Low tech : face au tout numérique, se réapproprier les technologies

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Se défaire de nos habitudes de confort numérique

, par Fergus L, PIGEON Laura

Et si on se passait de smartphone ? L’idée semble choquante tant nous, habitant·es des pays du Nord, sommes habitué·es à ce que ce petit appareil devienne l’extension naturelle de notre main, la béquille de notre cerveau, le point d’accroche de notre regard à toute heure et en tout lieu.

C’est confortable, le smartphone. Avec Youtube ou Spotify, il anticipe mes désirs en me proposant de nouvelles vidéos ou musiques qui ressemblent à celles que j’ai aimées, et me les livre directement via une notification sur laquelle je n’ai qu’à cliquer. Il est loin le temps où nous devions nous rendre à la médiathèque, fouiner parmi les CD, les écouter chez soi puis les rapporter.

C’est agréable, les réseaux sociaux. En permanence dans ma poche, tou·tes mes ami·es et ma communauté, les gens que j’aime m’envoient des messages. Et encore, c’est du boulot d’y répondre. Il existe même une appli pour me relancer automatiquement quand je n’ai pas contacté un ami depuis un mois.

Nous allons parler ici du confort dans son sens le plus communément admis aujourd’hui, à savoir le bien-être matériel. Plus précisément, la part de tout ce que le progrès technique a pu apporter depuis le XIXe siècle dont le coût écologique et social est insoutenable. C’est le confort du gros 4x4 qui se gare tout seul grâce à son ordinateur de bord. C’est le confort du jeune urbain imaginé par la pub de UberEats, qui prend soin de sa santé avec « 45 minutes de cardio, 0 minutes de cuisine » (mais pas de la santé du tâcheron numérique qui l’a livré à vélo pour une commission de misère). C’est une vision du confort qui est largement créée et alimentée par la publicité. Il nous est permis, et recommandé, d’être des enfants capricieux, trouvant insupportables de nous lever de notre canapé pour aller chercher une information qui se trouve dans une autre pièce, quand on peut directement l’avoir sur son smartphone à portée de main. Et certains voudraient même nous faire rêver de l’avoir directement devant les yeux, grâce à des lunettes connectées. Est-ce que dans un futur proche, nous trouverons insupportable de cligner des yeux pour accéder à une recherche Google, et souhaiterons que la technologie obéisse aux influx de notre cerveau ? Des transhumanistes de la Silicon Valley planchent déjà dessus.

Comment et pourquoi cette l’injonction à « plus de confort » dans le numérique ?

Dans le monde des start-ups qui créent les dernières applications, le dernier service numérique, l’utilisateur est roi. Qu’est-ce qui différenciait Deliveroo de son concurrent de la première heure, Take it Easy, qui a fait faillite en 2016, au moment où Deliveroo levait 275 millions de dollars ? Du point de vue de l’utilisateur, pas grand-chose, les deux services étaient similaires. Une interface un tout petit peu plus efficace, des « call-to-action » un peu meilleurs ? Les start-ups du numérique sont prises dans une compétition féroce, celle d’arriver à nous vendre des choses dont nous n’avons pas réellement besoin, avant tout le monde ou mieux que tout le monde. C’est pourquoi elles exploitent notre paresse d’utilisateur·rices, cherchent à nous combler de satisfaction à bas coût.

Le confort et la rapidité sont au cœur de la conception des outils numériques actuels. Il y a une sorte de paresse des développeur·ses qui codent des sites et applis lourds et inefficaces, requérant de grosses performances des machines qui les font tourner, parce qu’ils sont pris dans des exigences de marketing et de ventes sous les yeux de leur équipe de commerciaux. Ils codent ainsi soit par incompétence, soit parce qu’ils sont soumis à des contraintes de productivité. À l’autre bout de la chaîne de fabrication, les designers ont pour principal défi de « réduire les frictions » : sont recherchées l’efficacité de la navigation et la rapidité de l’utilisateur·rice à accéder à ce qu’il recherche (ou à ce qu’on veut lui suggérer de rechercher). C’est ainsi que le « responsive design » (faculté d’un site à s’adapter automatiquement à la taille de l’écran) et « l’auto-complétion » (faculté d’un formulaire à compléter automatiquement la recherche que l’utilisateur y tape) sont devenus des incontournables, malgré le coût énergétique effarant que cela implique.

