peu moins de 90 000 habitant·es. Dans le camp de Moria, le plus grand de l’île, les besoins élémentaires peinent à être satisfaits. L’absence de chauffage pendant l’hiver, la rareté d’accès à l’eau, la forte promiscuité qui facilite des situations de violences, dont sexuelles : avec un accès aux ressources extrêmement limitées, chacun cherche où il peut de quoi se débrouiller. De ce fait, des tensions naissent parfois avec les habitant·es locales·aux, par exemple autour des arbres d’oliviers voisins, que certain·es coupent pour pouvoir se chauffer.

Dans ce contexte, de nombreuses organisations et associations de solidarité sont présentes. C’est le cas notamment du Centre d’accueil de jour One Happy Family. Ouvert en 2017 par une ONG suisse, il s’agit d’un lieu partagé, un petit village qui compte une école, un café, un cabinet médical, une salle de sport, un jardin partagé... et un atelier, sorte de « Low-tech Makerspace ». C’est cet espace que le Low-tech Lab a investi, dans l’idée d’en faire un espace de partage de connaissance, de socialisation et de vivre ensemble. Ainsi, en janvier 2018, le Low-tech Lab lance le programme Low-tech for Refugees, qui sera par la suite remplacé par Low-tech with Refugees (et porté par l’association EKO !) en mai 2019.

Entrée de la station de réparation du Maker Space à Lesbos. Crédit photo : © Low-tech Lab (tous droits réservés)

Le projet Low-tech with Refugees explore comment la low tech autonomise les demandeur·ses d’asile ainsi que les habitant·es de Lesbos afin qu’ils et elles puissent répondre par eux-mêmes à leurs besoins, et acquérir de nouveaux savoir-faire de manière durable. Nous promouvons l’apprentissage par la pratique et l’échange de savoirs par une approche collaborative. Nous organisons des activités pour fabriquer des low techs, et soutenons celles et ceux qui arrivent avec leurs propres initiatives pour fabriquer ensemble une solution.

Avec des Grec·ques et des migrant·es, nous avons fabriqué des frigos du désert : ces objets maintiennent des aliments et des médicaments au froid, sans avoir besoin d’électricité. Plutôt qu’utiliser un pot en terre cuite, comme cela se fait traditionnellement, on peut le fabriquer soi-même à partir d’un bidon en plastique enroulé dans du tissu, où le sable et l’eau permettent le maintien de la température. Or, il se trouve que ces matériaux sont facilement disponibles sur l’île de Lesbos. De la même façon, des systèmes de four solaire ont été mis en place, avec l’avantage en outre de présenter une alternative à la coupe des oliviers voisins pour le bois, qui crée des tensions avec les habitant·es.

La mise en place de ces systèmes se fait par étape. En amont, il s’agit de rencontrer des personnes clés qui, localement, savent quels sont les besoins les plus pressants et les ressources que l’on peut mobiliser – lieux à investir, compétences locales, types de matériaux disponibles et objets potentiellement recyclables... mais aussi de l’observation de ce que les gens font déjà sur place, comment et pourquoi ils et elles le font ainsi. Puis, il faut réaliser le design des solutions possibles en fonction de ce qui est disponible. Après le « trash hunt » (la « chasse aux poubelles »), où l’on collecte les matériaux que l’on va utiliser et recycler, on passe à la fabrication collective, à son utilisation – qui est en amélioration continue. On teste les différents systèmes, on voit ce qui intéresse les gens (pourquoi ils et elles s’approprient telle technique et non pas telle autre) – et puis, bien sûr, il s’agit ensuite de capitaliser et transmettre le savoir-faire pour partager cette solution avec d’autres.

Mais quel est l’enjeu pour une organisation qui promeut la diffusion des solutions low tech, souvent associées à des questions de durabilité et d’environnement, de travailler dans un contexte sous pression matérielle et politique aussi importante ? Et, au-delà, qu’est-ce que cette expérience révèle de l’intérêt et l’apport d’une approche low tech dans les pratiques de solidarité internationale ?

