Oaxaca, des peuples autochtones et de la « communalité »
Oaxaca est le cinquième État le plus grand du Mexique, avec une population de 3,8 millions d’habitant·es, dont plus de la moitié vit dans des localités rurales de moins de 2 500 habitant·es. Sur 2 445 municipalités que compte le pays, 570 se trouvent sur le territoire de Oaxaca, et 418 sont régies selon le système des us et coutumes. Cela veut dire qu’à Oaxaca, 58 % de la superficie totale du territoire est une propriété sociale de caractère communal. Dans ces localités, les autorités sont sous l’égide de l’assemblée communautaire qui incarne un exercice de démocratie directe et participative, et une forme d’auto-gouvernement reconnu par la constitution politique mexicaine. Seize peuples autochtones cohabitent dans cette région, ce qui en fait l’État avec la plus grande diversité ethnique et linguistique du pays. Par ailleurs, Oaxaca est l’État avec la plus grande biodiversité, en raison de sa géologie très complexe où se croisent trois chaînes montagneuses étendues et profondes : la Sierra Madre Occidental, la Sierra Sur et la Sierra Norte, plus connue comme Sierra Juárez. Du fait de cette géographie accidentée, les conquistadors européens n’ont pas pu soumettre complètement ces peuples qui ont réussi à garder leurs formes de gouvernement qui, avec le temps, se sont adaptées et reconfigurées au contexte actuel.
Entre le milieu des années 1960 et le début des années 1980, un mouvement social issu des peuples autochtones de Oaxaca et du sud-est mexicain a vu le jour pour lutter contre les politiques de développement impulsées par le gouvernement, et se défendre contre l’accaparement des terres, le pillage des ressources et les déplacements forcées. Ce mouvement demandait le respect de ses formes de vie, de ses langues et de sa spiritualité. Ces peuples autochtones ont ainsi construit et défendu l’autonomie, et créé le concept de « communalité » pour expliquer la vie de ces localités et de ces peuples. Au cours de ces années, ils et elles ont mis en place leurs premières entreprises communautaires pour gérer les ressources forestières, embouteiller l’eau des sources, monter des projets d’écotourisme, commercialiser et exporter des produits agricoles, en plus de créer une multitude de radios communautaires. Aujourd’hui encore, ce mouvement social continue à lutter pour la défense du territoire et contre les entreprises extractivistes minières qui veulent entrer dans la région.
Les radios communautaires comme entreprises de communication communale
En 2006, Oaxaca a connu un soulèvement social en réponse à la répression du gouvernement contre le mouvement des travailleur·ses dans l’éducation. Ce mouvement a donné naissance à l’Assemblée Populaire des Peuples de Oaxaca et parmi ses principales caractéristiques, on trouve la création de plusieurs radios communautaires et la réappropriation des médias étatiques [1]. Certaines sont devenues par la suite des entreprises communales de communication, avec comme objectifs le renforcement de l’autonomie des localités et la contribution aux horizons de vie des peuples autochtones, c’est-à-dire leur auto-détermination.
En 2012, plus de trente autorités municipales et communautés autochtones ont fait une demande formelle auprès du Secrétariat des Communications et du Transport (SCT) pour demander l’accès aux fréquences correspondantes à la bande GSM Cependant, la demande a été rejetée. Le cadre légal n’oblige pas les grandes compagnies de télécommunication à donner accès à des services de communication à des communautés rurales de moins de 5 000 habitant·es, même si l’organe régulateur de l’État est obligé, lui, de garantir le service universel en milieu rural.
La naissance du premier réseau de téléphonie mobile communautaire à Oaxaca
C’est par la rencontre d’activistes de différents milieux qu’est né, en 2013, le premier réseau de téléphonie mobile communautaire.
Au début de l’année 2011, Kino, un hackeur avec de l’expérience dans les technologies pour les communautés autochtones en résistance, a commencé une recherche sur les besoins technologiques pour pouvoir créer un réseau de téléphonie mobile autonome, sans passer par les services et réseaux des entreprises. Dans le même temps, l’artiste mexicaine Minerva Cuevas, décide d’acheter un petit équipement de 3 000 dollars pour créer une intervention politico-conceptuelle en Finlande, avec l’aide de Kino, et donne par la suite son équipement pour faire les premiers tests. Plus tard, l’avocat Erick Huerta, spécialiste en télécommunications et peuples autochtones, fait la connaissance de Rhizomatica, une organisation qui fonctionne comme un pont entre les utilisateur·rices potentiel·les de la technologie et les ingénieur·es, et se met à enquêter sur les possibles implications légales. À ce moment-là, l’organisation Palabra Radio, à Oaxaca, propose de l’aide technique à des radios communautaires, et c’est par ce biais que l’idée arrive jusqu’à Keyla et Israel, de radio Dizha Kieru (Nuestra Palabra), située dans le village de Talea de Castro. Avant le lancement du réseau, Erick Huerta, via un échange avec l’organe régulateur de l’État, avait trouvé une plage de fréquences pour GSM qui n’était pas utilisée et qui n’avait jamais été soumise à un appel d’offre, ni donnée aux grandes compagnies. Cela a permis de travailler dans un cadre légal pour que les communautés puissent développer leurs propres réseaux de télécommunications. Une licence expérimentale a été obtenue pour deux ans en 2014, et, en 2016, l’organisation de toutes les communautés qui avaient des réseaux de téléphonie a formalisé la création d’une association appelée « Télécommunications Autochtones Communautaires » (TIC A.C pour ses sigles en espagnol). TIC A.C, structurée comme une assemblée de communautés, a obtenu une concession sociale de 15 ans pour être l’opérateur en télécommunication dans cinq États du Mexique [2]. Elle a créé un précédent important tant au niveau national qu’international, en défiant le modèle commercial hégémonique des télécommunications, et en considérant les citoyen·nes non pas comme des client·es consommateur·rices mais comme des sujets de droits fondamentaux dont le droit à la communication.
