La production croissante de métaux industriels est indispensable à l’armement et à l’urbanisation du monde comme à la diffusion d’un mode de vie moderne et ultra-équipé. Pas de nouvel immeuble sans quantités considérables de fer (pour l’acier présent dans le béton armé), de cuivre (pour les plomberies), de zinc (pour la toiture), etc. [1] Pas de voiture sans plomb ni aluminium. Construire des ponts, viaducs, autoroutes et lignes de TGV appelle des quantités monstres de métaux ferreux, ainsi que de chrome, manganèse, cuivre. L’électroménager, pour sa part, mange aussi de l’aluminium, du cuivre, du zinc, de l’étain. Du côté des armes, les besoins sont immenses. La journaliste Rachel Knaebel décrit par exemple comment les ailes du Rafale sont constituées de titane, d’aluminium, de cuivre, de manganèse, comment le tantale permet aux obus de faire plus mal, le tungstène aux chars d’être plus résistants, etc. [2]
Quant à la multitude d’objets informatiques et électroniques qui s’imposent désormais à nos vies quotidiennes, elle réclame de grandes quantités de métaux dont on n’avait jamais cherché à faire quoi que ce soit durant des milliers d’années – aujourd’hui, leur production a fait tripler le nombre de métaux différents utilisés dans le monde. [3] La fibre optique se nourrit de germanium. Dans un téléphone intelligent tactile classique, on trouve près de 50 métaux différents, jamais tout à fait les mêmes d’un fabricant à un autre. Un peu d’aluminium et pas mal de cuivre. Lithium, cobalt, carbone, fluor, manganèse, vanadium, phosphore et aluminium pour la batterie. Indium pour la vitre. Un écran LCD demande une technologie extrêmement complexe afin de reproduire les trois couleurs fondamentales (rouge, vert, bleu) avec un alliage d’europium, terbium, yttrium, gadolinium, cérium, thulium et lanthane, entre autres. [4] Des combinaisons compliquées pour doper, sans cesse, les performances.
Le rêve brisé d’une société immatérielle
Tous ces objets high tech étaient pourtant censés emmener la société dans une ère de l’immatériel, fondée sur l’économie de la connaissance, comme l’expliquait la revue Z dans son numéro consacré à l’utopie de la Silicon Valley. « La micro-informatique a représenté dans les années 1970 une “technologie douce” qui [devait permettre] de lutter contre les travers du monde industriel. Son développement coïncide avec un puissant mouvement de contestation de la société industrielle, entamé à la fin des années 1960 et au faîte de sa diffusion au tout début des années 1980. » [5] L’informatique est alors perçue comme l’élément-clé pour libérer l’individu, l’émanciper de la « société de masse » où tout le monde travaille dans la même usine, conduit la même voiture et regarde la même émission à la télévision. Quarante ans plus tard, ce rêve a fait du chemin : pas moins de 2,27 milliards de PC, tablettes et smartphones auraient été vendus en 2017, selon le cabinet d’études Gartner. [6] « Ironiquement, mais implacablement, la micro-informatique, [...] censée résoudre les contradictions du monde industriel, s’est retournée en moyen de sa pérennisation et de son accroissement. Le travail à la chaîne le plus abrutissant est plus que jamais de mise dans les usines d’électronique et les plateformes d’appels. Il n’y a jamais eu sur la planète autant de paysans qui quittent leurs terres vers les villes pour produire à l’échelle mondiale les objets issus des “idées” qui ont germé dans les technopoles. Ce que dissimule la fable platonicienne d’une économie propre et immatérielle fondée sur la connaissance, c’est l’extension ininterrompue de l’usine-monde. » [7] Et l’exploitation – pour la nourrir – toujours plus intense des entrailles de la terre.