Sur l’île de Lesbos, les migrant·es sont dans une situation d’attente prolongée et de forte dépendance. La gestion de leurs papiers, de leur alimentation, de leur environnement de vie est prise en charge par d’autres : les autorités grecques, les ONG, les bénévoles. Leurs besoins sont énormes, et se situent à tous les niveaux, du plus concret et immédiat au plus psychologique, y compris en termes de perspective de vie. Or, si l’on répond à ces besoins – notamment aux besoins immédiats de chauffage, alimentation, etc – par des « high tech », on ne fait que reproduire la situation de dépendance : tôt ou tard, l’objet high tech va dysfonctionner, et les personnes qui en dépendent devront faire appel à et attendre que les « sachants », les technicien·nes, résolvent leur problème. En réalité, cela crée de nouveaux besoins. La question de la dépendance des « bénéficiaires » dans l’aide humanitaire est récurrente, et fait l’objet de nombreux débats : en effet, maintenir une personne dans une situation de dépendance n’est pas sans conséquence pour sa dignité et son estime de soi. L’assistanat est une déviance, hélas, trop répandue dans de nombreuses pratiques de « solidarité ».

Au contraire, l’approche low tech est source d’empowerment, d’émancipation : d’une part, le fait de faire soi-même est une lutte frontale contre le désœuvrement dans les camps. L’attente, pendant des mois, sans avoir aucune prise sur la date de sortie du camp, finit par broyer les esprits. S’occuper les mains et l’esprit, mais aussi avoir la satisfaction d’avoir mené à bien un projet, d’avoir mis sur pied quelque chose qui s’avère être utile pour soi et pour les autres, est source de fierté pour n’importe qui. Le fait de faire soi-même rompt également avec la situation de dépendance imposée par la vie dans le camp, car elle permet l’autonomie – autonomie de créer, autonomie d’utiliser, autonomie d’évoluer. Dans un contexte où de nombreuses organisations de solidarité prennent en compte les besoins matériels avant les besoins psychologiques, l’approche low tech permet de penser non seulement la satisfaction des besoins matériels, mais aussi et surtout dans une perspective de dignité et d’émancipation individuelle et collective. Dans un contexte où, trop souvent, la présence des aidant·es devient vitale car la réponse aux besoins locaux s’en est rendue structurellement dépendante, les low tech permettent au contraire de rendre les promoteur·rices le plus rapidement possible non-indispensables localement. C’est cette notion de résilience – face aux défis environnementaux mais aussi sociaux et politiques –, au cœur de la philosophie des low tech, qui permet d’approcher la solidarité internationale sous un autre angle.

L’autre aspect essentiel de Low-tech for Refugees, est que, localement, la coordination du projet est menée par des réfugié·es elles et eux-mêmes. C’est le cas de Mohammed Reza, soudeur depuis ses 17 ans, ou encore de Mehdi, charpentier depuis ses 8 ans. Originaires d’Afghanistan, ils ont grandi en Iran où ils étaient déjà réfugiés. Au total, ils sont 64 « helpers » au Centre d’Accueil de jour, et 4 d’entre eux en particulier au Low-tech Makerspace, qui, en échange du temps et de l’énergie investie dans le lieu et le projet, bénéficient de repas, de cours d’anglais et de conseils juridiques. Chacun anime des ateliers en fonction de ce qu’ils et elles savent faire : cet inter-apprentissage, d’une part, met en valeur les compétences et capacités des un·es et des autres, et de l’autre permet d’en développer de nouvelles. Des liens se tissent dans la communauté autour de ces échanges de savoir et de savoir-faire. Chaque « helper » forme des apprenti·es à plein temps afin de leur
enseigner leur métier et ainsi assurer la pérennité des actions et services rendus à la communauté au moment où ils et elles seront de nouveau déplacé·es. L’animation locale, par les réfugié·es elles et eux-mêmes, assure la contextualisation des solutions techniques : à un besoin précis, identifié par les personnes qui le ressentent, une solution adaptée et appropriée.