Face à l’offre pléthorique d’applications et de services numériques, nous allons opter pour le plus facile à utiliser, qui est souvent celui qui collecte le plus nos données personnelles. En effet, c’est confortable d’avoir des IA (Intelligences Artificielles) qui devinent nos besoins, à coups de big data : comme le dit le proverbe, « Google est ton ami », c’est-à-dire qu’il devine ta question alors que tu n’as même pas fini de la poser, et te donne la réponse. S’il y parvient si bien, ce n’est pas par magie, mais grâce à toutes les données qu’il a accumulées sur les comportements de millions de personnes.

Les tailles de nos écrans augmentent sans cesse. Cela peut sembler incroyable aujourd’hui, mais en 1990, les télévisions présentes dans tous les foyers de France affichaient une image « SD », c’est-à-dire d’une définition inférieure à 720 pixels de large. Si l’on prenait une image de télévision de cette époque et qu’on l’affichait sur un écran de smartphone récent, elle en occuperait moins du quart. Les DVD qui étaient alors le moyen courant d’acheter ou de louer un film étaient également en SD. Or, la taille des écrans nous est vendue comme une « expérience sensorielle », une nouveauté, un bien être supérieur, un « confort » qu’il faut absolument s’offrir. Les vitesses de connexion auxquelles nous avons accès sont régulièrement décuplées, pour nous permettre d’avoir accès à tout, tout le temps, partout. Et qui dit vitesse augmentée, dit consommation de données multipliée. En 2010, un·e utilisateur·rice de smartphone consommait en moyenne 25 Mo de données par mois : de quoi regarder 50 secondes de vidéo HD [1] en streaming ! Aujourd’hui, le développement des réseaux 3G puis 4G étant à peu près abouti, le nouvel horizon technologique par lequel on nous fait rêver est celui de la 5G. Les débits annocés sont de l’ordre de plusieurs gigabits de données par seconde, soit des débits environ 1000 fois supérieurs à ceux des années 2010. Le coût écologique de la 5G est terrifiant.

Bureau numérique moderne. Crédit photo : Rudy et Peter Skitterians, via Pixabay

Le culte de la croissance et l’idéologie de l’innovation façonnent notre rapport aux objets numériques

Comment en est-on arrivé·es là ? Dans le domaine des high-techs, la croissance s’obtient en vendant à grande échelle des smartphones, des ordinateurs, des tablettes, des objets connectés. L’essor de nouveaux usages tels que la vidéo, la visiophonie, la connexion permanente, a été accompagné et encouragé par les industriels, avec un seul but : vendre toujours plus d’appareils, la définition croissante des écrans et l’augmentation du débit servant de prétexte commercial. Ainsi, Apple, par exemple, au fil de ses nouvelles versions de systèmes d’exploitation, a compliqué la gestion de l’espace de stockage (en cachant les informations relatives à celui-ci) pour que l’utilisateur·rice remplisse son disque dur jusqu’à ras-bord, puis se retrouve bloqué·e : le système vient alors bien généreusement nous proposer d’acheter de l’espace sur le cloud, ce qu’on est tenté de faire, la solution étant infiniment plus simple, et plus rapide, que l’alternative qui consiste à faire du tri dans ses fichiers.

Au-delà du capitalisme qui nous pousse à la consommation, nous sommes aussi baigné·es dans une idéologie de l’innovation pour l’innovation. Il faut passer au réseau 5G « parce qu’on peut ». Pour nous pousser à désirer ces nouveautés technologiques, les industriels nous font miroiter des usages « à réinventer » : nous ne savons pas quoi, mais nous en avons besoin, c’est certain. Nous devrions tou·tes passer à des écrans 4K, parce que c’est « mieux ». Mieux, mais selon quels critères ? Pour quels usages et dans quelles finalités ? Qui est informé·e de ces détails techniques ? Nous sommes tou·tes consommateur·rices de technologie, mais nous n’avons que très peu de connaissances techniques pour nous permettre de les utiliser à bon escient, et peu d’espace mental pour décider quelle technologie nous serait effectivement utile et pour quoi – c’est la publicité qui crée le besoin de confort et y répond dans le même mouvement.