De nombreux métaux utilisés pour l’industrie high tech ont la particularité d’être souvent associés, au sein des agencements minéraux d’une même roche, à un métal plus commun, mais en étant présents dans des proportions bien moindres. [8] L’indium est par exemple ssentiellement extrait du minerai de zinc. [9] Ainsi, les différents gisements français à l’étude, s’ils portent sur des métaux classiques, pourraient permettre à terme l’exploitation de cette nouvelle manne précieuse. L’impact environnemental et sanitaire en serait décuplé : le minerai doit dans ce cas passer par des opérations de traitement supplémentaires, de quoi augmenter la consommation d’eau et d’énergie et laisser en cadeau des déchets encore plus complexes. Dans le cas des « terres rares », le processus de séparation des différents éléments chimiques nécessite régulièrement des procédés chimiques particulièrement agressifs pour l’environnement et la santé, notamment du fait de la radioactivité de ces éléments. [10]
L’explosion actuelle des nouveaux besoins en métaux est également nourrie par la construction d’éoliennes, de batteries électriques et de panneaux photovoltaïques. Le néodyme par exemple est utilisé dans la construction de la plupart des éoliennes (alors que l’on pourrait s’en passer moyennant une petite perte de rendement). Les panneaux photovoltaïques actuels nécessitent du gallium, de l’indium, du sélénium ou encore du germanium. Et certains d’entre eux sont parmi les composants nécessaires à la confection d’aimants extrêmement puissants, réagissant si bien au courant électrique qu’ils permettent de concevoir des moteurs alimentés par l’électricité au lieu du pétrole. Dans son livre La Guerre des métaux rares, le journaliste Guillaume Pitron détaille bien comment « les moteurs électriques [...] ont surtout fait de la transition énergétique une hypothèse plausible ». [11] À l’heure du réchauffement climatique, nous voilà sauvé·es ! La pénurie d’or noir n’a qu’à bien se tenir, voici d’autres matières précieuses pour résoudre l’équation : elles alimentent les nouvelles énergies propres et nous promettent un futur radieux, dans lequel la production et la consommation peuvent continuer de croître. Ouf ! Voilà qu’un paysage de rêve se déploie devant nous : de magnifiques parcs éoliens érigés à la chaîne et à perte de vue pour alimenter les camions électriques de la prochaine « mine responsable », servant elle-même à fournir en métaux les derniers gadgets connectés destinés à maîtriser notre consommation d’énergie.
[...] La Chine et l’Occident
L’ouvrage collectif La Face cachée du numérique expliquait en 2013 que « la seule fabrication d’une puce de 2 grammes implique le rejet de 2 kilogrammes de matériaux environ ». [12] Guillaume Pitron ajoute que le « coût carbone » de la production d’une voiture électrique à longue autonomie de demain sera si important qu’il annulera totalement le « bénéfice carbone » de sa non-consommation de pétrole pour rouler. [13] Et cite un rapport de Greenpeace détaillant l’impact du « cloud » (ensemble des systèmes de stockage de données en ligne, nécessitant des milliers de vrais bâtiments remplis de disques durs) : « Si le cloud était un pays, il se classerait au cinquième rang mondial en termes de demande en électricité. » [14] La consommation massive de quelques métaux conditionne déjà la possibilité du monde tel que nous le connaissons. Aujourd’hui, celle de nombreux autres est indispensable à ce qui nous a été vendu comme le monde de demain, « vert », soutenable, responsable, durable.
Un modèle avec lequel il faut pourtant penser la rupture, tant il n’est rendu possible que par l’exploitation et la destruction. Au bout de la chaîne, des personnes atteintes de cancers et de maladies respiratoires parce qu’elles vivent près d’une mine ou qu’elles récoltent les métaux pour le confort moderne des autres. Au bout de la chaîne, un nombre incommensurable de territoires si pollués qu’ils en deviennent des zones sacrifiées, sans aucune vie possible. Dans la ville de Baotou, en Mongolie-Intérieure, le plus grand site chinois de production de « terres rares », un immense lac à la croûte rigide et opaque, reçoit les eaux saturées de produits chimiques qui ont servi au traitement des métaux. Là-bas, plus rien ne pousse. La terre est morte, les animaux aussi, tout comme de nombreuses personnes qui vivaient là, quand elles n’ont pas fui. [15] Pendant ce temps-là, « les pays de l’OCDE [...] engloutissent environ les trois quarts des ressources mondiales extraites annuellement pour un cinquième de la population » [16], rappellent Philippe Bihouix et Benoît de Guillebon. L’essor actuel de la consommation chinoise laisse imaginer qu’elle les rejoindra un jour. Si cela finissait par arriver, ce serait nécessairement au prix du creusement des inégalités au sein de chaque pays. [17] [...]