De ce fait, ces réseaux de téléphonie autonomes n’exploitent pas commercialement les services qu’ils offrent et créent un fonds de récupération pour faire que le réseau soit soutenable. Aujourd’hui, le forfait est de 40 pesos mexicains (plus ou moins 2 dollars) pour couvrir les textos et les appels illimités dans la localité et les micro-régions interconnectées. Sur ce forfait, 25 pesos reviennent à l’économie locale pour couvrir les frais relatifs aux investissements réalisés par la communauté et payer le fournisseur d’accès à Internet. Les 15 pesos restant sont destinés à TIC A.C. pour l’entretien des réseaux et les démarches administratives.
Comment fonctionne la téléphonie mobile communautaire ?
Un réseau de téléphonie mobile communautaire est un réseau hybride composé d’une infrastructure (logicielle et matérielle) et d’un service Internet qui permettent qu’une communauté puisse se convertir en fournisseur de services de communication. Le hardware consiste en un émetteur-récepteur de signal GSM et un contrôleur ou ordinateur, qui opère avec un logiciel libre connecté au réseau d’un fournisseur d’Internet local, auquel on ajoute un service de voix sur IP (VoIP). Grâce au travail de la communauté hacker du logiciel libre, Ciaby et Tele, deux hackeurs italiens, ont créé les logiciels (RCCN + RAI) qui font que ce réseau fonctionne et possède une interface administrateur simple.
Par ailleurs, une communauté qui veut créer son propre réseau de téléphonie a également besoin d’avoir mené à son terme un processus collectif de prise de décisions au sein de l’assemblée communautaire. Il est nécessaire d’écrire un acte qui autorise le projet et nomme un comité de gestion et d’administration du réseau qui reçoit une formation de la part de TIC A.C. Cette dernière a, à son tour, la responsabilité d’aider les communautés dans l’importation et l’installation du matériel, la formation et l’accompagnement au niveau légal, ainsi que dans la gestion de ses propres réseaux. La communauté doit fournir le lieu où se fera l’installation, investir aux alentours de 7 500 dollars dans l’achat du matériel, son installation et la formation. Certaines communautés utilisent des fonds municipaux, d’autres réalisent une collecte de fonds parmi les personnes du village, d’autres encore font un prêt.
Il existe actuellement 15 réseaux qui couvrent à peu près 50 villages et comptent entre 2 500 et 3 000 usager·es. Ces réseaux font baisser les prix des communications nationales et internationales grâce à un contrat avec un fournisseur de voix sur IP (VoIP), ce qui représente une baisse de 60 % par rapport aux tarifs des compagnies de télécommunication. On observe une plus grande communication interpersonnelle, ce qui aide la vie communautaire, le travail collectif, ainsi que la convocation de l’assemblée et le respect des tâches du système de responsabilités. Cela aide aussi au niveau de la sécurité et de la surveillance au sein du territoire. [...] Afin de gérer les nouvelles tensions ou problématiques qui pourraient émerger de l’usage de ces technologies, un « Diplôme communautaire pour les personnes promotrices de télécommunications et radiodiffusion » a été mis en place, ainsi qu’un manuel et un wiki pour documenter la production des connaissances.
Rencontre entre deux communautés en lutte : comment avancer ensemble ?
Cette initiative de projet de téléphonie mobile autonome et communautaire soulève un certain nombre de questions éthiques et politiques, qui rythme le dialogue entre la communauté hacker du mouvement du logiciel libre et les communautés des peuples autochtones à Oaxaca. [...] Il ne fait aucun doute que le projet de téléphonie communautaire est le résultat de la construction d’un pont entre ces deux communautés sur des bases partagées : le bien commun et la décolonisation. Pourtant, la rencontre et le dialogue entre les deux n’est pas facile puisque pour la communauté hacker, le point de départ est la défense et la décolonisation des connaissances comme un bien commun, tandis que pour les communautés autochtones, le bien commun est le territoire de propriété communale qu’il faut aussi décoloniser.
Pendant la construction de ce dialogue, nous avons observé que la vision des hackeur·ses cherche les biens communs depuis l’individu tandis que la vision des communautés le fait depuis ce qui est communal. C’est le point de rupture qui fait que pour certain·es hackeur·ses, arrivé·es sur ce territoire de Oaxaca, il est difficile de comprendre le manque de libertés individuelles qu’implique la vie communale. Ses membres ne sont pas des êtres séparé·es de leur relation à l’ensemble. Nous avons aussi appris que les mots n’ont pas toujours la même signification. Nous avons découvert qu’un même signe a plusieurs significations : le langage a lui aussi besoin d’être décolonisé.
Ici, la construction du pouvoir n’est pas issue de la souveraineté du peuple mais de celle d’un territoire. Ce bien commun, où il n’y a pas de place pour la propriété privée et où les technologies ont un rôle de renforcement de cette autonomie, est le seul mandat que doit respecter et défendre l’assemblée communautaire. [...] C’est un bon moment pour continuer à tisser des savoirs entre hackeur·ses et communautés, pour initier un dialogue entre souveraineté technologique et autonomie, comprise telle qu’elle est vécue dans cette partie du monde, par les peuples autochtones du sud-est mexicain.
Ce texte est une version résumée de l’article « Une graine germe lorsqu’on la sème dans une terre fertile » paru dans le dossier La Souveraineté technologique – Volume 2, coordonné par Alex Haché et publié sur le site de ritimo en 2018.