Low tech : face au tout numérique, se réapproprier les technologies

Sommaire du dossier

Créer nos propres insfrastructures féministes

, par HACHE Alex

Par infrastructure féministe, nous entendons ce qui soutient et qui alimente en ressources, plus ou moins stables, les luttes féministes, leur développement et leurs avancées. Par ressources, nous entendons les techniques, technologies et processus (analogiques, numériques, sociaux), dont des espaces sûrs, en non-mixité, des refuges, bibliothèques, réseaux de sororité et de confiance, des serveurs, des pages jaunes, dépôts de logiciels, outils de documentation et d’archivage, des encyclopédies, des HerStories multimédias, des techniques pour la vie. Cette infrastructure comprend également ce qui est mobile, éphémère, transitoire, qui puisse s’ancrer dans une infrastructure temporaire de rencontres, d’ateliers et de fêtes qui alimentent la confiance, l’affection mutuelle et le bien-être des camarades féministes.

L’impulsion des organisations de femmes, LGBTIQ+ et des réseaux cyberféministes s’est révélée cruciale pour comprendre l’énorme quantité d’initiatives actuelles qui s’efforcent de raconter les mémoires collectives de la HerStory [1] dans la technologie, de montrer leur richesse et leur diversité. C’est la démarche de plusieurs recherches cyberféministes comme celle de Lelacoders (Donestech), qui depuis 2008 tente de comprendre les clés de l’inclusion des femmes et des autres identités de genre dans le développement des technologies libres et/ou de souveraineté technologique : quelles sont leurs motivations, leurs désirs, leurs besoins et leurs manières de faire. D’autres projets à souligner sont ceux que développe Luchadoras et son travail autour des genias (les génies), des mujeres guerreras (femmes guerrières) et des #TecnoLovers, qui met en lumière des femmes passées maîtresses des technologies, des femmes qui prennent leur vélo, démontent leur ordinateur et transforment un bout de coton en vêtement. On retrouve également les Mujeres con ciencia (femmes de science) qui tentent de montrer ce que font et ont fait les femmes qui se sont consacrées et se consacrent à la science et à la technologie. Biographies, interviews, événements, éphémérides, et tout type de chronique ou de fait important ont leur place dans ce média. Le serveur féministe Anarchaserver s’appuie sur un dépôt d’images et de vidéos autour du genre et des technologies. Et, finalement, les Señoras de internet (les dames d’Internet), un podcast féministe autour des futurs développements technologiques est un autre exemple de travail centré sur nos mémoires collectives autour des technologies.

Sans mémoire, nous ne pouvons pas nous projeter dans des futurs désirables, et nous ne pouvons pas non plus trouver des référents qui nous inspirent et nous donnent envie de faire activement partie du développement des technologies que nous méritons. De ce fait, voici quelques autres exemples d’initiatives qui nous semblent faire partie de la construction active d’une infrastructure féministe. En termes d’organisations, commençons par mentionner les luttes et les actions de la Coalición de Extrabajadoras y Trabajadoras de la Industria Electrónica en México – CETIEN (« Coalition d’Ex-travailleuses et Travailleuses de l’Industrie Electronique au Mexique »), qui ont mis en place des mécanismes pour défendre les droits du travail et les droits humains. Elles nous rappellent également que les dispositifs électroniques que nous consommons trop souvent de manière irréfléchie sont généralement produits dans des conditions déplorables et dans des environnements imbibés de violence.

Un autre exemple de création féministe dans le monde des technologies se trouve dans le réseau de radios communautaires et de logiciels libres, habité par des camarades féministes qui articulent un réseau au sein duquel les femmes ont accès aux outils et aux contenus libres. Grâce à ce réseau, elles peuvent réaliser leurs propres programmes de diffusion dans leurs propres radios communautaires, et ouvrir l’espace aux copines lesboféministes, à celles qui avortent, aux femmes autochtones, afin qu’elles puissent prendre le contrôle de leurs propres médias. Dans le cadre des productions radio, el Desarmador (le tournevis), est un programme radio autogéré pour s’aventurer dans l’appropriation critique d’Internet et de la sécurité numérique, basé sur des outils et logiciels libres et avec la précieuse participation des activistes et des collectifs hispanophones.