Répandre la discorde
[...] C’est parce que les mines sont si centrales dans la course capitaliste qu’il est si pertinent de s’en prendre à elles. Si le Conseil international des mines et métaux (ICMM), club privé des grandes multinationales du secteur, l’Union européenne, Emmanuel Macron, la Banque mondiale, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), Christian Vallier et Michel Bonnemaison dépensent tant d’énergie à essayer de convaincre le monde entier que les mines sont bonnes pour sa santé, c’est qu’eux-mêmes connaissent la fragilité d’une telle affirmation. Ils savent que, si cette fragilité s’ébruitait, si le refus se partageait, si la discorde se répandait, leur pouvoir pourrait être ébranlé. L’approvisionnement en métaux est un des maillons faibles du système d’exploitation généralisé des humains et de la nature. Le perturber en n’importe quel point précis est une contribution à la nécessaire perturbation de l’ensemble.
Le monde de la mine ne s’effondrera pas du jour au lendemain. Chaque nouvelle initiative venue de l’industrie ou de ses allié·es pour le verdir ou le rendre plus équitable est à la fois une tentative de renforcer leur pouvoir à déjouer et un aveu de faiblesse à exploiter. La blague de la « mine responsable » à la française se transformera probablement un jour en une liste d’engagements pensés pour renforcer l’acceptation des projets miniers. Charge à celles et ceux que ces promesses ne dupent pas de s’appuyer dessus : une promesse non tenue peut se retourner contre son auteur·e. Les nouveaux mécanismes de concertation et de débat public, de la même façon, peuvent être utilisés à loisir, que ce soit pour dévoiler la mascarade ou pour y faire valoir de justes arguments. Et pourquoi pas les deux à la fois ? La campagne menée en 2009 contre la Commission nationale du débat public (CNDP), à l’occasion des événements que celle-ci organisait concernant le développement et la régulation des nanotechnologies, en est un bon exemple : en empêchant systématiquement les discussions de se dérouler sereinement, les opposant·es sont bel et bien parvenu·es à se faire entendre.
Contre l’« innovation » et son monde
Le refus des ravages promis par la mine pourrait nourrir une campagne de contestation de l’« innovation », ce mot-valise mis au service de l’industrie high tech. [18] Incarnation d’un monde illimité, l’innovation draine avec elle les promesses de nouvelles fonctionnalités, de performances décuplées, de propriétés sans cesse renouvelées. Elle est le carburant qui fait courir les inventeurs vers toujours plus de miniaturisation de nos objets électroniques et informatiques, alimentant la logique des alliages complexes : plus les industriels désirent des composants toujours plus petits, plus les alliages seront nombreux et sophistiqués. [19] Surtout, afin de rester leader ou innovant sur les marchés, chaque constructeur prend garde à utiliser des alliages différents, dont la composition précise est souvent impossible à connaître – le fameux secret industriel. [20] De quoi rendre impossible le recyclage des métaux.

Au nom de la promotion de l’innovation, combien de start-up et de centres de recherche sont financés par des subventions publiques pour inventer les nouveaux objets qui viendront demain alimenter les besoins en métaux [21] ? L’entreprise Variscan bénéficie par exemple du crédit d’impôt recherche (CIR), grâce aux prospections qu’elle effectue sur le territoire français [22]. Une bonne opportunité pour dénoncer le CIR dans son ensemble : dans tous les secteurs, des sociétés empochent de l’argent public pour des recherches qui alimenteront, in fine, une production destructrice.