Mais au-delà de tout cela, la course effrénée du capitalisme à la croissance semble s’être traduite par une distorsion de notre rapport au temps. Comme le dit à Alice la Reine de Cœur, il faut courir sans cesse pour rester à sa place. Le présent ne cesse d’accélérer, renvoyant le passé immédiat à l’obsolète. Selon Harmut Rosa, qui a théorisé cette accélération, « comme la société moderne et capitaliste ne reproduit sa structure qu’à travers l’innovation et l’accélération – ce qu[’il] qualifie de “dynamisation du temps” –, on a besoin de croître et d’innover pour préserver les structures économiques, sociales, politiques ». Stressé·es par l’injonction à se réinventer en permanence, déprimé·es par l’impression de perdre notre temps, nous recherchons dans l’innovation technologique la satisfaction éphémère d’être « à la pointe », dynamique créée par et pour l’accumulation du capital.

Notre confort a un coût individuel et collectif

La disponibilité permanente des machines procure une illusion de productivité, tel l’ordinateur qui se réveille d’un clic de souris, contrairement aux vieux ordinateurs qui s’allumaient en ronronnant pendant cinq minutes (ce qui laissait le temps de boire un café ou de discuter avec un·e collègue). De même, il y a un certain confort à sortir de chez soi avec uniquement son téléphone dans la poche, un petit objet pesant quelques dizaines de grammes. Qui permet de « tout » faire (du moins, tout ce qu’il nous est autorisé de désirer faire).

Or quand tout est possible, plus rien n’a de valeur. C’est l’ironie dans laquelle sont plongé·es les habitant·es aisé·es du monde occidental, noyé·es dans la société d’abondance. C’est aussi l’ironie d’Internet. « Quoi de plus décevant que de voir des gens intelligents se saborder en sortant leur smartphone à la moindre question ? Pourquoi ce refus de rester dans le questionnement plus de quelques minutes ? Il y a une poésie de l’ignorance, une source de discussion infinie entre amis quand chacun cherche la réponse à une question commune en fouillant sa mémoire, sa culture ou son imagination. Tout moteur de recherche assassine l’imagination en un temps record, et voilà que l’on tient la réponse, dépité, passant à un autre sujet. » (Karine Mauvilly, 2019).

Nos smartphones sont devenus nos béquilles mentales, et du même coup nous sommes devenu·es boiteux·ses. Qui cherche encore à lire une carte routière, pour aller dans un nouvel endroit sans se laisser guider par son GPS ? Qui prend le risque de faire un calcul mental pour régler ses comptes entre ami·es, alors qu’il y a des applications pour le faire ? Mais du même coup, nous devenons dépendant·es de ce GPS, de cette appli de calcul. De là le fameux slogan de certain·es hackeur·ses : « smart things make us dumb », les outils intelligents nous rendent bêtes. Nous en devenons aussi plus exigeant·es : il ne faut pas simplement aller d’un point A à un point B : il faut y aller le plus rapidement possible (chaque minute compte), en évitant les bouchons au maximum. Plutôt que de calculer un ordre de grandeur des dépenses de notre soirée entre ami·es, on se lance dans une comptabilité au centime près. Le temps passé à rentrer toutes les données dans l’appli devient du temps perdu. Là où la technologie semblait nous apporter du confort, elle nous enferme, en fait, dans une exigence de résultat bien supérieure à celle que l’on aurait si l’on faisait confiance à nos cerveaux.

À leur tour, les réseaux sociaux ont pour but de retenir notre attention, minute après minute, heure après heure. Ces services relèvent de l’économie de l’attention : gratuite, la plateforme se rémunère grâce aux publicités que nous y regardons, elle doit donc nous maintenir connecté·es le plus longtemps possible afin de maximiser ses profits. Le flux infini des messages et des images alimente notre pompe à dopamine et provoque ces comportements addictifs. La dopamine est l’hormone qui nous fait rechercher le plaisir. Elle est le principal levier de l’économie de l’attention. Tout va être fait pour nous procurer de la dopamine : de belles images, symétriques et esthétiques (Instagram), des photos sexy (Tinder), des contenus excitants, choquants, voire complotistes (Facebook)... Les contenus s’enchaînent et ils procurent un niveau de satisfaction aléatoire, nous poussant, tels des souris de laboratoire, à en redemander encore et encore. Contrairement à la nourriture, pour laquelle nous ressentons de la satiété, le plaisir ne comble jamais notre cerveau. Tristan Nitot, fondateur de Mozilla Europe, s’avance même à assimiler les réseaux sociaux à des drogues dures, ce que ne dément pas Sean Parker, l’ex-président de Facebook lui-même. Au cours d’une interview à Axios, celui-ci a affirmé : « On vous donne un pic de dopamine à intervalle régulier.[...] On exploite une faiblesse de la psychologie humaine. On l’a compris consciemment, et on l’a quand même fait. [...] Dieu sait ce que ça fait au cerveau de nos enfants... »