Atelier animé par des migrants eux-mêmes dans le cadre du projet Low tech with Refugees. Crédit photo : © Low-tech Lab (tous droits réservés)

Le meilleur exemple en est l’atelier animé par Marcel et Abdouljalill, qui travaillait comme réparateur d’ordinateurs portables et de téléphone à Kaboul. Ayant appris à réaliser des circuits électriques, il prend en charge l’atelier qui a le plus de succès, celui autour de l’électronique, pour fabriquer des batteries externes à partir de batteries récupérées sur d’anciens ordinateurs – appelées Powerbanks. En effet, un besoin pressant des personnes présentes dans le camp est celui d’avoir un accès à Internet et de recharger les portables. Contrairement à ce que de nombreux financeurs internationaux peuvent penser, les besoins les plus urgents ne sont pas seulement le chauffage ou les douches, mais également la possibilité de communiquer avec le monde extérieur. Le camp de Moria ressemble à une prison : loin de leurs familles, les migrant·es ont besoin d’accéder à une vie sociale, à des soutiens affectifs et matériels, à l’information, à des applications de traduction... L’atelier de fabrication d’un chargeur de portable à partir de batteries récupérées sur d’anciens ordinateurs ne désemplit pas, malgré les différentes langues parlées – par l’exemple, on apprend tout aussi bien. Les nouvelles compétences acquises au sein du Low-tech Makerspace sont également importantes, d’autant que les formations mises en place sont sanctionnées par un certificat afin de justifier qu’un apprentissage a été suivi et donner une forme de reconnaissance aux nouvelles compétences acquises, dans la perspective de pouvoir s’en prévaloir au-delà de Lesbos, en pensant aux perspectives d’un futur travail. En effet, les nouveaux savoir-faire sont a priori utilisables quel que soit l’endroit où l’on peut se trouver au terme du processus de demande d’asile.

Ainsi, l’approche low tech dans la solidarité internationale est porteuse d’un certain nombre de pratiques nécessaires et urgentes : la recherche de l’autonomie locale dans la priorisation des besoins, la transmission de savoir et des outils nécessaires à l’autosuffisance, le contrôle des bénéficiaires sur les entrants et les techniques utilisées... afin de rompre avec l’assistanat, la dépendance, et donc la hiérarchisation des rapports entre solidaires et « bénéficiaires ». Si les low tech font l’objet d’un intérêt grandissant en France pour leur perspective de durabilité et de compatibilité avec l’épuisement en cours des ressources naturelles, elles sont tout aussi pertinentes dans d’autres contextes, pour des raisons davantage d’ordre socio-économiques : la recherche de sobriété dans le mouvement low tech en France ne fait pas écho dans des contextes où elle est beaucoup plus subie que choisie. Si la dimension environnementale est évidemment présente et intrinsèque aux low tech, ce n’est pas pour cette raison qu’elle est investie avec la même ardeur dans des cas comme celui de l’île de Lesbos : c’est pour son adaptabilité et sa réappropriabilité, vecteur d’émancipation et de dignité dans des contextes humains aussi difficiles que ceux des camps de migrant·es.

La low tech appartient à tout le monde, mais pour y avoir accès, il s’agit de créer les espaces de partage, que ce soit par la rencontre ou en ligne. Que ce soit dans un contexte d’urgence humanitaire ou de développement, les low tech permettent de trouver des solutions orientées vers les besoins, à moindre coût, tout en valorisant les ressources locales et les savoir-faire des personnes !

POUR ALLER PLUS LOIN
Le « Diagnostic low-tech pour les projets de solidarité internationale » est un outil conçu et rédigé en 2018 dans le cadre de Low-tech with Refugees, à l’occasion d’un colloque co-organisé avec l’AMP (Agence des Micro Projets), et auquel des expert·es du secteur de la solidarité internationale (ethnologue de la technologie, coordinateurs·rice de projets, président·es d’ONG, etc.) participent, afin de donner des clés de réflexion et mise en pratique des approches low tech pour des projets de solidarité internationale.