Ce sont aussi des esprits innovants qui ont imaginé des produits programmés pour ne pas durer – encore une manière de garantir la poursuite de la production. L’obsolescence programmée a bien été interdite, mais les effets de cette mesure gouvernementale restent incertains. Inscrite dans la loi de « transition énergétique pour la croissance verte » [23], l’interdiction n’a pas été votée pour aller vers une réduction des activités industrielles. Aucune mesure de contrôle n’a d’ailleurs été prise par l’État pour tenter de faire appliquer l’article 99 de ce texte, qui prévoit de punir une entreprise mettant en vente un produit dont la durée de vie aurait été délibérément réduite. L’association Halte à l’obsolescence programmée (HOP) s’est pourtant emparée de cet artifice législatif pour alimenter la lutte contre les grandes entreprises. Une plainte a été déposée contre les fabricants d’imprimantes Epson, Canon, HP et Brother, et une autre contre Apple qui incite ses client·es à télécharger des mises à jour précipitant en fait la fin de vie de leurs iPhones [24]. De telles poursuites peuvent faire mouvement avec la campagne intitulée #iPhoneRevolt [25], faite d’occupations de magasins Apple [26], de tribunes dans la presse [27] et d’actions directes sur les publicités. [28] Autant de petites attaques précieuses contre un des clients majeurs de l’industrie minière. Car, avec ses dix smartphones différents commercialisés en l’espace de dix ans, la marque à la pomme symbolise bien l’alliance entre innovation et obsolescence.
Le champ miné de l’indispensable recyclage
Le recyclage est peut-être le chantier où règne la plus grande confusion, car il n’implique pas en lui-même de choix fort face à la croissance ininterrompue de la production. Pour celles et ceux qui veulent continuer à produire toujours plus, il est une aubaine : plus la quantité de choses produites augmente, plus la quantité de choses à recycler augmente également. Le très libéral Institut Montaigne a d’ailleurs identifié l’« économie circulaire » comme la clé pour « réconcilier croissance et environnement » [29]. Les acteurs français du recyclage (Éco-Emballages, Veolia) ne manquent d’ailleurs pas une occasion de rappeler combien les emballages jetables sont pratiques, adaptés à la consommation moderne, essentiels à notre mode de vie. Ils sont surtout essentiels à leurs activités économiques.
Le recyclage est pourtant un pilier indispensable pour entamer la décroissance de la production. Il faudra donc l’arracher à la clique de la croissance « verte ». La plupart des métaux nouvellement exploités ont un taux de recyclage proche de zéro. [30] Lutter contre la mine, c’est aussi défendre la généralisation de la réutilisation des métaux. Même le plus audacieux projet de vie sobre ne saurait s’en passer complètement, ne serait-ce que pour forger des outils, bricoler les habitats existants et réparer les milliards d’objets en circulation. Ces métaux ont déjà été sortis de terre, il faut maintenant tout faire pour les conserver, les récupérer et les réutiliser.
Blocage, recyclage et sabotage
Les plus raisonnables semblent bien être les personnes qui, aujourd’hui, s’organisent quotidiennement dans des dizaines de collectifs en France ou ailleurs, afin de défendre les lieux où elles vivent contre de grands projets industriels, d’extraction ou encore d’infrastructures inutiles pour les populations. Si les responsables du saccage restent les décideurs de ce monde, la bataille se gagnera par les propositions puissantes de celles et ceux qui construisent déjà un ailleurs désirable – tout en maintenant la ligne de front. En chaque lieu où l’on pense et l’on vit un autre rapport à la production et à la matérialité, où l’on s’active à la mise en place de circuits de réemploi et de recyclage, où la réparation vaut bien plus que la consommation, où l’on monte des ateliers pour apprendre à réparer des machines à laver, où l’on refuse de changer de téléphone portable, etc. C’est dans cette convergence où s’allient les refus et les alternatives que se dessine un monde plus juste.
Paru sur le site de la revue Z : http://www.zite.fr/defaire-lindustrie/