Réfugié·es dans notre petit cocon numérique, stressé·es par notre manque de temps et incapables de décrocher des réseaux sociaux, nous délaissons la relation aux autres. Regarder une personne dans les yeux, avoir une conversation basique avec un·e commerçant·e ou un·e voisin·e deviennent des actions difficiles, voire impossibles pour certain·es. Les enfants qui ont grandi dans des familles très consommatrices d’écrans montrent des signes de cette perte du lien à l’autre. En effet, le fait pour un parent de détourner son attention de son enfant pour la donner à un écran, ou bien de partager son attention entre l’enfant et l’écran, crée une interaction de moins bonne qualité. Répétée quotidiennement, cette interaction dégradée a des conséquences négatives sur le développement émotionnel et social des enfants (voir l’encadré de Sabine Duflo dans cette même publication).

Enfin, la haute disponibilité pour certain·es signifie que d’autres (les employé·es des sociétés de maintenance) sont eux-mêmes hautement disponibles. En effet, le réseau physique (les câbles, les data centers) constitue une infrastructure gigantesque qui nécessite maintenance et supervision 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Des domaines entiers de métiers dédiés sont ainsi apparus, souvent confiés à des sous-traitants. Les travailleur·ses sont soumis·es à des astreintes, c’est-à-dire obligé·es par leur contrat de travailler certaines nuits et certains week-ends. Quant aux chauffeurs, livreurs et autres tâcherons du numérique, ils et elles sont bien évidemment poussé·es à travailler beaucoup et en horaires décalés subis (la plateforme impose une certaine grille horaire).

Réduire sa dépendance pour retrouver du « confort social »

Face à ce constat, nous avons une alternative : le « cyberminimalisme ». Se passer de son téléphone pendant une heure, une journée, voire s’en débarrasser complètement. Retirer progressivement de son domicile un maximum d’appareils électroniques : la troisième console de jeux qu’on n’a pas utilisée depuis deux ans, le vieil ordinateur poussif qu’on garde dans un tiroir « au cas où »...

Nous pourrions décider collectivement qu’il n’est pas acceptable d’être tout le temps connecté·e, partout. Nous pourrions prendre l’habitude de mettre nos appareils en mode avion en rentrant dans un train ou une voiture. Retrouver le goût de lire un livre ou d’écouter de la musique à l’aide d’un lecteur MP3 non connecté. Il ne s’agirait pas d’envisager le cyberminimalisme comme un énième écogeste (ce type d’action individuelle en faveur de l’écologie, décrié, car il dépolitise le problème). Laisser son téléphone dans sa poche lors d’une conversation, regarder son interlocuteur·rice dans les yeux, permet de renforcer le lien social avec cette personne. Choisir comme sortie culturelle un spectacle vivant au lieu d’une soirée Netflix permet de soutenir les personnes qui nous offrent de la culture « low tech ». Chaque moment où l’on a eu une interaction sociale IRL [2] est un petit succès face à la machine capitaliste qui nous broie en nous enfermant dans l’individualisme et le confort illusoire.

Et à moins que les grandes puissances mondiales fassent un revirement à 180° sur leur politique environnementale, à moins qu’on se mette « tous à ramer de manière coordonnée dans la même direction », pour reprendre les mots de Pablo Servigne dans Comment tout peut s’effondrer, l’avenir semble promis à comporter pénuries, restrictions, guerres pour les ressources. On peut l’envisager par la peur, ou bien par le déni. Nous avons décidé de nous y préparer, en tissant des liens humains avec celles et ceux qui nous entourent, en remplissant notre quotidien de militantisme joyeux et de chaleur humaine : un futur désirable et non subi, où les outils, notamment numériques, seraient à notre service plutôt que d’empiéter sur nos fonctions cognitives, sociales et affectives.