Il faut également souligner l’usage tactique et stratégique des TIC de plusieurs services d’assistance en ligne (helplines) qui offrent de l’information sur l’avortement sûr dans des pays où ce droit est criminalisé [2]. Ensemble, elles forment une infrastructure féministe qui fournissent de l’information qui sauve des vies et qui ne se trouve nulle part ailleurs. Parfois, également, elles accompagnent personnellement des femmes qui sont victimes de violences. Ces helplines et leurs modes de fonctionnement se répliquent et se multiplient sous la forme de réseaux de réponse rapide, animés par des féministes qui apportent des réponses à des femmes et des collectifs qui font face à des situations de violence de genre provoquées ou amplifiées par les TIC. Ces réponses tendent à être des approches pluridisciplinaires dans lesquelles l’aspect légal, l’aspect psychologique ainsi que les connaissances techniques fonctionnent de façon conjointe dans le but de trouver des solutions et des stratégies d’atténuation de ces violences.

De façon complémentaire, on retrouve la galaxie des rencontres et des ateliers transhackféministes organisés dans le but de partager et de s’approprier ensemble les outils et les pratiques pour prendre soin les unes des autres, et pour l’autodéfense (physique, numérique, émotionnelle). Le laboratoire des interconnectivités l’exprime dans ces mots : « Nous développons une méthodologie stratégique qui associe les techniques d’arts martiaux, l’autodéfense féministe et les manières de prendre soin les unes des autres dans la sphère numérique. Dans cette démarche, nous refusons la dichotomie en ligne/hors ligne, c’est-à-dire connecté/déconnecté, et nous travaillons de façon holistique dans un engagement politique pour la vie de toutes et chacune d’entre nous. Nous nous reconnectons avec nos intuitions, nous explorons nos limites corporelles et spatiales, et nous réalisons un diagnostic autour de nos habitudes quotidiennes de communication, d’organisation et nos manières d’entrer en relation au quotidien, de façon plus sécure et plus autonome » [3].

Dans cet axe, il faut mentionner ciberseguras, la clicka, gendersec, hacks de vida y acoso.online qui proposent du matériel de protection et d’atténuation de la violence de genre, comme, par exemple, dénoncer et résister aux publications pornographiques non consenties. Ces initiatives produisent toute l’information nécessaire dont les grandes plateformes commerciales se lavent les mains. Ces activistes viennent de programmer un robot sur telegram afin de fournir de l’aide et des conseils aux camarades qui subissent ce genre de violence. Enfin, il faut mentionner l’incroyable projet développé par le hacklab féministe la_bekka, qui ont produit un fazine pour expliquer, pas à pas, comment monter un serveur féministe avec une connexion « faite maison ». Ce projet, comme tous les autres cités ici, émerge des réseaux de conversation, de soutien et de solidarité qui se tissent grâce aux rencontres qui permettent aux camarades de politiser leurs technologies, et d’imaginer ces solutions pour faire face aux violences.

Dans ces espaces physiques, lors des rencontres temporaires, dans la convergence, les camarades se reconnaissent et souvent, brisent la sensation d’isolement social. Elles réussissent ainsi à mettre en commun leurs perspectives et à organiser ensemble des ateliers, des « éditathons », des concerts, des ladyfests, cryptoparties et hackmeetings, mais aussi des écrits, récits, audiovisuels, des cartes, des histoires et des mémoires collectives. On circule, on crée, on revit, on resignifie, on diffuse, on soutient, on écoute, on informe, on communique. Anamhoo, membre de ADA, explique que : « Toute révolution doit passer par repenser son infrastructure, retourner aux projets de serveurs autonomes ou réseaux sociaux alternatifs, qui, contrairement à ce qu’on croit, se sont pas des stratégies obsolètes. Nous avons besoin de moyens sûrs et libres de nous exprimer, nous avons besoins de ressources économiques et de travail et de véritables réseaux de collaboration durables ». [4]